Certains, en France notamment, croient pouvoir trouver une solution alternative dans un directoire des grands Etats.
Ils oublient qu’une telle orientation est rejetée par les autres et que son efficacité est loin d’être garantie.
Son premier résultat serait de générer des tensions internes et de rejeter les petits partenaires vers un atlantisme extrême.
Ce retour à l’intergouvernemental serait une régression. Il ne permettrait pas à l’Europe de parvenir à une réelle existence politique.
Le fédéralisme est la forme d’organisation la mieux adaptée à la communauté des peuples et des Etats européens, celle qui répond le plus exactement à la devise proposée pour l’Union « Unité dans la diversité », en combinant la plus large autonomie des entités fédérées, autrement dit la subsidiarité, terme fédéraliste par excellence, et une autorité supra - étatique dans les domaines de compétence commune.
Cependant, fédérer des nations dont plusieurs ont occupé tour à tour l’un des premiers rangs dans le monde et qui se croient encore des puissances est une entreprise difficile. Les systèmes fédéraux des Etats américains, des Landër allemands, des cantons suisses, des provinces canadiennes ou australiennes, des Etats de l’Inde, tout en fournissant des enseignements utiles, ne peuvent être simplement transposés en Europe.
Dans cette période de crise constitutionnelle que traverse l’Union, il n’est pas sans intérêt de considérer les enseignements que nous offrent les expériences historiques de fédéralisme, mais aussi de définir les spécificités qui devraient être celles d’un futur modèle fédéral européen.
Les enseignements offerts par les expériences historiques
Les expériences historiques sont à considérer d’abord du point de vue des institutions. Mais la marge de choix que conservent les entités fédérées en politique intérieure est aussi matière à réflexion.
Les institutions
La première des expériences à considérer est la nôtre. La répartition des compétences entre différents niveaux, certaines étant exclusives et d’autres partagées, la prise de décisions à la majorité, la primauté du droit communautaire sur celui des Etats, l’existence d’une monnaie commune gérée par une banque centrale indépendante sont des éléments de fédéralisme auxquels l’Union doit ses principaux accomplissements.
De même, la semi-proportionnalité à la population des voix dans le Conseil et des représentations au Parlement n’est guère éloignée des formules de représentation des entités fédérées en vigueur dans les fédérations existantes. Les unes combinent la représentation égale dans une assemblée, le Sénat des Etats-Unis, le Conseil des Etats en Suisse, avec la représentation des populations dans une autre assemblée, Chambre des Représentants aux Etats-Unis, Conseil National en Suisse.
D’autres ajoutent à la chambre représentative des populations une chambre où les Etats fédérés disposent d’une représentation semi-proportionnelle. Tel est le cas de l’Allemagne fédérale. L’inscription dans le traité constitutionnel européen du principe de la double majorité des Etats et des populations au Conseil des ministres s’inspire de la même philosophie.
L’ambition des systèmes fédéraux est en effet de trouver un équilibre entre l’égalité des Etats et l’égalité des citoyens. L’histoire nous apprend que cet équilibre n’est pas facile à établir et à préserver. Les crises du fédéralisme peuvent conduire à des conflits. Le plus grave est celui qui a déchiré les Etats-Unis, lors de la guerre de sécession.
Les adversaires du fédéralisme invoquent ces crises pour soutenir la thèse suivant laquelle toute fédération serait menacée d’éclatement. Ils citent l’exemple de L’Union soviétique ou celui de la Yougoslavie. Ce faisant, ils oublient qu’il s’agissait de fédérations purement formelles dissimulant mal la dictature d’un parti unique et celle d’une hégémonie écrasante dans l’ancienne URSS, tout comme dans l’actuelle fédération de Russie.
Il n’en demeure pas moins que le maintien de l’équilibre entre l’influence des Etats les plus et les moins peuplés est aussi essentiel que celui de l’équilibre entre les Etats fédérés et la fédération.
Les tensions propres aux systèmes fédéraux portent le plus souvent sur le partage des compétences et leur exercice. L’impression que « Bruxelles » se mêle de trop de questions mineures qui pourraient demeurer de la compétence des Etats, voire d’entités infra – étatiques, alimente la revendication d’un meilleur respect du principe de subsidiarité. Le traité constitutionnel donne aux Parlements nationaux un pouvoir d’alerte dans ce domaine, le dernier mot appartenant à la Cour de Justice.
L’existence d’un pouvoir judiciaire fort est nécessaire au bon fonctionnement du fédéralisme. Le plus grand mérite du fédéralisme est de substituer l’arbitrage juridique aux conflits armés. Cette substitution suppose que l’arbitre soit reconnu comme indépendant aussi bien des entités fédérées que des autres institutions fédérales.
