Avons-nous donc là deux abcès de fixation, deux points de cristallisation d’un éventuel futur conflit entre la Russie et l’UE ?
Ou, au contraire, les questions qui se posent aujourd’hui à propos de ces deux territoires vont-elles pouvoir enfin rendre possibles des discussions bilatérales eurorusses pouvant, à terme, déboucher sur un partenariat bénéfique pour les deux partenaires ?
L’oblast de Kaliningrad, territoire russe aux frontières de l’Union européenne
L’oblast de Kaliningrad [2] récemment poétiquement rebaptisée "Iantarni kraï" (i. e : « Pays de l’Ambre ») se situe sur les rives de la mer Baltique, aux frontières de la Lituanie et de la Pologne. Dans ce cas très précis, il s’agit là de la part septentrionale de l’ancienne Prusse orientale autrefois allemande.
D’une superficie d’environ 15 000 km² (soit près de la moitié de la Belgique...), cette enclave russe sur la Baltique a aujourd’hui une population d’environ 900 000 habitants et sa capitale est Kaliningrad [3]. Et juste préciser que cet oblast de Kaliningrad est donc la région la plus occidentale et la plus petite de l’actuelle Russie...
Située aux frontières de l’Union européenne et de la Russie, cette enclave de Kaliningrad est devenue - depuis l’adhésion des pays Baltes et de la Pologne à l’UE (en mai 2004) - un centre d’intérêt, et ce : tant pour l’UE que pour Moscou. Bruxelles souhaitant y désamorcer tout risque de déstabilisation à ses frontières : tantôt en y jouant la carte de l’ ’’intégration’’ (i. e : « mieux vivra l’enclave, moins elle présentera de risques à nos frontières »), tantôt en y jouant la carte sécuritaire (vu qu’il s’agit, ici, de protéger les frontières extérieures de l’ Union européenne...).
Cela dit, il faut noter que la Russie ne veut néanmoins pas perdre cet accès, sur la Baltique, à une mer libre de glaces toute l’année : un territoire stratégique qui lui confère le rôle de ’’bastion avancé’’ de la Russie sur ses frontières occidentales, une base militaire et navale de tout premier ordre [4] ; et une situation géographique qui lui permet ainsi de contrôler l’un des principaux axes de passage maritime entre Europe et Russie, sur la route menant à Saint-Pétersbourg, seconde ville du pays...
La Moldavie, aux frontières de deux mondes
Dans l’Europe d’aujourd’hui, la Moldavie est un Etat de taille relativement modeste : avec une superficie équivalente à celle de la Belgique (environ 30 000 km²) et avec une population équivalente à celle de la Croatie (4 millions d’habitants). Sa capitale est Chisinau (i. e : l’ancienne Kichinev). Elle possède des frontières communes avec la Roumanie, Etat voisin souvent perçu comme étant le ’’grand frère’’, et l’Ukraine.
Aujourd’hui ce pays est gouverné par des ex-Communistes. Néanmoins, s’ils l’emportèrent effectivement lors des élections législatives de mars 2001 (en jouant sur la nostalgie de la période soviétique et sur un programme de rapprochement avec Moscou...), on peut tout de même souligner qu’ils ne purent toutefois pas mettre en application tout leur programme...
Depuis lors, le gouvernement moldave - reconduit dans ses fonctions en mars 2005 - a donc finalement radicalement revu cette orientation initiale pro-russe en prenant une orientation de plus en plus pro-occidentale [5] et en entammant un rapprochement avec l’Union européenne. Mais, malgré des signaux ayant permis à certains observateurs d’employer - pour qualifier l’actuel ’’dégel’’ moldave - le terme « d’évolution Orange » (en écho aux changements récemment survenus en Ukraine), il y reste aujourd’hui beaucoup à faire en Moldavie, en seuls termes de démocratisation.
Quoi qu’il en soit, on peut découper ce pays en trois grandes régions géographiques : la Bessarabie, la Gagaouzie (où vit, depuis des temps immémoriaux, une importante minorité turcophone) et, séparée du reste du pays par le fleuve Dniestr, la Transnistrie ou « Pridniestrovie » (i. e : ’’au-delà du Dniestr’’) : région traditionnelement massivement peuplée de russophones. Il s’agit là d’une région actuellement ’’séparatiste’’ et ’’république autoproclamée’’ (capitale : Tiraspol) qui souhaite aujourd’hui résister à la domination politique des roumanophones et à tout risque potentiel d’union politique qui se ferait, à ses dépends, entre la Moldavie et la Roumanie.
