Israël, Palestine, Europe : Le prix de la paix ?

, par Matthias Meroueh

Israël, Palestine, Europe : Le prix de la paix ?

Le prix de la paix est une réflexion riche sur le rôle de l’Europe dans la résolution du conflit israélo-palestinien. L’auteur, fonctionnaire européen, a travaillé au sein du « Comité ad hoc de Liaison » mis en place suite aux Accords d’Oslo de 1993 pour encadrer la création des institutions palestiniennes.

La question centrale de l’ouvrage est de savoir si l’Europe peut transmettre ce qu’elle a appris en « s’arrachant à son histoire », si elle peut partager sa propre expérience de réconciliation et de paix pour contribuer à la paix au Proche-Orient.

Le modèle franco-allemand

Le lecteur effectue tout au long du livre un voyage mouvementé dans le temps et dans l’espace, entre l’histoire meurtrière de l’Europe dans la première moitié du 20ème siècle et celle de la Palestine dans la seconde, avec en toile de fond la réconciliation franco-allemande et la construction européenne, non comme modèles universels à transposer tels quels au cas israélo-palestinien, mais comme sources d’inspiration devant guider l’action de l’Europe.

Ce parallèle dressé par Bernard Philippe entre la réconciliation franco-allemande et la nécessaire réconciliation israélo-palestinienne est de loin l’idée la plus originale du livre. Tout en soulignant la spécificité des deux situations — et la difficulté inhérente à toute comparaison historique — l’auteur soutient que dans ces deux cas la réconciliation, loin d’être acquise, a été construite, et que la paix n’est pas une « génération spontanée » mais qu’elle doit être « voulue, prévue et organisée », selon les termes de Jean Monnet. L’Allemagne et la France auraient pu retomber dans la guerre, mais elles se sont « arrachées à leur histoire » et se doivent de transmettre cette expérience.

Selon B. Philippe, de la même façon que le charbon et l’acier sont passés de fondements de guerre à fondements de paix, il faut « transformer les pires rivalités en atouts » au Proche-Orient. Selon l’auteur, la question d’Israël est intimement liée à l’Europe : l’antisémitisme, le sionisme qu’il encouragea, les premières installations juives en Palestine, les penseurs du sionisme politique comme Theodor Herzl, les accords de Sykes-Picot, la déclaration Balfour, la Palestine mandataire, sont autant de phénomènes aux racines européennes. A cela s’ajoute le fait que la paix est au cœur de la mission de l’Europe : parce que son action extérieure repose sur les principes mêmes qui ont présidé à sa création, celle-ci se doit de promouvoir le « droit sacré » qu’est la paix.

Les trois points forts de l’ouvrage

B. Philippe analyse l’influence de l’Europe dans le conflit, inversement proportionnelle à sa responsabilité : incapable d’agir, de peser, l’Europe est cantonnée à un rôle marginal, dans l’ombre du géant américain. Cette tétanisation — que l’auteur explique par son lourd passé, ses divisions et son pacifisme — soulève un paradoxe : alors que le conflit est une priorité normative de l’Europe, son influence politique demeure très modeste. B. Philippe appelle donc de ses voeux la création d’un « Quartet de la paix » composé des Etats les plus impliqués dans le conflit : l’Allemagne, le Royaume Uni, la France et la Pologne, une sorte de « Triangle de Weimar » étendu à Londres. Ce Quartet serait la tête de pont de l’action de l’Europe dans la résolution d’un conflit. On ne peut que saluer cet appel à une implication accrue de l’Europe dans le conflit, qui constitue le premier point positif de l’ouvrage.

Le deuxième atout du Prix de la paix est la lucidité de son diagnostic. L’auteur prend soin de rappeler qu’à Oslo, les Palestiniens ont renoncé à 78% de la Palestine mandataire, et ont accepté que les 22% restants — sur lesquels devraient désormais se concentrer leurs revendications — soient morcelés par les colonies et occupés pour une durée indéterminée. L’auteur reprend l’expression de Mahmoud Darwich qui décrit les Accords comme le « Versailles palestinien », regroupant les trois caractéristiques du Traité de Versailles : humiliation du partenaire, appauvrissement et exclusion. B. Philippe qualifie Oslo « d’accord unilatéral et asymétrique » n’ayant pas permis de régler les questions clés du statut final et empêchant toute autonomie commerciale palestinienne.