L’indépendance des juges dépend autant de la durée de leur mandat et des conditions de son renouvellement que de l’autorité qui les désigne. La solution extrême est le mandat à vie des membres de la Cour suprême des Etats-Unis.
Jusqu’à présent, les Etats membres de l’UE se sont refusé à étendre les compétences de la Cour de Justice dans le domaine de la politique étrangère et de la défense ; de même qu’ils se refusent à étendre à ces domaines la compétence de la Commission et son pouvoir d’initiative.
Comme l’avait fait observer le fondateur du collège de Bruges, Henri Brugmans, l’Europe a jusqu’ici pratiqué un fédéralisme à l’envers. Sans compétence pour les questions qui relèvent normalement du fédéral, elle traite de questions dont certaines relèvent ailleurs des entités fédérées. La formule du traité constitutionnel créant un ministre des Affaires étrangères rattaché à la fois au Conseil et à la Commission et disposant d’un service diplomatique marquerait un progrès en direction d’un fédéralisme remis à l’endroit.
Autre enseignement des expériences fédérales, la nécessité d’un pouvoir exécutif fort à la tête de la fédération, fort c’est à dire visible et légitime. Le traité constitutionnel ne marquait dans ce domaine qu’un progrès limité. La création d’un président du Conseil européen à mandat prolongé et n’exerçant plus de fonctions nationales laisserait subsister un mode de désignation peu démocratique et une dualité avec l’autre président européen, celui de la Commission.
Ce serait cependant un pas dans la bonne direction. Voilà pourquoi les partisans d’une Europe fédérale doivent veiller à ce que ces dispositions soient effectivement adoptées, quel que soit, par ailleurs, le sort du traité constitutionnel.
Quelle autonomie en politique intérieure ?
Les promoteurs du fédéralisme doivent répondre à une question fondamentale souvent posée par leurs adversaires. Quelle autonomie conserveront les Etats fédérés dans une Union fédérale européenne ? Les expériences des autres systèmes fédéraux sont, de ce point de vue aussi à considérer.
Partout l’éducation relève des entités fédérées ainsi qu’une part non négligeable de la fiscalité, des politiques sociales, de la protection de l’environnement. On note ainsi le choix fait par la Californie de respecter le protocole de Kyoto que les Etats-Unis n’ont pas ratifié. Il n’empêche que l’arbitrage sur les choix politiques et sociaux relève principalement des élections fédérales dans les Etats fédéraux.
Dans une Union fédérale européenne, ces choix continueront à relever pour une large part des élections nationales, mais l’importance des élections européennes devrait augmenter en même temps que les compétences de l’Union.
Quoi qu’il en soit, les Etats européens conserveront une plus grande latitude de choix de leur modèle économique, social et environnemental. Ainsi, contrairement à la pratique des Etats fédéraux, un consensus existe pour maintenir au niveau national les mécanismes de protection sociale et pour exclure les impôts sur les personnes de l’harmonisation fiscale par ailleurs souhaitable.
Le régime de propriété des entreprises demeurera également de compétence nationale, même si l’exigence d’une concurrence non faussée, condition essentielle de bon fonctionnement du marché unique, continuera à relever de la compétence de l’Union.
Il est cependant un domaine, celui des valeurs éthiques et des droits fondamentaux où, dès à présent, l’Union européenne dispose de plus grands pouvoirs que les Etats-Unis. Tel est le cas, par exemple, en ce qui concerne l’abolition de la peine de mort. Toutefois la jurisprudence de la Cour suprême de Washington tend à faire prévaloir la lutte contre les discriminations sur les traditionnels droits des Etats.
Les spécificités d’un fédéralisme européen
La particularité d’une fédération européenne sera d’être plurinationale. Les Etats-Unis, l’Allemagne, l’Inde, la Suisse, en dépit du plurilinguisme de ces deux dernières, se conçoivent comme constituant une nation. Seul le fédéralisme belge est binational, mais son caractère récent et très complexe, combinant régions et communautés linguistiques, en font un modèle difficilement transposable.
Plutôt qu’un Etat fédéral, l’Europe se définira comme une Union fédérale d’Etats et de citoyens, formule qui me semble plus juste que celle de Jacques Delors « fédération d’Etats-nations » inventée pour apaiser les souverainistes. En effet, comme le disait Jean Monnet, « nous ne coalisons pas des Etats, nous unissons des hommes ». De surcroît, plusieurs membres de l’Union, à commencer par le Royaume-Uni, sont plurinationaux.
La première conséquence du caractère plurinational de l’Union est qu’elle doit développer un patriotisme des valeurs, un patriotisme de la citoyenneté, un patriotisme constitutionnel et, en aucun cas, un patriotisme ethnique ou géographique. Cette forme de patriotisme me parait d’un niveau éthique supérieur, en tout cas mieux adapté aux aspirations des jeunes générations, donc plus facile à leur faire partager. Elle est aussi une réponse aux éternels adversaires de l’Union qui se plaisent à la caricaturer comme un empire destiné à être dominé par l’Allemagne, alors qu’une des valeurs essentielles de l’Union européenne est le refus de toute hégémonie.
