15 ans de défense européenne : Du traité de Lisbonne à un renouveau de « l’autonomie stratégique européenne » ?

Le Taurillon fête ses 15 ans ! Retour sur une décennie et demie de politique européenne

, par Noémie Chemla

15 ans de défense européenne : Du traité de Lisbonne à un renouveau de « l'autonomie stratégique européenne » ?
Musée de l’armée, Belgrade. Image : DR

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans une Europe traumatisée par l’Allemagne nazie, l’idée de se doter d’une force militaire et d’une politique commune de sécurité et de défense entre pays d’Europe occidentale émerge rapidement. Néanmoins, la mise en place d’une « Europe de la défense » progresse très lentement car elle fait face à plusieurs obstacles constants : loyauté envers les États-Unis et l’OTAN, attachement à la souveraineté nationale, divergences politiques et économiques entre États…Cela n’empêche pas de nombreuses initiatives de voir le jour, dans un monde où l’Union européenne et les menaces à sa sécurité (terrorisme, tensions avec la Russie et la Turquie, dégradation des relations avec les États-Unis…) sont en constante évolution. En 15 ans, l’UE s’est-elle éloignée ou rapprochée d’une « Europe de la défense » ?

Traité de Lisbonne, PSDC, PESCO…de nouvelles initiatives dans un contexte mondial troublé

En 2005, l’Union européenne se trouve toujours dans la suite d’une nouvelle phase de son histoire, marquée par des transformations mais aussi des bouleversements : effondrement de l’Union soviétique et guerres en ex-Yougoslavie dans les années 90, traité de Maastricht en 1992 (qui transforme la Communauté économique européenne en Union européenne) émergence de la menace terroriste au Moyen-Orient, tensions en Russie et dans d’anciennes régions soviétiques (Géorgie, Tchétchénie…) au début des années 2000. Mais surtout, ce tournant historique a donné lieu à un élargissement soudain de l’Union européenne, avec l’arrivée de 10 nouveaux États membres, pays d’Europe centrale et orientale de l’ex-bloc communiste, entrés entre 2003 et 2007.

L’Union européenne dans sa forme actuelle est le fruit de transformations effectuées dans le but de s’adapter à cet élargissement et, plus globalement, au nouveau contexte géopolitique et sécuritaire. En 2003, l’opération Artemis est la première opération militaire menée par l’Union européenne de façon autonome, au Congo. Elle inspire la création des Groupements tactiques en 2006, groupes militaires multinationaux de réaction rapide, dont l’utilisation reste rarissime. L’Agence européenne de défense, créée en 2004, constitue une autre avancée en tentant de soutenir l’armement européen. Surtout, en 2007, le traité de Lisbonne crée la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC), intégrée à la PESC (Politique étrangère et de sécurité commune). Le traité de Lisbonne fait des efforts louables pour tenter de concilier l’ambition d’un plus grand rôle européen dans la défense avec la difficulté de réunir 27 pays sur des sujets aussi délicats que la politique (puisque les décisions se prennent à l’unanimité, un seul État peut mettre son veto et bloquer tous les autres) : il crée notamment le Service européen d’action extérieure et met en place des mécanismes de coopération renforcée ou permanente entre les États qui le souhaitent.

Et de fait, la coopération entre un nombre restreint de pays, aussi appelée minilatéralisme, y compris avec des pays hors UE, a gagné en popularité dans une Union où « l’armée européenne » demeure un horizon lointain : en témoignent le traité de Lancaster House, signé entre la France et le Royaume-Uni en 2010, la NORDEFCO, programme de coopération entre le Danemark, la Finlande, l’Islande, la Norvège et la Suède instauré en 2009, ou le Visegrad Battlegroup, groupement tactique auquel participent les membres du groupe de Visegrad – la Pologne, la République Tchèque, la Slovaquie et la Hongrie – opérationnel depuis 2016. En 15 ans, l’UE a principalement effectué des missions dans le cadre du soutien à l’ONU.

En outre, depuis le milieu des années 2010, de nouvelles initiatives ont vu le jour, la plus remarquable étant la CSP (coopération structurée permanente, également désignée sous son acronyme PESCO), fameuse disposition du traité de Lisbonne finalement activée en 2017 par 23 États membres, ou encore l’ambitieux Fonds européen pour la défense, censé voir le jour en 2021 à partir de deux programmes préliminaires lancés entre 2017 et 2020. Malgré tout, force est de constater qu’une véritable « armée européenne » n’est pas encore d’actualité.

La relation avec l’OTAN et les États-Unis, défi incontournable ?

La création d’une véritable force militaire de l’UE fait face depuis ses origines à une série d’obstacles dont certains ont évolué et d’autres ont persisté ces 15 dernières années.