La Transnistrie, un enjeu stratégique pour la Russie
En effet, il faut signaler que ce territoire de l’actuelle Transnistrie est, depuis la fin du XVIIIe siècle, un enjeux politique, militaire et stratégique d’importance pour la grande Russie : un territoire conquis à la fin du XVIIIe siècle dans lequel cette grande puissance est-européenne voyait alors un ’’avant-poste’’ (et une zone de ’’colonisation militaire’’) sur la route des bouches du Danube et vers les détroits turcs. Cela ayant, depuis lors, provoqué une importante colonisation militaire russe dans cette région, sous la forme de ’’confins militaire’’ jouissant là d’une administration autonome [6].
Lors des événements de 1989-1990-1991 consécutifs à la Pérestroïka gorbatchévienne, au moment où - en septembre 1990 - la Moldavie exprime sa claire volonté de quitter l’URSS (et de faire du roumain la seule langue officielle du nouvel Etat indépendant...) les autorités russophones de Transnistrie ont alors unilatéralement proclamé leur indépendance et réaffirmé leurs relations indéfectibles avec la mère Russie (aspirations confirmées par la suite, lors du référendum interne organisé en décembre 1991).
Après bien des péripéties et bien des attermoiements, les forces armées moldaves ont alors cherché à reprendre le contrôle de cette Transnistrie rebelle, en vain. En effet, elles se sont alors heurtées là aux populations russophones, à leurs milices et, surtout, à la fameuse XIVe armée russe stationnée en Transnistrie (alors placée sous les ordres du non moins fameux général Alexandre Lebed). Ces violents heurts ayant même, de mars à juillet 1992, momentanément dégénérés en conflit ouvert entre ces différents protagonistes, faisant ainsi environ 500 morts et près de 2000 blessés.
Depuis lors, un fragile processus de paix entre les Autorités de Chisinau et les ’’séparatistes’’ de Tiraspol [7] suit son cours. Et ce, sous les yeux attentifs et parfois soucieux de la Russie, de l’Ukraine, de l’UE, des USA, de l’OSCE et des observateurs des Nations unies. Un processus de paix et de normalisation politique au cours duquel il a été récemment émis l’idée d’une Transnistrie ’’autonome’’ dans le cadre d’une Moldavie ’’fédéralisée’’ (avec droit d’autodétermination pour la Transnistrie en cas d’éventuelle ’’réunification’’ roumano-moldave).
Transnistrie et Kaliningrad, deux possibles causes de conflit
Un peu à l’image de ce qui se passe aujourd’hui pour l’Ukraine (grâce à la Pologne...), à l’heure actuelle la Roumanie joue, en faveur de la Moldavie, un rôle d’avocat auprès des 27. Ce pourquoi, en extrapolant quelque peu, on peut très bien dire que, par le jeu des alliances, l’actuel conflit entre Chisinau et Tiraspol pourraient fort bien déboucher à l’avenir sur une éventuel confrontation entre l’UE et la Russie. Et que nous avons là les germes d’un éventuel conflit possible entre deux ’’nouvelles’’ grandes puissances continentales...
Et cela alors même que Moscou (précisément au moment où l’Ukraine voisine essaie tant bien que mal de s’émanciper de cette si encombrante tutelle russe...) ne souhaite sans doute pas lâcher une position si stratégique sur ses frontières occidentales...
Il en va de même à Kaliningrad où le pouvoir russe joue également aujourd’hui, une partie délicate. Kaliningrad, avant-poste ’’européen’’ de la Russie : mis en valeur comme ’’vitrine virtuelle’’ de la future relation ’’eurorusse’’ mais également région au coeur des grandes problématiques commerciales en cette région est-européenne.
Et ce, d’autant plus que ces deux territoires de Transnistrie et de Kaliningrad, stratégiques pour Moscou comme Bruxelles, le sont tout autant pour les réseaux mafieux qui y ont proliféré depuis la chute de l’URSS. Et en ont alors profité pour y développer leurs trafics divers et variés (i. e : tabac et alcool de contrebande, drogue, armes (lourdes) voire matières fissiles, etc) et autres bases arrières de la prostitution, du blanchiment d’argent et du crime organisé.
