Elargissement : une mauvaise solution pour des enjeux d’avenir

, par Charles Nonne

Elargissement : une mauvaise solution pour des enjeux d'avenir
Welcoming hands to Croatia Certains droits réservés, par European Parliament

Il y a à peine plus de six mois, le peuple croate décidait d’adhérer à l’Union européenne, faisant de la Croatie le vingt-huitième État membre de l’Union alors que l’Europe traverse une crise face à laquelle elle peine à trouver des outils efficaces. Cette adhésion a été saluée comme révélant l’attractivité de notre union d’États. On ne saurait pourtant se réjouir pleinement d’une adhésion qui risque de complexifier le fonctionnement des institutions européennes, et de retarder la résolution d’une crise qui perdure et tend à s’étendre à l’ensemble de notre continent.

L’élargissement, vocation originelle des Communautés européennes

L’idée d’une expansion de l’Europe était déjà présente dans la très célèbre déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950. Le partenariat d’origine entre la France et l’Allemagne était d’ores et déjà voué à s’élargir au plus grand nombre d’États européens volontaires. Cette vocation a trouvé une première application lorsque l’Italie et les trois États du Benelux ont accepté de fonder, aux côtés du couple franco-allemand, une Communauté européenne du charbon et de l’acier. Depuis lors, la vocation « expansionniste » de l’Europe n’a cessé d’être promue par les mouvements pro-européens et fédéralistes.

La progression de l’Europe était destinée à constituer un mouvement de balancier entre approfondissement – intégration au sein des États membres – et élargissement – aux États les plus proches puis au continent tout entier. On retrouve cette dichotomie tant dans les manuels de droit que dans les discours des « Pères fondateurs » de l’Europe. Elle suscite aujourd’hui des débats nourris sur certains États candidats à l’adhésion, dont l’identité européenne est à ce jour incertaine – ainsi la Turquie, la Biélorussie, voire la Russie. Pourtant, personne ne semble remettre en cause la pertinence d’un élargissement perpétuel alors même que le mouvement d’approfondissement est aujourd’hui gelé.

Un manque flagrant de bénéfices pour les nouveaux États membres

Il serait difficile d’analyser la conséquence de nouvelles adhésions sans tirer un certain nombre de leçons du passé. Dans un élan de générosité et de solidarité, les dirigeants européens ont promu l’adhésion de l’ensemble des États de l’Europe occidentale, ainsi que des États de l’ancien bloc de l’Est. Malgré la vocation de l’Europe à s’élargir, force est de constater que cette volonté d’expansion harmonieuse a souvent relevé de l’angélisme.

La Grèce a adhéré aux Communautés européennes en 1981. Les États membres de l’époque étaient parfaitement conscients du retard économique que ce pays connaissait, mais se sont persuadés qu’une adhésion au futur marché unique permettrait de résoudre la plupart des difficultés économiques de ce pays. Lorsque ce même État a fait acte de candidature pour adopter l’Euro, ses partenaires étaient également conscients que les comptes de ce pays étaient en partie faussés, et qu’il ne remplissait de facto pas les critères d’adhésion. Les dirigeants européens ont pourtant considéré qu’il serait impensable de ne pas inclure le foyer de la philosophie occidentale dans la nouvelle zone monétaire. Nous subissons aujourd’hui les conséquences de cette volonté expansionniste.

L’adhésion de l’État de Chypre est une seconde illustration des effets pervers de l’intégration. Ce petit État d’à peine plus d’un million d’habitants est en partie occupé par l’armée turque depuis l’été 1974. Lors de son adhésion à l’Union européenne, le 1er mai 2004, les dirigeants européens étaient convaincus que le nouveau statut d’État membre de Chypre permettrait de débloquer le statu quo en vigueur sur l’île depuis bientôt quarante ans. Une fois de plus, l’adhésion n’aura eu que peu d’effets sur cette occupation.

Un pas de plus vers la paralysie du système institutionnel de l’Union

En outre, l’élargissement de l’Union n’a pas toujours été suivi d’adaptations conséquentes du système institutionnel, dont certaines caractéristiques furent initialement conçues pour six États membres. La présidence tournante du Conseil de l’Union (chaque État présidant durant un semestre selon un ordre prédéfini) était certes adaptée pour un petit nombre d’États, mais elle a perdu toute efficacité dans une Union élargie à douze, puis quinze, puis vingt-sept États. La règle de l’unanimité n’entraînait pas non plus de risques majeurs de paralysie du système lorsqu’une poignée d’États constituaient les Communautés ; à vingt-huit États, il est presque certain que cette règle sonnera le glas d’une intégration harmonieuse et progressive.

