1 / Les limites de la démocratisation nationale
Les protestations massives et pacifiques de millions d’Egyptiens qui ont renversé le régime répressif et corrompu de Hosni Mubarak en 18 jours et l’expulsion du Président tunisien Zine El Abidine Ben Ali après une résistance civile massive pourrait devenir une étape importante dans l’expansion de la démocratie dans le monde. Au cours des 10 dernières années la forte tendance à la démocratisation qui avait suivi la fin de la guerre froide avait ralenti et il avait finalement semblé qu’elle pourrait même s’inverser. Dans les 5 années, de 1989 à 1994, la part des démocraties dans le monde estimée par la Freedom House de Washington D.C., avait bondi de 40 à 60 %. En 2005 et 2006, cette proportion culmina à 65 % avant de décliner continuellement jusqu’à revenir l’an dernier au niveau de 1994 [1].
Les études d’opinion internationales, toutefois, ont montré un soutien populaire fort et sans relâche en faveur de la démocratie dans toutes les régions du monde, y compris, par exemple, une moyenne de l’ordre de 80 % des personnes interrogées au Moyen orient [2]. En fait, aujourd’hui, la démocratie est reconnue quasiment de manière universelle comme la seule forme légitime de gouvernement. Même les régimes les plus autocratiques se voient demander de conserver au moins une façade démocratique. Les révoltes en Tunisie et en Égypte ont inspiré des manifestants et se sont fait l’avocat de la démocratie dans des pays gouvernés de manière autocratique et pourraient déclencher un effet dominos. Le succès d’une transition démocratique en Égypte constituerait un point décisif dans la région et au-delà. C’est du moins l’espoir qui repose derrière les comparaisons avec la chute du Rideau de fer en 1989.
La révolte en Égypte est aussi une source d’inspiration pour tous ceux qui défendent un ordre mondial plus démocratique et la création d’un parlement mondial. Les protestataires en Égypte en avaient assez d’être condamnés à être des sujets passifs n’ayant rien à dire dans les affaires de leur pays. Beaucoup de gens ont un même sentiment en ce qui concerne les affaires internationales. Les citoyens sont exclus des prises de décision internationales car elles ont lieu exclusivement à l’ombre des responsables gouvernementaux. Dans le même temps, de plus en plus de sujets sont négociés et font l’objet de décisions au niveau international, par exemple l’avenir du système financier global ou l’adaptation au changement climatique. Les marchés économiques et financiers intégrés au niveau global et le changement climatique ont rendu obsolète l’idée d’une autodétermination démocratique au niveau national.
Il est impossible, par exemple, d’échapper aux impacts de l’augmentation des prix de la nourriture qui résultent des marchés internationaux des biens de consommation. Ce qui, au premier regard, semble être une perte d’autonomie, est au moins pour partie une méthode des gouvernements pour protéger leur programme contre les interférences de la société et affaiblir le contrôle démocratique. Comme l’argumente Klaus Dieter Wolff, « la gouvernance internationale offre aux États l’opportunité de faire des engagements réciproques tels qu’ils puissent soustraire certains sujets au débat de la société et aussi à toute révision possible » [3]. L’organisation politique des ordres du jour du processus des G 20 informels en est un exemple ; un autre exemple récent en est l’Accord commercial anti-contrefaçon qui a durant des années été négocié en secret. Les parlements nationaux, à l’exception peut-être du Congrès américain, n’ont normalement pas d’autre alternative que d’accepter sans conditions ce que les gouvernements ont décidé entre eux. Dans cette perspective, le contraste saisissant entre le soutien prétendu à la démocratisation dans le monde et le manque presque complet d’action pour démocratiser le système international n’est pas une surprise.
2 / La démocratisation transnationale
Ceux qui sont engagés à construire la démocratie dans leurs pays, et qui sont animés d’un esprit neuf comme en Égypte, devront se demander : « Quel but y a t-il à construire une nation démocratique si elle doit être prisonnière dans un système international non démocratique et non transparent ? Dans un monde globalisé le confinement de la participation démocratique des citoyens aux institutions des États-nations, est quasiment équivalent à une incapacité (électorale). La réelle émancipation politique ne peut pas s’arrêter aux frontières nationales. Comme l’a expliqué l’ancien Secrétaire général des Nations unies Boutros Boutros-Ghali : « La démocratie au sein de l’État va diminuer de manière importante si le processus de démocratisation n’est pas étendu également au système de la gouvernance internationale… Ce projet inclue la tâche de donner aux citoyens du monde une voix plus directe dans les affaires du monde. Un lien direct entre les institutions globales et le peuple doit être établi sur le champ » [4].
