Gérard Onesta : « j’attends toujours le Serment du jeu de paume de la part des parlementaires européens »

, par Lucas Buthion

Gérard Onesta : « j'attends toujours le Serment du jeu de paume de la part des parlementaires européens »

Vice-président du Parlement européen entre 1999 et 2009, Gérard Onesta [1] est, depuis 2010, vice-président de la région Midi-Pyrénées en charge des affaires européennes, des relations internationales, [2] de la coopération décentralisée et de la réflexion sur l’avenir des régions. En observateur avisé de la scène européenne, il livre au Taurillon son regard sur plusieurs éléments d’actualité communautaire. Amateurs de langue de bois s’abstenir !

Le Taurillon : Le « Prix Lux » du cinéma 2012 a été remis la semaine dernière au film italien « La petite Venise » (« Lo Sono Li ») d’Andrea Segre. Encore assez méconnu des citoyens, ce prix a été crée en 2007, sous votre impulsion. Qu’est ce qui vous a alors poussé à prendre une telle initiative ?

Gérard Onesta : Après le « non » français et néerlandais au Traité constitutionnel en 2005, cela faisait partie d’une démarche globale du Parlement européen que de mettre un peu de chaleur sur cet objet froid qu’est l’Union européenne. J’avais regardé les outils qui existaient déjà, mais je trouvais que tout ce qui était proposé était assez « techno », en se réduisant pour beaucoup à des colloques…Alors que dans le même temps, j’impulsais la création d’agoras citoyennes, je me suis demandé ce qui pourrait faire évoluer les choses, comment « ouvrir les portes » pour que le citoyen vienne au contact de la chose européenne. 

Or, s’il était bien un vecteur de communication que l’on n’avait jamais exploité, tandis que les Américains l’avaient eux sacrément fait, c’est le cinéma. C’est pourtant une invention européenne, avec les frères Lumières, tout comme la photographie ou la télévision… Il était donc dommage qu’on ne se serve pas de ces médias comme vecteurs sensibles pour aller au devant des citoyens afin qu’ils ressentent le projet européen. Le problème, c’est que je me suis heurté tout de suite à la barrière de la langue. Le cinéma américain parle aux Américains ; Le cinéma européen, il parle tchèque, il parle letton, il parle maltais, il parle portugais, et il a du mal à sortir de Lettonie, de Malte… Aussi, lors d’une « bouffe » comme on peut en faire au Parlement européen, en présence du représentant permanent de la France auprès de l’UE, et de lobbyistes imminents dans le domaine du cinéma, j’ai lancé l’idée, entre la poire et le fromage, d’ un prix de cinéma européen qui récompenserait le film qui illustre le mieux où en est la question européenne ses avancées, ses reculs, ses hésitation.

L’idée a donc fait son chemin, le Parlement l’a repris à son compte. Et tout de suite, le problème de la langue s’est posé. Pour retourner ce problème, l’idée a été d’inverser « la Tour de Babel », d’où la forme un peu bizarroïde qu’a le trophée . La dotation du prix n’est pas pécuniaire, mais le Parlement européen finance les sous-titrages du film dans toutes les langues officielles de l’Union européenne. Cela veut dire que demain, un film maltais qui ne sera jamais sorti de Malte ou un film hongrois qui ne sera jamais sorti de Hongrie pourra être projeté dans les salles obscures de toute l’Union européenne. Donc la mayonnaise a pris, et je ne cache pas que cela a été un petit peu difficile, entre trouver l’idée et mobiliser les politiques, à travers notamment la commission culture du Parlement, à laquelle je n’appartenais pourtant pas.

C’est maintenant sa sixième année d’existence, et le prix a trouvé sa vitesse de croisière. La seule chose est qu’il mériterait de toucher le grand public et pas seulement les cercles européistes, qui suivent de toute façon l’action du Parlement. Sauf qu’il n’y a pas de grands médias, par exemple Canal plus en France, qui organisent des soirées de programmation avec les films nominés au Prix Lux...Mais je crois honnêtement que le bébé, quand on sait les conditions difficiles dans lesquelles il est né, ne se porte pas trop mal.

Le Taurillon : Alors que nous traversons une grave crise économique la culture, et à fortiori au niveau européen, est considérée comme une simple « variable d’ajustement » des politiques européennes, face à d’autres sujets plus brûlants, telle que la gouvernance économique, ou la régulation bancaire et financière. Partagez-vous ce jugement ? La culture n’est-elle pas au contraire la condition sine qua non pour renforcer le sentiment de citoyenneté européenne, en particulier chez les jeunes ?