Le caractère obsolète de notre système décisionnel n’a été que renforcé par la multiplication des États membres. Une « Europe à la carte » a commencé à se développer à la faveur des négociations sur le traité de Maastricht. La monnaie unique, puis la politique extérieure, puis l’espace de liberté, de sécurité et de justice en sont les illustrations les plus visibles.

En matière d’élargissement, la plus grande erreur de la précédente décennie fut d’accepter l’adhésion des anciens États de l’Europe de l’Est avant que n’entre en vigueur le nouveau traité institutionnel. Les négociations sur la Constitution européenne puis sur le Traité de Lisbonne ont été le paroxysme de cette intégration chaotique, ayant généré une profonde méfiance à l’égard de l’Union parmi les populations européennes. Un État ayant récemment adhéré – la République tchèque – a réussi à mettre en péril les chances d’entrée en vigueur du nouveau système institutionnel jusqu’à la fin du processus de ratification.

La frénésie de l’élargissement aurait pourtant pu être compensée par certains outils de politique extérieure dont l’Union dispose, et qui auraient évité les conséquences institutionnelles d’adhésions supplémentaires. La politique de voisinage – pour ne citer qu’elle – permet ainsi de favoriser une dynamique de réforme au sein des partenaires de l’Union sans risque de déboires institutionnelles.

L’Union européenne est désormais confrontée à un choix : poursuivre un élargissement continuel sans mener les réformes institutionnelles nécessaires, ou avoir le courage de suspendre le processus d’élargissement tant que les institutions européennes et le processus décisionnel ne bénéficieront pas d’une réelle efficacité. Tant que l’Europe ne pourra pas régler ses problèmes institutionnels internes, céder aux demandes des États frontaliers de l’Union ne ferait que les desservir. L’Europe de l’ambition – que les fédéralistes espèrent à juste titre – ne doit pas devenir une Europe de l’illusion.

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Vos commentaires
  • Le 7 août 2012 à 10:31, par Kastel Jean-Baptiste En réponse à : Elargissement : une mauvaise solution pour des enjeux d’avenir

    Article détaillé, qui présente les enjeux institutionnels, mais manquant clairement de connaissances sur les causes et raisons des élargissements et qui cherche ainsi le mauvais coupable.

    Concernant « l’identité », il faudrait déjà définir celle-ci, les sociétés allemandes et françaises sont-elles plus différentes que les sociétés italiennes et croates ? L’identité européenne ne peut se construire sur le passé, c’est un projet commun. Et partir du constat qu’il existe des disparités identitaires entre les pays européens c’est de facto posséder la même attitude belliqueuse que les Etats nations.

    Un manque flagrant de bénéfices pour les nouveaux États membres ? Transition politique, économie de marché, lutte contre la corruption, investissements, adoption de systèmes démocratiques et je passe et repasse sur les nombreux bénéfices pour les nouveaux Etats membres…

    En matière d’élargissement, la plus grande erreur de la précédente décennie fut d’accepter l’adhésion des anciens États de l’Europe de l’Est : et ainsi permettre l’instauration de régimes démocratiques présents en Biélorussie ou alors d’Etats corrompus comme l’Ukraine. L’élargissement à l’est a assuré la transition démocratique de ces pays. C’est le même cas pour la Grèce, car le pays été en instabilité politique depuis la fin de la seconde guerre. Il faut préciser que la décision a été prise suite à un avis contraire de la Commission, si les Etats respectent les règles, l’élargissement ne ruine en rien l’UE.

    Concernant Chypre, c’est un moyen pour faire pression sur la Turquie, autrement dit, l’ile a été utilisée par les Allemands et les Français pour s’assurer que la Turquie ne rejoigne pas rapidement l’UE. Chypre endossera le blocage et cela laisse à Paris et à Berlin les mains libres.

    Sur l’élargissement, les nouveaux pays acceptent les règles, qui sont de plus en plus draconiennes, il ne faut pas remettre en cause l’élargissement en lui-même, mais le fonctionnement des institutions.