Deuxième conséquence, pour ce qui est de l’organisation institutionnelle de la fédération, les organes nationaux, gouvernements mais aussi parlements, devront être associés au gouvernement fédéral, notamment pour ce qui est de la politique étrangère, de la défense et de la sécurité intérieure.
Dans les fédérations existantes, les entités fédérées n’ont une part plus ou moins étendue dans le gouvernement de l’Union qu’à travers l’assemblée représentative des entités fédérées : le Sénat des Etats-Unis, le Bundesrat allemand, le Conseil des Etats suisse. Mais ni les gouverneurs américains, ni les ministres- présidents des Länder ne participent à la définition et à la mise en œuvre de la politique étrangère fédérale. Il ne saurait en être de même dans la fédération européenne.
L’institution d’un président du Conseil européen n’exerçant plus de fonctions nationales était l’une des innovations les plus importantes du traité constitutionnel. Elle a soulevé des réserves de la part des fédéralistes et des défenseurs de la méthode communautaire qui pouvaient y voir un renforcement de « l’Europe des Etats ». On peut aussi espérer qu’un président n’ayant que des responsabilités européennes agira en défenseur de l’intérêt commun. Son rôle sera d’associer les chefs des gouvernements nationaux à la gestion des affaires de l’Union.
A partir de cette innovation, deux évolutions sont possibles. La plus probable, au moins pour un temps, sera la division du gouvernement de l’Union en un domaine communautaire où la Commission exerce une influence prépondérante et un domaine intergouvernemental relevant principalement des Etats.
Une autre évolution est souhaitable à moyen terme : celle d’un rapprochement des deux domaines. Ce rapprochement pourrait s’opérer par la communautarisation progressive des procédures de décision (extension du vote majoritaire à la politique étrangère et à la défense, étant entendu que, tant que n’existera pas une armée intégrée, les Etats minoritaires ne seraient pas contraints de participer à une action de force qu’ils n’auraient pas approuvée), par la fusion des présidences et par la création d’un cabinet européen composé de plusieurs ministres à double casquette sur le modèle du ministre des Affaires étrangères, autre innovation du traité constitutionnel. Ce serait un moyen habile de concilier le désir de chaque Etat de disposer d’un commissaire et la nécessité d’assurer la cohérence de l’Exécutif communautaire.
Chacun de ces ministres couvrirait un vaste champ de responsabilités et disposerait d’un pouvoir de coordination sur les commissaires correspondants. Ainsi, ce ne seraient pas seulement les Affaires étrangères mais la défense, la sécurité intérieure, l’économie, les politiques sectorielles, la qualité de la vie, y compris l’environnement et le social, enfin l’éducation, la communication, la culture et la jeunesse qui constitueraient sept ou huit portefeuilles ministériels.
Choisis sans considération de nationalité par le président de la Commission, en accord avec le Parlement et le Conseil européen, ces ministres constitueraient un cabinet restreint au sein de la Commission. Plus proches des Gouvernements, tout en bénéficiant de l’indépendance propre à la Commission, ils assureraient, si l’on ose dire « en douceur », le passage de l’intergouvernemental au communautaire, en attendant le fédéral. L’existence d’un cabinet restreint, siégeant sous une présidence unifiée, corrigerait le risque d’incohérence résultant de la multiplication du nombre des commissaires.
Le mode de désignation du Président fédéral et de son gouvernement est un autre sujet qui appelle des solutions spécifiques. Diverses formules sont envisageables suivant que l’on opte pour un système plutôt parlementaire ou plutôt présidentiel, le choix d’un parlementarisme ou d’un présidentialisme purs convenant mal à la complexité européenne. Le maintien de la dualité des présidences, solution retenue dans le traité constitutionnel conduit au parlementarisme, le Président de la Commission faisant figure de Premier ministre. Il ne s’agit cependant que d’un semi – parlementarisme, le rôle essentiel, en politique étrangère et de défense, revenant au Président du Conseil européen. La fusion des présidences laisserait ouverte l’option.
Une évolution vers le parlementarisme pourrait s’accomplir par la création d’un vrai poste de Premier ministre quand les conditions d’un transfert du pouvoir gouvernemental, en tous domaines, à un cabinet responsable devant le Parlement seraient réunies. A l’inverse, l’élection du Président du Conseil européen au suffrage universel conduirait au régime présidentiel. Une formule plus originale conviendrait peut-être mieux aux spécificités européennes. Elle consisterait à soumettre à l’élection populaire une équipe exécutive restreinte et collégiale sur le modèle du Conseil fédéral suisse. Dans cette hypothèse, le Président fédéral, désigné par accord entre les gouvernements et le Parlement, conserverait un rôle de représentation et d’arbitrage, l’essentiel du pouvoir appartenant au collège exécutif.