En toile de fond, on retrouve la comparaison avec la réconciliation franco-allemande, qui apporte un éclairage intéressant : « si l’un des partenaires avait si mécaniquement maintenu l’autre sous tutelle, elle [la réconciliation franco-allemande] n’aurait jamais pu aboutir ». On ne peut que se féliciter de lire une analyse courageuse qui dépasse l’interprétation sacralisée d’Oslo, celle d’un formidable tournant, d’un immense pas vers la paix, avec sa photo totémisée du serrage de main entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat, sous le regard bienveillant de Bill Clinton.

Soutenir l’initiative de Paix Arabe

Ce constat salutaire est dressé calmement, sans passion, dans un style agréable et posé, agrémenté de références riches. La correspondance de Sigmund Freud et Albert Einstein, analysée dans le troisième chapitre, est très utile, l’auteur relevant une étonnante similitude entre la réflexion des deux hommes et la « méthode communautaire » de Robert Schuman et Jean Monnet. L’auteur cite également les travaux de René Girard, qui met l’accent sur le mimétisme de tout groupe social, la propension humaine à l’imitation, qui facilité l’engrenage de la violence. La pensée de R. Girard offre un éclairage précieux et pourtant peu exploité sur le conflit israélo-palestinien, notamment à travers le concept de « guerre des doubles » : le fait de vouloir la même chose au même moment entraîne une relation conflictuelle mimétique faite d’aveuglement réciproque, de victimisation, de transfert de responsabilité, et surtout d’une légitimation de la violence comme réponse à l’agression préalable de l’autre ; autant d’éléments constitutifs du conflit israélo-palestinien, à la fois « conflit d’interprétation » du passé et « conflit d’intentions » sur le futur.

Enfin, le troisième élément remarquable de l’ouvrage est l’appel de son auteur à soutenir l’Initiative de paix Arabe formulée à Beyrouth en 2002, qui propose à Israël une normalisation complète avec les 22 Etats arabes en échange du retrait d’Israël des terres arabes occupées en 1967 et de la création d’un Etat palestinien avec Jérusalem-Est comme capitale. Il appelle l’Europe à porter cette initiative à plein bras, et l’on ne peut que saluer cette position.

Un constat lucide gâché par l’abstraction, le lyrisme et l’absence de propositions

Pourtant, malgré ces excellentes bases, la déception grandit à mesure que la lecture du livre progresse. Les propositions tant attendues, la « feuille de route » qui permettrait de réhabiliter l’action de l’Europe, de lui rendre sa crédibilité, de lui permettre de peser, se font attendre mais ne viennent pas. Les rares propositions formulées sont vagues, souvent lyriques, parfois partiales, mais rarement courageuses. On ne sort à aucun moment des sentiers battus par deux décennies de négociations sporadiques. B. Philippe ne parvient pas à s’extirper du cocon bureaucratique dont il est issu, et sa pensée, même fine et érudite, évolue dans un cadre très restreint et convenu. L’objectif ambitieux d’offrir un cadre à une implication européenne efficace dans la résolution conflit se transforme au fil des pages en une accumulation de propos politiquement corrects, entrecoupés d’exemples historiques et philosophiques qui n’apportent rien de concret — même s’ils sont souvent passionnants, en particulier celui sur la pensée d’Avraham Burg.