En fait, il y a un autre aspect de la démocratisation qui n’a pas beaucoup attiré l’attention à ce jour mais qui n’est pas moins extraordinaire. Il y a une forte et croissante tendance à une plus forte interaction de représentants élus au-delà des frontières nationales et à la création de mécanismes formels pour leur entrée dans les organisations intergouvernementales. Selon une récente étude de Claudia Kissling, plus de 100 institutions parlementaires internationales existent aujourd’hui, dont environ 70 ont été établies depuis 1999 [5] . Les plus importantes sont les organes parlementaires formels des organisations internationales comme le Parlement européen, le Parlement Pan-africain, le Parlement du Mercosur ou l’Assemblée parlementaire de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe).
Cette tendance confirme la nécessité et les avantages de compléter la coopération internationale par la représentation parlementaire. Toutefois, cette tendance n’a pas encore atteint les organisations intergouvernementales à caractère global. Ni les Nations unies (ONU) ni aucun de leurs nombreuses agences et programmes spécialisés, ni l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fond monétaire international (FMI) ou le Groupe de la Banque mondiale n’ont d’organe parlementaire, même à titre consultatif. Ce défaut est l’une des principales causes du déficit démocratique de la gouvernance globale.
3 / Une assemblée parlementaire mondiale
L’existence de nombreuses institutions parlementaires régionales rend difficile d’argumenter qu’il serait impossible pour des raisons de principe de créer une Assemblée parlementaire globale (APG) qui représente des citoyens du monde à l’ONU, à l’OMC ou aux institutions financières internationales. Bien que, pour des raisons tactiques et pratiques il puisse être utile qu’un tel organe soit initialement fondé avec un but limité en tant qu’organe consultatif de l’Assemblée générale de l’ONU ou comme partie d’une autre organisation du système des Nations unies, le but est qu’il soit un jour relié formellement aux principales institutions intergouvernementales qui dessinent la gouvernance internationale. Les Commissions permanentes, Sous-commissions et Commissions d’enquête non permanentes, mises en place par cette assemblée pourraient s’intéresser à des sujets spécifiques et devenir liées à des organes et organisations spécifiques. Les Commissions pourraient agir de manière conjointe sur des thèmes recoupant leurs objets et coordonner diverses approches.
Lors de sessions plénières moins fréquentes, les résultats du travail des Commissions pourraient être combinés et adoptés. Comme assemblée parapluie de la gouvernance globale, une APG pourrait aider à dépasser la fragmentation du système et de la loi internationaux. Bien que l’organisme proposé ici soit largement connu et soutenu comme l’Assemblée parlementaire des Nations unies (APNU - UNPA), user du terme d’APG permet mieux de mettre l’accent sur cette approche globale.
Une APG ne devrait pas être conçue comme une simple extrapolation des institutions parlementaires comme on les connait au niveau national. Elle devrait plutôt être conçue comme une plateforme centrale et formellement organisée pour des délibérations globales qui permette à la société civile de participer à ses travaux. Les Commissions de l’Assemblée par exemple pourraient agir comme des plateformes pour une large délibération et devraient permettre la participation d’experts et de représentants de la société civile.
A l’opposé des organes intergouvernementaux tels que l’Assemblée générale de l’ONU, dans lesquels des diplomates appointés conduisent leurs affaires, les membres votants d’une APG seraient des responsables élus. Initialement, les membres pourraient être élus par les parlements nationaux, comme dans l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. A plus longue échéance, ils devraient être élus directement comme c’est le cas au Parlement européen depuis 1979.
Leur nombre maximal serait probablement de 700 à 800 délégués. L’Assemblée pourrait émerger progressivement d’une beaucoup plus petite structure. Le Global Public Policy Committees suggéré dans le rapport du panel sur les relations entre les Nations unies et la société civile (2004) [6] ou le Global Parliamentary group « qui devrait développer une vue globale et intégrante des principales organisations du système des Nations unies, des Institutions de Bretton Woods et de l’OMC » proposé par la Commission mondiale sur la dimension sociale de la globalisation la même année [7] pourraient constituer un bon point de départ.
