Les pratiques d’espionnages entre Etats, même alliés, sont courantes et cette affaire ne constitue ni une première ni un cas isolé.
Ce qui rend l’histoire politiquement intéressante ce n’est pas la question de l’espionnage, qui ne fait que révéler la naïveté habituelle des Européens face aux Etats Unis. La portée politique particulière est due à la manière dont cette nouvelle a été révélée au monde. Ce n’est pas une organisation de presse, un organisme public, ou même un simple journaliste, protégé, malgré tout et parfois trop faiblement, par son statut, qui a publié ces informations ; C’est un individu qui a volontairement et consciemment choisi de violer la loi de son pays au nom d’un intérêt qu’il a jugé supérieur. Or, quelques soient les motivations d’Edward Snowden, son action a évidemment servi l’intérêt des citoyens européens.
La manière dont il sert nos intérêt est également particulière et mérite d’être précisée. La faible réaction des autorités européennes, l’embarras très limité des américains, l’absence totale de conséquences politiques ne font que nous rappeler l’existence d’un fossé, de plus en plus dangereux, entre l’intérêt réel des européens et l’intérêt prétendument européen que les autorités politiques, nationales et européennes, ont décidé de défendre.
Dans de trop nombreux domaines, les aspirations légitimes des Européens sont aujourd’hui frustrées par des logiques qui leurs échappent. En matière de contrôle des données personnelles, de protection de notre environnement et de contrôle de la qualité de notre agriculture, en matière de développement énergétique ou en terme de libertés publiques, l’Europe et les Etats semblent ne plus entendre les citoyens. Seuls les juges apparaissent encore à même, au niveau national et surtout à l’échelle européenne, de contrer sporadiquement les velléités sécuritaires et de contrôle social des Etats.
Les lacunes apparaissent à tous les niveaux : que ce soit dans les choix, maladroits, de politique étrangère et d’interventionnisme, dans l’orientation économique, dont plus personne ne comprend l’origine politique et qui paraît désormais s’imposer « par nature » à tous les Européens, sans limitation de durée, ou lorsqu’il s’agit de préparer l’avenir, qui semble, dans les discours et actes politiques être une donnée désormais absente, la politique navigue aujourd’hui à distance du citoyen.
Le panorama devient encore plus kafkaïen lorsque l’on réalise que la politique européenne ne poursuit vraisemblablement aucun intérêt spécifique, même inavouable. Les théories du complot ont fleuri ces dernières années, mais il est difficile d’accorder beaucoup de crédit à ces reconstructions souvent approximatives et peu scientifiques. Il est évident que différents acteurs, agissant de manière plus ou moins occulte, cherchent à profiter d’une situation de faiblesse chronique de l’Europe, et il est sans doute également vrai que ces acteurs déstabilisent parfois de manière conséquente les équilibres internationaux, notamment en matière financière. Toutefois, il est difficile de voir dans ces interventions disparates, servant des intérêts multiples et variés, une stratégie coordonnée et contrôlée. Ce qui paraît bien plus probable à l’observateur averti, c’est que l’absence de direction politique de l’Europe et la capacité d’intervention déstabilisatrice d’institutions non-politiques sont le fruit du chaos, entretenu aujourd’hui par une oligarchie politique qui a perdu sa principale raison d’être : faire de la politique, c’est-à-dire protéger les citoyens, définir et défendre un intérêt commun, préparer l’avenir.
La politique a perdu tout son sens et donc le soutien populaire qui devrait, dans une logique démocratique, être son seul moteur. Elle ne prépare plus et ne défend rien, elle n’a plus de valeurs et plus d’odeur, elle est purement gestionnaire et tournée sur elle-même, elle s’auto-alimente au lieu d’être alimentée et d’alimenter à son tour la société. Elle ne crée ni espoir ni futur. Accorder à Edward Snowden l’asile politique en Europe reviendrait à rassurer les européens, à leur dire : nous n’avons pas fait cela pour rien. Cela correspondrait à une action politique pleine de sens, signifiante, qui parle aux citoyens européens et aux autres, qui marque une volonté partagée, une orientation. Une action qui montre que l’Europe, quoiqu’on en dise, est encore en vie et peut être sauvée. Une action qui pourrait, si nous y croyons encore, nous remettre sur la voie d’un avenir meilleur pour les Européens.
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