Le champ lexical lyrique (« souffle », « vision », « esprit », « essence » ; l’apogée étant l’allégorie du rameau d’olivier dans les toutes dernières lignes de l’ouvrage) omniprésent renforce ce sentiment : le style est bon, le propos intéressant, mais on oublie presque que l’on parle d’un conflit meurtrier qui s’aggrave chaque jour. Selon B. Philippe, l’Europe « ne pourra revêtir toute sa beauté si elle ne peut retrouver la sève de ses propres commencements » et « ce qu’elle porte la dépasse, et l’oblige à témoigner pour dire, humblement mais avec force, que l’on peut s’arracher à une histoire baignée de violence et de conflits ». Ainsi, la première étape vers la paix est un « principe d’humanité », une « sollicitude » qui permet de sortir de l’enfermement de la violence, un « chemin dialogal » par lequel « en entrant en dialogue avec l’autre, prenant en compte son point de vue, je m’oblige à un regard différent et nouveau ». Cela passe par la reconnaissance de sa propre faute, et le pardon, qui permet alors de créer du neuf avec du vieux, de faire « jaillir le bien du mal ».

Nous n’en doutons pas, mais l’urgence de la situation appelle une réponse nettement moins lyrique, et on attendait d’un homme de terrain non pas des solutions miracles, mais au moins des propositions concrètes, plutôt que des abstractions théoriques que des philosophes se sont déjà chargés d’effectuer. Nous ne disons pas ici qu’une réconciliation de type franco-allemande est impossible : elle est simplement inenvisageable comme première étape. Le conflit est politique, bien plus qu’identitaire, et il appelle une solution politique qui permettra d’amorcer une réconciliation, et non l’inverse : B. Philippe semble oublier que ce n’est pas la réconciliation franco-allemande qui a mis fin à la Seconde guerre mondiale par la sollicitude et le chemin dialogal, mais l’imposition de la paix qui a permis cette réconciliation.

La religion de la neutralité

Ainsi, l’auteur tombe dans un double travers devenu trop fréquent : écrire un livre sur le conflit sans parler du conflit, par un savant processus d’abstraction, et marcher sur un fil d’acrobate au nom d’une religion de la neutralité soudainement devenue acceptable et qui condamne le simple fait de prendre position. On peut renvoyer B. Philippe à Desmond Tutu, qu’il cite comme étant l’une de ces personnes « qui donnent sens à la paix », qui a déclaré « if you are neutral in situations of injustice, you have chosen the side of the oppressor ».

Accepter la politique du fait accompli, de l’irréversibilité, c’est s’en rendre complice, et la timidité de l’auteur sur ce sujet tranche par exemple avec le ton direct et courageux de l’ancien ministre des Affaires étrangères Hervé de Charette. On peut certes objecter que là n’est pas l’objet du livre, qui est volontairement centré sur l’Europe, et qui vise non pas à offrir des « solutions toutes faites » mais à montrer que l’expérience européenne prouve que deux pays ne sont pas condamnés à la violence. Pourquoi alors ne pas rappeler que l’UE dispose de leviers puissants pour mettre un terme à cette violence, en exerçant une pression forte et efficace (on pense notamment à l’accord d’association avec Israël qui peut être suspendu ou menacé de l’être, plutôt que renforcé en dépit des violations répétées par Israël du droit international) ? Ce type de mesure a fait ses preuves par le passé, lorsqu’il a été utilisé par les Etats- Unis, pourtant alliés inconditionnés d’Israël : peut-être est-ce le « prix de la paix » pour l’Europe ?

L’auteur esquisse bien quelques propositions : déployer une force d’intervention et d’interposition, mettre sur pied un « plan Marshall » pour combattre la pauvreté et retisser l’unité palestinienne, et accorder un statut avancé à la Palestine et un passeport études pour les jeunes des deux côtés. Mais si l’Europe veut réellement peser dans ce conflit et « transmettre son expérience de réconciliation », elle doit cesser de se contenter de grands discours, de mesures ponctuelles et d’une aide financière qui ne fait que maintenir sous perfusion un proto-Etat palestinien plus que jamais hypothétique.

De même, alors qu’il insiste largement sur l’importance du dialogue, convoquant notamment Hannah Arendt et Daniel Barenboim, l’auteur n’évoque à aucun moment la nécessité d’un dialogue avec le Hamas. Au contraire, pour rétablir l’unité palestinienne, il propose le désarmement de Gaza, qui accroîtrait l’asymétrie des forces qu’il souligne pourtant dans d’autres passages. Ce désarmement serait l’une des missions de la force d’interposition qu’il propose de créer sous mandat des Nations Unies, qui serait également chargée de détruire les tunnels entre Gaza et l’Egypte et de démanteler les structures terroristes.