Transnistrie et Kaliningrad, deux ponts entre deux mondes ?
Par ailleurs, qu’il s’agisse là de la Transnistrie comme de la région de Kaliningrad, nous sommes là en présence de deux des régions les plus pauvres du continent européen [8]. Conscient de l’accuité d’un tel problème de développement ’’asymétrique’’ de ces territoires (i. e : au regard de leur environnement proche) l’UE et la Russie ont alors décidé d’y mener une politique de coopération et de développement. Et, depuis lors, si le niveau de vie de cette région semble être effectivement, actuellement, en pleine croissance, il n’en reste toutefois pas moins relativement faible...
Transnistrie et Kaliningrad : deux territoires qui font donc aujourd’hui clairement figure de "laboratoires" pour évaluer l’état des relations existant entre l’UE et la Russie et de ’’thermomètres’’ pour juger de la bonne (ou mauvaise) ’’santé démocratique’’ de la Russie.
A l’heure actuelle, pour ce qui concerne la seule enclave de Kaliningrad, il s’agit d’abord - principalement - de régler le problème de la circulation entre la ’’mère Russie’’ et l’enclave, via le territoire Lituanien (donc : communautaire). Ainsi, en novembre 2002, le gouvernement russe a signé avec la Commission européenne un accord prévoyant la création de "documents de transit simplifiés" : sortes de visas à prix modique pour les ressortissants russes. De plus, le 27 avril 2004, un accord a été trouvé entre l’UE et la Russie, portant sur des exemptions de droits de douane pour les marchandises russes en transit sur le territoire lituanien.
De même, l’UE a (depuis 1991) fourni une aide importante à la région : soit 40 millions d’euros alloués à la Russie, entre 1991 et 2005, dans le seul cadre du programme TACIS, pour lui permettre d’adapter et de moderniser ses infrastructures douanières. Pareillement, même si les investissements européens y restent faibles, on s’attend à ce que l’élargissement de mai 2004 apporte des changements positifs pour l’enclave, chacun des partrenaires ayant tout intérêt à coopérer pour lutter contre les mafias locales.
Enfin, pour ce qui est de la Transnistrie, le problème semble être plus complexe. Ce pourquoi, l’Union européenne se doit aujourd’hui de développer réellement à destination de cette région une politique de voisinage plus fournie. Une louable intention qui s’est récemment traduit, notamment, par l’envoi d’un représentant spécial de l’UE (et par la mise en place d’une délégation de la Commission européenne) à Chisinau. Mais, pour améliorer un tel dispositif et pour que tout cela prenne vraiment corps, il serait sans doute tout de même plus simple que cela se passe désormais dans le cadre d’une véritable Europe diplomatique à l’heure actuelle encore à peine ébauchée...
Faiblesse de l’Europe actuelle, Nécessité d’une Europe politique...
Comme nous l’avons récemment très bien vu dans une actualité encore récente (ne serait-ce que sur le plan de la seule question énergétique...) la faiblesse diplomatique de l’Europe actuelle est aujourd’hui patente. En effet, comment négocier efficacement avec un partenaire aussi ’’dur en affaires’’ que la Russie, lorsque qu’au nom de l’ ’’Europe prétendument unie’’ s’expriment aujourd’hui plusieurs interlocuteurs différents : chacun menant dans son coin des politiques extérieures aussi divergentes qu’à l’heure actuelle ?
Car si la Russie peut ainsi se permettre d’émettre des menaces de "couper le gaz" à l’égard d’un pays comme l’Ukraine (ou encore à l’égard de pays des Balkans nouvellement admis dans l’Union...) - et ce, sans que cela ne provoque la moindre réaction officielle efficace - l’Union européenne peut-elle donc vraiment prétendre au rôle de puissance stabilisatrice auquel elle dit aspirer ?
Pour ce faire et pour y arriver, faudrait-il encore que les Nations ’’souveraines’’ constituant aujourd’hui l’UE acceptent enfin de partager leur souveraineté. Car le poids isolé de chacun ne pèsera sans doute pas bien longtemps encore face au poids énergétique et militaire d’une Russie aujourd’hui en pleine reconstruction ’’impériale’’.
