Quarante-huit ans de dictature. Du Minho (nord) à Faro (sud), en passant par les îles des Açores, la terre sèche. Les jeunes pousses fuient les guerres coloniales et la misère en partant dans le Nord de l’Europe.
Depuis la révolution militaire de 1926 au Portugal, l’État, centraliste et autoritaire incarné par le docteur Antonio Salazar, oppresse, emprisonne et sème la terreur. Les libertés fondamentales sont interdites : plus d’association, d’expression libre, de grève, le droit de militer dans un parti ou de se défendre dans un syndicat.
Pire, le régime se dote d’un véritable arsenal répressif : détention arbitraire, déportation et violence préventive. Objectif, instiller le doute et la peur dans les esprits. Une surveillance généralisée se charge d’écouter les Portugais via un réseau d’informateurs directement supervisé par Antonio Salazar. Yves Léonard, enseignant chercheur à l’institut d’études politiques de Paris, considère dans son livre Salazarisme et fascisme que le régime « présente une dimension totalitaire dans les années 1930, avec la violence de la justice et de la police politiques, la mise en place du système corporatiste et une volonté de mobiliser les masses à travers l’organisation des temps libres et le système milicien des mouvements de jeunesse et de la Légion portugaise. » Le régime va jusqu’à ouvrir le camp de concentration de Tarrafal au Cap Vert et instaurer un statut du travail national.
Antonio Salazar confère au régime un État fort et corporatiste à l’exécutif puissant. Il place les valeurs familiales et patriotiques au-dessus de tout, le travail comme raison de vivre et une autorité suprême à l’Église. Les Portugais n’ont pas le bagage nécessaire pour organiser une quelconque résistance : l’école consiste à apprendre à lire et à compter ; dès leurs dix ans, les enfants partent aux champs ou à l’usine. Résultat, Au début de l’année 1974, la terre se couvre de poussière : plus personne ne croit à un changement de régime au Portugal. Les notables de l’état nouveau déjouent toutes les révoltes militaires, politiques et ecclésiastiques.
Défense illusoire de l’empire colonial
Pourtant, les historiens considèrent l’année 1961 comme le tournant vers la fin du régime. Début janvier, des paysans angolais se révoltent pour protester contre leurs conditions de travail dans les champs de coton. Quelques semaines plus tard, l’Inde envahit Goa : le Portugal doit se retirer en quelques heures seulement. La guerre d’indépendance s’étend à la Guinée Bissau et au Mozambique. En 1968, les guerres coloniales absorbent près de la moitié du budget de l’État. Jusqu’en 1974, Lisbonne envoie 150000 jeunes en Afrique et prolonge le service militaire obligatoire à quatre ans. Malgré une forte croissance du produit intérieur brut (PIB) de plus de 7% par an à la fin des années 1960, la pauvreté endémique persiste. Résultat, les Portugais fuient : « L’émigration atteint des niveaux très élevés, au point que la population commence à décroître pour la première fois depuis plusieurs siècles », commente Yves Leonard dans son livre Histoire du Portugal contemporain. En près de vingt ans, plus d’un million et demi de migrants Portugais parcourent clandestinement les routes pour chercher de meilleures conditions de vie et de travail dans le nord de l’Europe. Surtout, les jeunes hommes veulent échapper à la conscription militaire en faisant « a (le saut).
Le régime perd peu à peu tous ses soutiens. Salazar meurt à l’été 1970. L’Église catholique critique durement les conditions de vie indécentes et s’en désolidarise. La communauté internationale demande des comptes au Portugal sur les multiples exactions commises en Afrique. Épuisés, les militaires ne veulent plus faire la guerre. Ils commencent à conspirer en nouant des relations avec des mouvements de libération en Guinée Bissau.
En juillet 1973, le ministre de la Défense nationale publie un décret offrant à des officiers réservistes une promotion après une formation rapide. Cette mesure suscite immédiatement la colère de centaines de capitaines et de commandants : ils redoutent de se voir évincer dans la carrière par des officiers réservistes comptant pourtant moins d’ancienneté qu’eux. A partir de là, ils commencent à se réunir clandestinement et rédigent un réquisitoire contre le régime. Ils s’engagent à démanteler les institutions de l’Estado Novo (dont la police politique), à organiser l’élection d’une assemblée nationale constituante au suffrage universel, à amnistier tous les prisonniers politiques ou encore à respecter les libertés publiques. Pour ce faire, ils prévoient de mettre sur pied une Junte de salut national pour diriger le pays de manière transitoire.
Révolution des œillets
Début 1974, Marcelo Caetano, nouveau chef du régime, fait publier le livre politique O Portugal e o futuro (le Portugal et son avenir) du commandant de la région de Guinée Bissau Antonio Spinola. Il fait l’effet d’une bombe : il assure qu’il faut arrêter la guerre et trouver une solution politique. Le livre s’arrache en librairie. Le 16 mars, les autorités déjouent un coup d’État militaire fomenté par Spinola. Le gouvernement imagine avoir maté la révolte et pense bénéficier d’un répit. Les capitaines renforcent le mouvement des forces armées (MFA) et mobilise ses troupes dans les casernes de tout le pays. Dans son livre C’est le peuple qui commande. La révolution des œillets 1974-1976, l’historien Victor Pereira précise que le MFA charge Otelo Saraiva de Carvalho d’organiser l’opération « virage historique ». Il collecte de précieuses informations sur les unités militaires de la métropole, des plans de lieux à occuper, des listes de matériels ou des protocoles rédigés pour parer à des soulèvements. Il s’assure de la neutralité de certaines forces (comme la Marine ou les parachutistes) et connaît les forces des troupes qui resteront loyales au gouvernement à l’instar de la police politique.