Gérard Onesta : A l’intérieur du trophée du Prix Lux est gravé, dans toutes les langues de l’Union, la fameuse phrase que Monnet n’a jamais prononcé : « si tout était à refaire, je commencerais par la culture »… Car il faut être conscient qu’au-delà des différences de langue, « au fond de nos tripes » il y a quelque chose que nous avons en commun, et que l’on peut surtout découvrir en quittant l’Europe. Quand on va en Afrique et que l’on discute avec les Africains, ils nous disent : « vous les Européens vous pensez d’abord aux droits de l’homme », ou ailleurs : « vous pensez d’abord aux prestations sociales ». 50% des prestations sociales dans le monde sont distribuées au sein de l’Union européenne. Donc on a quelque chose, un projet culturel, mais nous sommes tellement métissés qu’on ne s’en rend même plus compte. C’est pourtant essentiel ! Une civilisation s’écroule quand elle n’a plus de projet culturel. L’empire romain s’est écroulé quand il est devenu décadent au niveau de la culture bien avant d’être décadent au niveau de l’armée.

Et même si l’on n’a qu’une approche purement mercantile, on oublie que la culture est une industrie, incroyablement pourvoyeuse d’emploi. Si l’on compte tous les gens qui travaillent dans le secteur du livre, pas seulement ceux qui les écrivent, mais aussi ceux qui les façonnent, qui les impriment, qui les corrigent, qui les distribuent, ou dans le cinéma, à la télévision, dans le secteur de la musique, de la peinture, avec tous les métiers de A à Z de ces filières, nous avons là un des premiers employeurs du continent ! Alors quand on coupe ce robinet là, on empêche d’irriguer toutes ces rivières, tous ces ruisseaux qui font vivre l’âme d’un peuple. C’est une erreur dramatique de ne pas comprendre que le projet européen, c’est avant tout un projet culturel et humaniste.

Le Taurillon : Vous avez été membre de la Commission des budgets du Parlement européen pendant dix ans, entre 1999 et 2009. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les négociations pour le budget 2014-2020 de l’Union européenne ?

Gérard Onesta : Je dois dire que je suis atterré. Atterré, d’abord par le spectacle pitoyable que donnent les vingt-sept chefs d’Etats et de gouvernement. Ils se battent uniquement pour essayer de payer le moins possible et récupérer le maximum. Un cours de mathématiques élémentaires suffirait à leur dire qu’il est impossible de mettre chacun moins dans le paquet tout en récupérant plus à la fin, et il faudrait un jour qu’on leur explique ce qu’est une addition sur un tableau noir ! Au-delà de ça, ils ne comprennent décidément pas qu’un euro mis en commun a beaucoup plus d’effet qu’un euro dépensé chacun de son côté dans son petit espace national : parce qu’il y a des synergies, parce qu’il y a des effets d’échelle, des effets d’entraînement, car lorsqu’on parle d’aider une région pauvre à décoller, ce sont autant d’opportunités pour nos propres industries de trouver des clients solvables. Ce sont ces mécanismes que les dirigeants ne comprennent pas, ce qui est absolument désolant.

Et là j’en veux au Parlement européen. A chaque fois lors des négociations budgétaires, « il bondit comme un tigre, et il atterrit comme une carpette » Il dit d’abord « on va voir ce qu’on va voir », et rappelle à bon droit tous les rapports qu’il a émis sur les mécanismes pour de nouvelles ressources… Parce que oui, il faut dénationaliser les ressources ! Il faut comprendre qu’en donnant un euro qu’on emballe dans un drapeau national, chaque représentant d’Etat membre demande trivialement l’addition, combien il donne et combien il reçoit. Le plus stupide, dans la caricature, étant le chèque britannique.

Si l’on avait une nouvelle assiette fiscale avec une taxe sur la pollution (que ce soit sur le carbone, sur les déchets, sur les déchets nucléaires) une taxe sur la spéculation, sur les importations indignes, si on dénationalisait l’assiette, ce serait beaucoup plus indolore. Surtout, on aurait les moyens de mener enfin cette politique continentale qui fait la manche à la rue. Rendez-vous compte, on est train de se battre pour le deuxième chiffre après la virgule, pour savoir le budget va s’élever à 1,01 ou 1,04% du PNB européen… Qui plus est, une décision du Conseil de 2007 pose que jamais l’on ne pourra mettre dans le budget européen plus de 1,27% du PNB communautaire. Donc si demain matin, on décidait de mettre en place la Taxe sur les transactions financières, même à la marge, cela pourrait rapporter 200 milliards d’euros… Eh bien, ces 200 milliards ne pourraient pas être versés au budget européen, parce que celui-ci dépasserait dès lors, et de loin, cette limite de 1,24% du PNB. Voilà où en est le projet européen.