  • Le 8 août 2012 à 14:17, par Craig Willy En réponse à : Elargissement : une mauvaise solution pour des enjeux d’avenir

    « En matière d’élargissement, la plus grande erreur de la précédente décennie fut d’accepter l’adhésion des anciens États de l’Europe de l’Est avant que n’entre en vigueur le nouveau traité institutionnel. » Je pense que vous faites fausse route. Cette article est trop noir/blanc et trop général. Ça dépend de l’objectif qu’on donne à l’Union et du domaine concerné. En matière de l’euro, par exemple, c’est « l’élargissement » prématuré au-delà du noyau Allemagne/Benelux/France qui est la cause de la crise catastrophique actuelle. De manière générale, on peut affirmer que l’élargissement au Royaume-Uni a miné dans une certaine mesure la cohérence de l’Union.

    Mais peut-on blâmer les pays de l’Europe de l’Est ? C’est vrai qu’ils sont en général très pro-américains en matière de politique étrangère, mais ils sont loin d’être les seuls. Et après tout, qui a voté « non » au projet de Constitution ? Qui a voté non à Maastricht et à Lisbonne ? Pas les « Orientaux » en tout cas. Aujourd’hui ce sont les nouveaux membres qui défendent Schengen et un budget renforcé. La Pologne, notamment, a actuellement un gouvernement avec une vision réellement ambitieuse poure l’Europe : http://www.nouvelle-europe.eu/l-europe-elargie-contre-la-desintegration-europeenne?page=0,1

  • Le 10 août 2012 à 15:46, par Julien-223 En réponse à : Elargissement : une mauvaise solution pour des enjeux d’avenir

    Bonjour,

    D’accord avec les deux commentaires précédents. Cet article est malheureusement très représentatif de ces idées charlemanesques parmi les fédéralistes.

    Non, le mouvement d’approfondissement n’est pas gelé : MES, FESF, et TSCG sont trois exemples de l’approfondissement en cours... un approfondissement qui constitue une centralisation sans précédent des politiques budgétaires. C’est vrai que ces trois mesures ne nous conviennent pas nécessairement, mais de la même manière que Maastricht et Lisbonne ne nous satisfaisaient pas totalement.

    Non, parler d’« élan de générosité » concernant la décision d’élargir au pays d’Europe centrale n’est pas du tout correct. C’est même assez cynique. Les occidentaux bénéficient énormément de l’élargissement, à commencer par les entreprises françaises qui ont développé considérablement leur chiffre d’affaire grâce au déploiement des fonds structurels en Europe centrale.

    Non, la république tchèque n’est pas représentative des 12 « nouveaux Etats membres ». La Pologne fait partie des plus fédéralistes. Vous êtes-vous intéressé au programme de sa présidence ?

    Ce qu’on comprend en lisant l’article, c’est que le couple franco-allemand est le moteur de l’approfondissement de l’UE. Or c’est la France qui bloque toute évolution fédérale depuis 60 ans, y compris depuis que le débat fédéral est revenu en force il y a quelques mois. C’est la France, encore une fois, qui a laissé la Pologne en plan lorsque celle-ci a proposé de faire du développement de la PESD la priorité de sa présidence du Conseil.

    Enfin, il serait bon d’abandonner l’expression « ancien bloc de l’Est ». Le Mur de Berlin est tombé il y a 23 ans. Qui l’a connu parmi nous ? On parle aujourd’hui d’Europe centrale, et c’est bien ainsi, dans la mesure où ces pays ne sont pas situés à l’Est, mais au centre de l’Europe. Simple remarque géographique, mais qui nous invite tous à cesser de considérer cette région comme les limes, la banlieue de l’Europe.

  • Le 12 août 2012 à 17:22, par C.N. En réponse à : Elargissement : une mauvaise solution pour des enjeux d’avenir

    Bonjour,

    Je reconnais que chaque situation est particulière et qu’il serait inapproprié de considérer un groupe de pays comme un tout homogène. Je considère simplement qu’il n’est sans doute pas prudent de se réjouir trop vite de nouvelles adhésions. Notre système institutionnel ne semble (actuellement) pas viable pour 28 Etats ou plus. Il n’est pas non plus certain que tous les progrès qu’ont connus les « nouveaux entrants » sont spécifiquement dus à leur adhésion.