De même, comment nourir l’ambition de vraiment pouvoir peser dans le monde (et comment faire la promotion de nos valeurs...) sans avoir jamais, à disposition, une armée européenne ou, pour le moins, une diplomatie européenne parlant d’une seule voix ? En tout cas, pour l’instant, force est de constater que c’est surtout à nos Nationalistes européens (voire aux Nationalistes russes...) que les faiblesses de l’Europe d’aujourd’hui profitent. Et ce, à notre plus grand détriment.
Ce qui nous permet de dire qu’afin que l’enclave de Kaliningrad et la Transnistrie ne deviennent pas, à l’avenir, des causes d’affrontements entre l’Europe et la Russie, nous avons urgemment besoin que la Russie se démocratise, que l’UE adopte des politiques de sécurité plus intégrées, que l’Europe unie reste un modèle attractif et qu’elle devienne politiquement plus adulte et plus forte.
Vu que la seule coopération économique aujourd’hui menée entre ces deux grands partenaires de ce XXIe siècle qui commence n’y suffira, à elle seule, sans doute pas. A ce titre, la situation actuelle dans les relations eurorusses et, plus particulièrement, dans l’enclave de Kaliningrad et en Transnistrie peut donc nous servir de leçon.
Car sans Russie démocratique et pacifique à nos portes, il n’y aura pas de sécurité pour l’Europe. Et sans le modèle d’une Europe unie dans la paix, il n’y aura pas non plus d’espoir pour le monde.
(Juste préciser que cet article, republié ce jour, a initialement été publié dans nos colonnes le 1er décembre dernier : à l’occasion d’un dossier spécial du « Taurillon » consacré aux questions de défense et aux relations euro-russes).
1. Le 1er décembre 2006 à 20:12, par Ronan Blaise En réponse à : ’’Enclave’’ de Kaliningrad : précision sémantique
Juste souligner, d’un point de vue strictement sémantique et méthodologique que, géographiquement parlant (eut égard à la configuration géographique actuelle du territoire de la Russie), le territoire de Kaliningrad n’est pas à proprement parler une ’’enclave’’ (i. e : un ’’territoire en dedans’’) mais plus exactement une ’’exclave’’ (i. e : un ’’territoire en dehors’’ ou ’’fragment détaché’’).
Alors, certes, le territoire de Kaliningrad est certes ’’enserré’’ entre Baltique, Pologne et Lituanie. Mais à ce titre, puisque toujours ’’coincé’’ entre une chose et une autre, n’importe quel territoire au monde pourrait donc se prétendre enclave et enclavé entre une chose et une autre... (Nb : par exemple, le département de la Guyane française est-il vraiment une enclave ’’hexagonale’’ en Amérique du sud ?!).
Pour une situation aussi spécifique celles-ci, les Géographes préfèrent donc le terme plus rigoureux et plus scientifique (mais effectivement méconnu) d’exclave. Et ce n’est que par amalgame et usage courant fortuit que le terme (fondamentalement impropre) d’enclave s’est effectivement visiblement imposé dans le grand public et pour ce cas précis. Souci de la précision et de l’exactitude peut-être, querelle de géographes : assurément.
2. Le 3 juin 2007 à 11:40, par didi_03 En réponse à : ’’Enclave’’ de Kaliningrad : précision sémantique
Quelqu’un pourrait me dire si il y aurait moyen de trouver une bonne analyse de ce texte ? Ce texte n’est pas simple (du moins pour moi) et une analyse m’aiderait énormément ! merci d’avance
3. Le 1er novembre 2007 à 00:08, par Claire En réponse à : ’’Enclave’’ de Kaliningrad : précision sémantique
Il me semble que la précision sémantique est claire ! Quelquefois, les mots s’éloignent de leur propre sens (cf :« les hôtes » qui veut dire la chose et son contraire) ou ne sont utilisés que dans certaines formes grammaticales. Une enclave est un territoire complètement entouré par d’autres. Pour lui-même, il se trouve être enclavé (par le ou les pays « enclaveurs »). Dans ce cas précis, c’est comme si un petit morceau de Russie s’était détaché pour former un « DOT » (domaine d’outre terre :-) On peut maladroitement dire que le territoire de Kaliningrad est « une enclave russe », mais en réalité, il est juste enclavé. Du point de vue de la Russie, on peut dire que c’est une exclave, c’est juste plus parlant, il me semble. Codialement
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