Dans le même temps, aux Etats-Unis, le budget fédéral représente 20% du PNB américain, pas 1,01% ! C’est ça qu’on ne comprend absolument pas en Europe, et j’en suis, encore une fois, atterré.

Le problème, c’est qu’il y a toujours un moment où les chefs d’Etat finissent par rabaisser la barre vers le moins-disant. Or, ce coup-ci, le niveau n’est vraiment, vraiment pas haut. Quand ils se sont mis d’accord, ils annoncent, ce qui est absolument faux parce qu’ils ne sont pas une autorité budgétaire, que l’accord est signé et le budget bouclé. Tous les médias d’Europe le clament alors partout. Ensuite, quand on revient devant le Parlement trois semaines après, comme le prévoit la procédure, les caméras ne viennent plus, mais la messe est dite. Les chefs d’Etat ont toute facilité pour décrocher leur téléphone, et ils appellent les leaders des groupes politiques en leur disant : « coco tu es bien gentil, on a trouvé un accord, il vaut ce qu’il vaut, tu râles un petit peu en plénière, mais tu votes »… Et le tigre se transforme en carpette.

J’attends toujours le Serment du jeu de Paume de la part des parlementaires européens disant « nous sommes là par la volonté des citoyens, nous ne quitterons pas cette salle tant que nous n’aurons pas donné un projet à l’Europe et le budget qui va avec ». Martin Schulz a bien dit « qu’on allait voir ce qu’on allait voir », mais tous les Présidents que j’ai connus ont dit ça avant du dur des négociations, et se sont couchés après. Je prends le pari que c’est encore une fois ce qui se passera.

Le Taurillon : On parle là d’un scénario de « mauvais accord »… Que se passerait-il en cas d’absence pure et simple d’accord ?

Gérard Onesta : Si jamais les négociations se passent mal et qu’il n’y pas d’accord, c’est encore plus compliqué. A partir du mois d’avril, le règlement européen fait obligation à la Commission de proposer un budget pour 2014. Sur quelles bases ? Sur la base… De 2013, qui aura été déduite de la logique du cadre financier négocié en 2005, avant la crise, et mis en œuvre en 2007. D’où des moyens limités… Bonjour le projet européen ! Les Etats ne sont en revanche pas forcément contre, car cela veut dire qu’ils vont pouvoir garder la PAC au même niveau, la politique de cohésion au même niveau ainsi que leur rabais. Ils font même le calcul cynique qu’après tout, ils ont plus à garder en bloquant tout le processus de négociation.

Le Taurillon : C’est un constat peu engageant pour l’avenir…

Gérard Onesta : Un jour, face au mur, on finira bien par réagir. Sauf qu’en ce moment, on se prive même du klaxon et du gyrophare pour avertir du danger…

Le Taurillon : « Sans Europe fédérale, point de salut » : c’est le mot d’ordre de Daniel Cohn-Bendit et Guy Verhofstadt, qui ont récemment plaidé, dans leur manifeste Debout l’Europe, pour une « Union fédérale européenne » dès 2014, avec la création d’une constituante à l’issue des élections européennes. Partagez-vous leur appel ?

Gérard Onesta : J’ai un désaccord fondamental avec Danny sur la question de la Constituante. Celle-ci ne doit pas être issue du Parlement européen, comme lui et Verhofstadt le défendent. Bien évidemment, il faut une constituante, mais c’est une aberration que de confier à une assemblée législative le pouvoir constituant, et je pense que Montesquieu doit se retourner dans sa tombe à cette idée ! Jamais au grand jamais, c’est l’organe qui a crée le texte fondamental qui doit se l’appliquer à lui-même. Au niveau européen, comment penser un seul moment que c’est l’une des deux branches du pouvoir législatif qui désignera pour les deux branches les règles du jeu ?