    @ Kastel Jean-Baptiste : effectivement, un court article ne suffirait pas à rendre compte de la grande diversité des Etats ayant adhéré à l’Union depuis une vingtaine d’années. Cet article peut comporter des raccourcis. Tu considères que l’identité européenne ne peut se construire sur le passé, ce qui me semble tout à fait juste ; tu affirmes qu’il s’agit d’un projet commun. C’est très certainement le cas, mais est-ce uniquement un projet commun ? Dans ce cas, comment définis-tu le projet ? Je ne vais pas verser dans le « l’Europe ne peut pas accueillir tout le monde », mais il me semble qu’au-delà du projet, l’Europe rencontre des limites géographiques, culturelles (à définir, certes), « identitaires ». Concernant les bénéfices apportés aux « nouveaux » entrants par l’intégration européenne, je t’accorde que ceux-ci connaissent désormais transition politique et économie de marché. Pour autant et sans être un spécialiste de ces économies, je ne suis pas certain que ces indéniables progrès sont nécessairement liés à l’Union européenne. Pour reprendre un autre de tes exemples, la lutte contre la corruption reste encore particulièrement difficile (on peut penser à la Grèce) et l’Europe n’a que peu de moyens d’action en la matière, bien que non négligeables.

    L’élargissement me semble un danger en tant qu’il risque d’avoir des effets néfastes sur la bonne marche - déjà hasardeuse - de nos institutions. Je ne voudrais pas laisser penser que je remets l’élargissement en cause. En revanche, il me semblerait opportun de le suspendre, de manière à clarifier notre système institutionnel particulièrement complexe, tant que cela est encore possible.

    @ Craig Willy « Cette article est trop noir/blanc et trop général. Ça dépend de l’objectif qu’on donne à l’Union et du domaine concerné. » : si l’on considère l’élargissement domaine par domaine, est-ce que cela ne risque pas d’accentuer une vision de l’Europe « à la carte » ? Je ferais une grave erreur en portant le blâme sur les pays de l’Europe de l’Est, comme vous l’avez souligné. En considérant que nos institutions pâtissent d’un élargissement trop ample, je ne préjuge pas d’un comportement « néfaste » des nouveaux Etats membres. Simplement, un système de décision à l’unanimité me semble « mathématiquement » inapte à fonctionner, dans la mesure où un trop grand nombre d’Etats disposent d’un droit de veto.

    @ Julien-223 : quel sens donnez-vous à la notion d’ « idées charlemanesques » ? Est-ce que vous faites référence à un fédéralisme « élitiste » qui souhaite qu’un petit nombre d’Etats gouverne l’Europe ? Il est parfaitement louable (et nécessaire) de placer chaque Etat dans un strict rapport d’égalité avec les autres, mais nous serons probablement d’accord pour considérer que les mécanismes actuels (unanimité, présidence tournante, un commissaire européen par Etat membre, etc.) ne sont pas adaptés. Bien qu’une « centralisation sans précédent des politiques budgétaires » soit en cours, il a cependant fallu que nous soyons au bord du gouffre pour que cet approfondissement ait lieu. Il est certain que la Pologne est actuellement plus fédéraliste que les trois quarts des pays de l’Europe occidentale. Les positions du cabinet Donald Tusk (et notamment du ministre des affaires étrangères Radosław Sikorski) sont aujourd’hui particulièrement ambitieuses pour l’Union alors qu’aucune réflexion n’a lieu, par exemple en France, sur l’Europe « d’après la crise ».

    Il est aussi vrai que le centre de gravité de l’Europe s’est déplacé, et je n’y vois que des opportunités sur le long terme. En revanche, un élargissement trop rapide à des pays qui ont naturellement vocation à l’intégrer n’est pas nécessairement adapté à la situation actuelle.

  • Le 16 août 2012 à 12:41, par giraud jean guy En réponse à : Elargissement : une mauvaise solution pour des enjeux d’avenir

    L’article de Charles Nonne correspond à la position prise par l’UEF FRANCE (voir lettre ouverte 9 aux MEP sur www.uef.f). Il s’agit bien sûr de considérations de politique générale qui doivent conduire à un changement de stratégie globale de l’UE. Il ne s’agit pas de mettre en cause individuellement des États, nouveaux membres ou candidats. Dans les circonstances actuelles, un moratoire de plusieurs années sur la poursuite éventuelle de l’élargissement est effectivement nécessaire . Jean-Guy GIRAUD

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