La relation avec l’OTAN, et à travers elle avec les États-Unis est l’un des grands défis de la défense européenne. En effet, la majorité des États membres de l’UE sont également membres de l’OTAN, et à ce titre bénéficient de son « parapluie nucléaire », aussi redoutent-ils une initiative européenne qui viendrait faire concurrence à l’OTAN. Les pays d’Europe de l’Est, en particulier, comme la Pologne ou les pays baltes, tiennent beaucoup à la protection américaine en raison de leur proximité avec la Russie perçue comme une menace. À l’inverse, la France, puissance économique et l’un des deux seuls pays européens à posséder l’arme nucléaire (avec le Royaume-Uni), défend traditionnellement une vision de l’Europe capable d’assurer sa défense de façon autonome, de manière à ce que les États-Unis la prennent pour ainsi dire au sérieux, et traitent avec elle sur un pied d’égalité. Si la France a réintégré le commandement unifié de l’OTAN en 2009, le concept de « l’autonomie stratégique » européenne, d’abord français, a gagné en popularité ces 15 dernières années.

De plus, la relation entre l’Europe et les États-Unis est de plus en plus mise à l’épreuve. Depuis 2016, Donald Trump reproche aux États européens leur contribution insuffisante à l’OTAN, et a récemment suggéré un retrait des troupes américaine présentes en Allemagne [1]. En réalité, malgré les apparences, ce désengagement américain ne date pas de Donald Trump ; depuis la fin de la guerre froide, l’Europe n’est plus une zone stratégique pour les États-Unis, et l’investissement – dans tous les sens du terme – américain en Europe est devenu de moins en moins intéressant : ainsi en 2009, Barack Obama annulait le projet de bouclier antimissile américain qui devait être déployé en Pologne et en République Tchèque – une des motivations derrière la création du Visegrad Battlegroup.

À cet égard, la perspective du Brexit s’avère contre toute attente à double tranchant. D’un côté, l’Union européenne sera inévitablement affectée par le retrait du Royaume-Uni, puissance économique, militaire et nucléaire ; d’un autre côté, les Britanniques sont traditionnellement très atlantistes et méfiants envers l’autonomie stratégique européenne, aussi leur départ pourrait-il ouvrir la voie à une plus grande intégration en matière de défense. Mais là encore, l’avenir reste incertain : le Royaume-Uni a déjà exprimé sa volonté de continuer à être associé étroitement à l’Union européenne, et il n’est pas impossible que l’éloignement de Washington les conduise à accepter davantage d’autonomie européenne en matière de défense.

Un nouvel élan incertain

L’avenir s’annonce donc incertain, d’autant plus que cette hypothétique « Europe de la défense » doit se construire dans un contexte de crise économique, où les budgets alloués à la défense diminuent d’année en année dans la plupart des pays européens. En outre, dans la mesure où les 27 ont naturellement des politiques et des intérêts très divers, et peinent à tomber d’accord ne serait-ce que sur le fait d’imposer un embargo sur la vente d’armes à la Turquie, il est évident qu’une armée européenne sous les ordres d’un commandement unifié, comparable à une armée nationale, demeure chimérique. Ce qui ne signifie pas pour autant que l’ambition disparaît. La coopération entre un nombre restreint de pays deviendra peut-être la norme, mais elle ne constitue pas un échec en soi. Depuis son arrivée au pouvoir en 2017, le président français Emmanuel Macron s’est affiché en fervent européaniste et partisan d’une Europe de la défense, aux côtés d’Angela Merkel. Dans le sillage de la crise du coronavirus, l’UE semble traversée par un élan nouveau : la Commission européenne a sélectionné 16 projets destinés à être financés, pour la première fois, par le Fonds européen de la défense, qui s’est vu allouer 205 millions d’euros, et les ministres de la défense de la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne ont signé un appel à la relance de l’Europe de la sécurité et de la défense. La crise du coronavirus a en effet remis en avant la question de la souveraineté nationale mais elle a aussi été l’occasion d’une certaine solidarité intra-européenne. Il n’est en revanche pas sûr qu’elle permette à l’UE de surmonter un défi structurel, à savoir la capacité à parler d’une même voix et à s’affirmer comme union politique et non plus seulement économique. Ceci reste peu probable – il suffit de voir la réticence de la France à renoncer à son siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU au profit de l’Union européenne dans son ensemble.

Le bilan de ces 15 dernières années n’est donc pas très encourageant mais fait tout de même émerger une sorte de réalisme : les porteurs de la défense européenne semblent préférer se concentrer sur des partenariats plus resserrés et plus efficaces. Même si l’armée européenne ne voit jamais le jour, le concept de l’autonomie stratégique semble tout de même avoir trouvé son public : encore faut-il voir les résultats produits par ces initiatives en ordre dispersé.

Notes

[1Cela a été confirmé après la rédaction de cet article

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