Dans la nuit du 24 au 25 avril, deux chansons donnent le signale : à 22H55, « E depois do Adeus » avertit les militaires de Lisbonne. À 0H20, le présentateur de la radio catholique portugaise se tait soudain pour laisser la parole à Zeca Afonço, célèbre chanteur contestataire aux textes dénonciateurs. « Grândola » retentit partout dans le pays :
“« Grândola ville brune Terre de fraternité Seul le peuple ordonne En ton sein, ô cité […] Sur chaque visage, l’égalité […] Grândola, ta volonté »”
Les militaires prennent le contrôle de leurs unités, emprisonnent les commandants réfractaires et sortent de leur caserne. Dans son livre, Victor Pereira rapporte le témoignage de Fernando José Salgueiro de Maia, capitaine de l’École pratique de cavalerie (EPC) de Santarém (centre) : « J’ai expliqué à mes soldats que je venais de réveiller que, dans la vie, il y a des moments qui, de par leur importance, nous transcendent. Ainsi, face à l’état de négation de liberté et d’injustice que nous avions atteint, face à l’absence d’espoir en de meilleurs jours à venir, il fallait changer le régime, non pas pour remplacer le régime antérieur, mais pour, en donnant liberté et démocratie, garantir au peuple le choix du destin collectif. »
Les forces armées s’emparent sans résistance des médias, du quartier général des militaires, des frontières, de toutes les routes principales, des aéroports et de tous les secteurs stratégiques du régime. Vers 4 heures du matin, deux communiqués du MFA appellent la population au calme et demandent aux forces du régime de se rendre. Plus tard, les troupes encercle la caserne du Carmo à Lisbonne, dans laquelle s’est réfugié Caetano et son gouvernement.
Dehors, les rues grouillent de monde. La population soutient les insurgés : la foule distribue de la nourriture et des petits œillets blancs et rouges récupérés au grand marché aux fleurs. Les soldats s’empressent de les mettre au canon de leur fusil. L’image fait le tour du monde et donne son nom à la révolution.
Vers midi, le MFA annonce dans un nouveau communiqué qu’il maîtrise la situation. Dans la soirée, le général Spinola obtient la reddition de Caetano et de son gouvernement immédiatement exfiltrés vers le Brésil. La Junte de salut national décrète la dissolution de toutes les institutions du régime et annonce une transition vers le retour à la démocratie.
A la tombée de la nuit, du toit de l’immeuble leur servant de siège, des agents de la police politique tirent sur la foule qui les bombarde de pierres. Bilan : quatre morts et une cinquantaine de blessés. Le lendemain, les militaires libèrent les prisonniers politiques. « Personne ne sort dans la rue pour défendre la dictature. Un an plus tard, 92% de la population vote pour élire l’assemblée constituante chargée d’écrire la nouvelle Constitution. L’adhésion à la démocratie est massive », conclut Victor Pereira.
Transition agitée
Jusqu’aux premières élections législatives du 25 avril 1976, tout le pays s’agite, s’inquiète et se défend. De graves dissensions politiques déchirent le MFA. Antonio Spinola tente de s’arroger les pouvoirs et cherche à garder des fondamentaux traditionalistes du régime défunt. Mais la Junte s’attelle à nationaliser un maximum de secteurs, occupe les lieux inhabités et censure la presse trop libérale. Le 30 septembre, Spinola claque la porte de la présidence de la République en dénonçant une dictature de gauche. Dix mois plus tard, les partis modérés quittent le gouvernement, à la suite de la publication d’un document du MFA exaltant la « supériorité de la démocratie directe issue des organisations populaires sur la démocratie née des suffrages électoraux ». Un contre coup d’État de Spinola avorte. En novembre, les communistes tentent à leur tour d’éliminer les responsables modérés du pouvoir. En 1975, l’été chaud menace de faire basculer le pays dans le chaos. De peur que ce chambardement socialiste ne tombe dans l’escarcelle soviétique, les États occidentaux pondèrent peu à peu leur soutien. Henry Kissinger, Secrétaire américain des affaires étrangères, ne prend pas vraiment la Révolution au sérieux.
La ferveur syndicale et démocratique prend corps à travers le pays. Partout, des comités de quartier et de travailleurs prolifèrent, tandis que de constantes manifestations et de nombreuses grèves réclament des mesures économiques et sociales. Les salariés exigent notamment des salaires plus élevés, de meilleures conditions de travail et veulent juger les chefs d’entreprises qui ont participé à la dictature. Lors des élections constituantes du 25 avril 1975, les Portugais choisissent des députés modérés au détriment du MFA et du Parti communiste. Ce garde-fou politique permet à la révolution de maîtriser les différentes agitations et de rédiger une Constitution qui protège l’état de droit et les acquis sociaux. La révolution a démocratisé, décolonisé et développé. En une trentaine d’années, le Portugal a rattrapé ses voisins européens dans tous les indicateurs économiques, sociaux, démographiques et éducationnels.
Aujourd’hui, la Révolution fête ses cinquante ans. Les germes de la république ont offert aux Portugais une démocratie qualifiée de « tranquille » dans ces colonnes par Vital Moreira, ancien eurodéputé et député à l’assemblée constituante. Mais la terre sèche et il faut constamment arroser les fleurs pour éviter qu’elles ne fanent. Le parti d’extrême droite Chega vient d’élire 50 députés à l’Assemblée de la République. Lors d’un congrès en 2021, le leader du parti André Ventura a même utilisé la vieille devise de la dictature : « Dieu, patrie, famille ». L’obscurantisme peut toujours marcher sur la démocratie et écraser les fleurs. Si nous n’arrosons plus le terreau de la démocratie, nous ne pouvons pas se prétendre à l’abri du fascisme.
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