Cette proposition contraste tristement avec la clairvoyance du diagnostic de Bernard Philippe : ce serait une mission partiale et partielle, qui répondrait à des objectifs israéliens. De plus, qu’est-ce que les « structures terroristes » ? Celles du Hamas, vainqueur légitime des élections de 2006 sous les yeux de 900 observateurs internationaux ayant certifié la transparence scrutin, mais boycotté par l’Europe ? Est-ce cela, le respect du droit dont celle-ci est censée être la gardienne et le vecteur de transmission ?

En refermant le livre, on a le sentiment que le conflit vient d’être réduit à un objet d’étude, un phénomène abstrait dont l’étude est stimulante intellectuellement, mais nous fait oublier la réalité concrète. Certes, une action politique sera vouée à l’échec sans évolution des perceptions, du regard sur l’Autre, mais faire de leur évolution un préalable à la paix est une analyse erronée.

La résolution du conflit passe par l’imposition de solutions précises (et connues) aux pommes de discorde majeures (frontières, occupation, colonies, statut de Jérusalem et sort des réfugiés) que B. Philippe analyse pourtant avec brio. Au lieu de proposer des moyens dont dispose l’Europe pour y parvenir, B. Philippe invoque Girard, Clausewitz, Lévinas et Arendt. C’est la principale faiblesse de cet ouvrage, mais également sa plus grande force : cette richesse intellectuelle le distingue des nombreuses études consacrées au conflit, et fait du Prix de la Paix un ouvrage novateur qui mérite sans conteste d’être lu, en dépit de ses carences.

Illustration : Couverture de l’ouvrage Le prix de la paix, par Bernard Philippe

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Vos commentaires
  • Le 20 mai 2010 à 00:59, par Bernard PHILIPPE En réponse à : Israël, Palestine, Europe : Le prix de la paix ?

    Cher Matthias,

    Je vous remercie très vivement pour votre longue analyse de mon livre et si elle est parfois très critique, je la trouve toujours très stimulante et particulièrement enrichissante. Bravo, du fond du coeur. Je viens d’ailleurs d’en citer un large extrait dans ma réponse au blog de Gilles Paris du journal le Monde (Guerre ou paix) du 16 mai 2010).

    Deux remarques toutefois :

    1- Sur la séquence « naturelle » règlement politique puis réconciliation, je suis à la fois d’accord, mais en même temps, il n’y aura JAMAIS de règlement politique sans un minimun de réconciliation. c’est pour cela, si vous vous reportez à mon commentaire à Gilles Paris, je développe une notion du pardon qui ne soit pas religieuse mais laîque et qui ne soit pas privée mais collective et qui peut convenir à TOUTES les parties (pages 29-59 de mon livre).

    2- Votre critique sur le besoin de l’Europe d’agir ou de réagir, vous êtes un peu sévère. Ce n’était pas l’object exact de mon travail (peut-être y ai-je été trop mëlé ?), mais il y a quand même des pistes que je trouve importantes :

     retrouver son centre de gravité en se ré-Orientant
     prendre une saine distanciaition à l’égard des Etats-Unis
     constituer une force d’interposition musclée (aussi pour protéger les populations civiles palestiniennes, ce que je n’ai pas suffisamment souligné), sous commandement allemand ;
     soutenir à bras le corps l’initiative arabe de paix (l’Europe a confié un énorme travail sur le sujet au Groupe d’Aix)
     plan Marshall pour région (j’y ai beaucoup travaillé)
     passeport étude... le tout mis ensemble et articulé, je crois que ce n’est pas rien

    En tout cas, merci pour votre commentaire si riche et si bien écrit. Je suis très sensible à votre dernier paragraphe qui résume bien ce regard « décalé » que j’ai recherche et me semble indispensable pour jeter une lumière nouvelle sur le sujet.

    Et surtout, restons en contact. Cordialement

    bernard

    bernard PHILIPPE Union européenne

    facebook : leprixdelapaix email : leprixdelapaix chez gmail.com

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