Ce qu’il faut faire, c’est que j’espère qu’en juin 2014, c’est qu’il y ait deux urnes dans les bureaux de vote : une pour élire nos députés européens, et une pour les constituants, qui auraient un mandat très court de six mois à un an grand maximum. Leur mission serait de penser la règle sans avoir à se l’appliquer à eux-mêmes, c’est un principe de base. Je ne comprends pas que Danny et Guy Verhofstadt fassent cette bourde là, qui fait bondir tous les démocrates de base : on apprend ça à l’école. Cette confusion des rôles est absolument dramatique car elle ouvre un boulevard à tous les gens qui vont « flinguer » ce projet. D’autant que l’on peut être un excellent législateur et un piètre constituant. Donc, avec toute l’amitié que j’ai pour Danny et Guy Verhofstadt, je proteste.

Le Taurillon : Quel devrait donc être le mandat d’une telle Constituante ?

Gérard Onesta : Une constitution on sait ce que c’est : elle ne fixe pas les politiques ; elle fixe d’une part les valeurs communes et ce qui nous rassemble, d’autre les rouages, c’est-à-dire qui fait quoi, qui contrôle qui. Point. Ensuite, sur cette base, les citoyens élisent des responsables qui vont dans les différents rouages, et décident quelle politique de transport, quelle politique énergétique, ou quelle politique environnementale on veut. On ne l’écrit surtout pas dans les 400 pages d’un Traité que l’on appellerait constitution. Il faut donner à chaque génération, chaque électeur la possibilité de faire entendre sa voix et d’infléchir les politiques européennes. Ne reproduisons pas les erreurs de 2005 !

Vos commentaires
  • Le 3 décembre 2012 à 16:20, par MAËSTRE En réponse à : Gérard Onesta : « j’attends toujours le Serment du jeu de paume de la part des parlementaires européens »

    Excellent. Mais comment faire à grande échelle de la vraie pédagogie ? Celle que Martin HIRSCH a pratiqué en France au sein de l’oranisation Emmaüs pendant six mois avant le référendum constitutionnel. Celle qui a fait que la collectivité Emmaüs votant hors référendum avait répondu « oui » à 64% !!!! Quand donc nos élus, je parle d’abord de ceux qui croient au projet européen de Paix et de Solidatité, seront-ils convaincus que la pédagogie auprès des citoyens doit être en tête de leurs préoccupation ? Je parle ici non de la pédagogie mettant face à face ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, mais de la pédagogie qui fait prendre conscience à ceux qui croient ne pas savoir qu’ils en savent beaucoup plus qu’ils ne la croient. Ce faisant, ces derniers s’appropriraient réellement l’Europe. Evidemment, ceux qui savent doivent faire montre d’une humilié d’accoucheur, Chose peut être rédhibitoire chez les politiques ; en Françe particulièrement... !

  • Le 3 décembre 2012 à 16:54, par giraud jean-guy En réponse à : Gérard Onesta : « j’attends toujours le Serment du jeu de paume de la part des parlementaires européens »

    En fait, DCB et GV proposent deux modalités constitutionnelles différentes : une Convention « type Philadelphie » (page 66) et un PE constituant (page 126) ... Entre ces deux solutions, il y a la Convention type VGE, à présent officialisée dans les Traités (art. 48 TUE) avec une composante majoritairement parlementaire (PE + PN). Le problème de cette Convention est qu’elle n’est pas souveraine puisque son projet doit être avalisé par tous les Gouvernements (CIG) . Mais elle a l’avantage d’être juridiquement légitime et de pouvoir s’ouvrir sur simple demande du PE, de la Commission ou d’un État membre - avec l’accord d’une majorité simple des États membres (soit 14 sur 17) - deux conditions qui ne semblent pas insurmontables . L’expérience de la Convention VGE a montré que la CIG ne dénature pas forcément le projet qui lui est soumis - et qu’une forte majorité d’États peut imposer son point de vue à une petite minorité (le RU n’a pas opposé son veto au projet modifié par la CIG). Sur le plan politique on peut penser qu’une Convention demandée par la CCE, le PE et au moins les « 5 grands » (ALL/FRA/ITA/ESP/POL) aurait des chances de produire un projet ambitieux capable de réunir une majorité des 4/5 des États membres. À partir de là, tout devient possible quels que soient les droits de « veto » de l’un ou l’autre « rogue state ».

    NB Cela implique bien sûr que les États qui votent pour le projet soient capables de le faire ratifier par leur propre électorat ...

    JGGIRAUD

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