Ces spéculations sur les diverses formes possibles de gouvernement européen peuvent paraître inactuelles en cette période de crise existentielle de l’Union. Mais on peut aussi soutenir que la crise doit être mise à profit pour réfléchir sur l’avenir à moyen et long terme des institutions de l’Union. En effet, l’une des causes des difficultés actuelles est précisément l’absence de vision et même de débats sur cet avenir.
L’émergence d’un Exécutif fort ne se conçoit pas sans un renforcement du rôle du Parlement qui devrait recevoir l’initiative des lois et le contrôle de l’Exécutif, à concevoir différemment suivant le modèle, plutôt parlementaire ou plutôt présidentiel qui s’imposera.
La reconnaissance d’un rôle des parlements nationaux dans les affaires de l’Union est déjà et sera plus encore demain une originalité d’un système fédéral européen. Outre le contrôle de la subsidiarité pour lequel les parlements nationaux sont appelés à jouer un rôle croissant, il serait utile de leur donner l’occasion de délibérer avec le Parlement européen sur la politique générale de l’Union.
De même, ils pourraient être associés aux révisions de la Constitution fédérale, à travers une Convention composée de parlementaires nationaux et européens et de représentants des Exécutifs. Ces révisions ne seraient pas soumises à l’unanimité mais à une majorité renforcée, par exemple les deux tiers des Etats et des populations, les Etats minoritaires ayant la possibilité d’exercer un droit de retrait.
Ce droit de retrait prévu dans le traité constitutionnel serait une autre spécificité d’une Union fédérale européenne différente d’un Etat fédéral. L’une des valeurs européennes est le règlement des conflits par le droit et la conciliation. Le recours à la force contre un Etat membre ne peut se concevoir de la part d’une fédération européenne.
En revanche, des sanctions économiques sont à prévoir en cas de manquements et même des sanctions politiques, en cas de manquements graves et persistants. Cette possibilité existe dès à présent. Le retrait de l’Union n’est pas une sanction mais une soupape de sûreté. Il devrait permettre l’assouplissement de la procédure de révision, les Etats minoritaires ayant le choix de s’incliner, de solliciter une dérogation ou de transformer leur adhésion en une association.
Moins radical que le retrait, l’octroi de dérogations (opting out en anglais) pourrait concilier le désir d’une majorité d’aller de l’avant et la timidité de certains. Ainsi pourrait se constituer une avant-garde, non par sélection mais par auto - exclusion. Le résultat serait le même mais la réception politique très différente.
La sélection est inacceptable pour les non sélectionnés, mais ceux qui s’excluent ne peuvent s’en prendre qu’à eux et doivent, à tout moment pouvoir rejoindre la majorité. L’échec des « coopérations renforcées » s’explique parce que cette formule a été ressentie comme sélective plutôt que dérogatoire.
Ajoutons que le terme coopération était mal choisi pour désigner des actions ambitieuses. Plutôt que de « noyaux durs », il se fut agi de noyaux mous. C’est intégration renforcée qu’il faudrait dire. C’est en effet à une intégration plus poussée que conduit la formule des dérogations, comme on le voit avec l’union monétaire.
Notons enfin que l’exclusion provisoire de pays ayant la volonté, mais pas la capacité, de participer ne soulève aucune difficulté car elle se résout avec le temps. Se pose enfin la question du droit de vote au Conseil et au Parlement des pays en exclusion provisoire ou en dérogation sur les sujets concernés. Il serait logique de demander, au moins aux pays s’étant auto – exclus, de renoncer à leur droit de vote.
Réfléchir à des formes fédérales adaptées aux spécificités européennes est un exercice d’autant plus utile que dans plusieurs pays, notamment en France et au Royaume-Uni, le fédéralisme se heurte à une hostilité faite d’incompréhension.
Pour beaucoup de Français et d’Anglais, fédéralisme signifie centralisation, alors que pour d’autres, Allemands notamment, il offre une garantie contre les empiètements centralisateurs. Ainsi le combat pour le fédéralisme est difficile. Il doit s’appuyer sur une vision claire de ce qui est possible dans une Europe qui demeure plus attachée aux souverainetés nationales qu’elle ne l’était dans les années d’après-guerre.
La pire critique dont les fédéralistes doivent se défendre est de vouloir la mort des Etats souverains.
En imaginant des formules qui permettent à ces Etats de ne pas aliéner irréversiblement leur souveraineté, grâce au droit de retrait, de conserver une marge de choix en politique intérieure, notamment sociale et fiscale et de participer à la définition et à la conduite des affaires de l’Union, il doit être possible de convaincre les adversaires de bonne foi.
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