La taille de la population est généralement considérée comme le principal facteur afin de déterminer le nombre de membres élus par pays. Au moment idéal, dans un avenir lointain, chaque être humain devrait avoir le même poids, quelque soit son pays d’origine. D’ici là, un système pragmatique de proportionnalité dégressive doit être trouvé qui assure un équilibre entre les petits et les grands pays, de la Chine avec 1,3 milliard d’habitants au Tuvalu avec 13000. Quelques modèles développés par le Comité pour des Nations unies démocratiques, montrent que cela devrait être possible [8].
4. Transformer la gouvernance internationale
Les enquêtes d’opinion internationales effectuées durant la dernière décennie montrent que la plupart des gens dans le monde soutiennent un ordre international basé sur la loi internationale. Steven Kull, signale que « les majorités dans la plupart des pays pensent que les lois internationales créent des obligations normatives comme les lois nationales et rejettent l’opinion que les nations ne devraient pas se sentir tenues de soutenir la loi internationale lorsque le faire est en désaccord avec leurs intérêts nationaux [9].
Que ce soit la conformité avec la loi internationale, l’atténuation du changement climatique, l’application des droits humains, le soutien à la démocratie, le désarmement nucléaire et le renforcement des Nations unies, de larges majorités de tous les peuples dans l’ensemble du monde soutiennent ces buts. La population dans son ensemble est beaucoup plus réceptive que les gouvernements nationaux à la coopération globale. Selon Steve Kull, une étude couvrant 46 pays a trouvé qu’une moyenne de 72 % se considéraient également comme des « citoyens globaux ». En fait, un sondage réalisé dans 19 pays en 2005 a établi que 63 % des personnes interrogées soutenaient « un nouveau Parlement des Nations unies, composé de représentants directement élus par les citoyens » [10] . A ce jour un seul gouvernement à exprimé son soutien.
Ce n’est pas une surprise. Vu qu’une APG serait composée de représentants élus responsables devant leurs électeurs, elle tendrait probablement à être plus proche de leurs vues que de celles des gouvernements nationaux. Son but réel serait d’avoir une vue globale et de considérer l’intérêt de l’humanité dans son ensemble au lieu d’intérêts nationaux étriqués. Une fois une large proportion de délégués élue directement, l’Assemblée serait dotée d’une légitimité politique sans précédent. Au travers d’une APG la citoyenneté mondiale pourrait s’exprimer par elle-même comme une autorité souveraine globale.
Alors qu’une APG, à son commencement, serait dotée de fonctions largement consultatives, ses pouvoirs augmenteraient progressivement. Elle pourrait le cas échénat devenir une institution clé dans un système législatif global. Ainsi que l’ex Président tchèque Vaclav Havel l’a suggéré dans un discours au Sommet du Millénaire des Nations unies en 2000, un parlement global pourrait être réprésenté par un système bicaméral consistant en une assemblée « ressemblant à l’actuelle Assemblée générale, et l’autre consistant en un groupe de délégués diurectement élus par la population du globe au sein duquel le nombre de membres représentant les diverses nations correspondrait donc approximativement à la taille des nations » [11].
Bien évidemment, une APG serait seulement une partie d’un processus beaucoup plus complexe et complet de transformation de l’ordre international en un système effectif de gouvernance globale démocratique. Mais sa fondation pourrait toutefois bien être la principale étape individuelle car elle pourrait agir comme centre de gravité pour de futurs changements. Un tel centre fait défaut aujourd’hui. Au plan global, la société civile n’a pas la structure, les moyens, la persistance et la cohérence pour maintenir un tel centre durant une longue période. Par exemple, le Forum permanent des Organisations non gouvernementales, vivement discuté durant les années 1990, n’a jamais vu le jour.
Au cours des dix, vingt dernières années, une abondance de panels de haut niveau, de commissions d’experts, de groupes politiques et d’autres initiatives ont publié une liste sans fin de rapports intelligents sur la réforme de l’ONU, les Objectifs de développement du Millénaire et la nécessité d’une gouvernance globale. Aucune réforme d’importance n’a été menée. Mais sans transformation du système en tant que tel, des politiques fondamentalement différentes au niveau global ne seront pas viables. Une APG est nécessaire pour conduire le processus de réformes de l’ordre mondial. Aucun autre acteur capable de le faire n’est en vue.
Une vision indépendante exercée par un organe démocratique tel qu’une APG est une condition préalable pour toute sorte de taxation globale ou de forces de maintien de la paix permanente des Nations unies. Sans une APG, tout renforcement substantiel de l’actuel système intergouvernemental ne pourrait qu’exacerber la crise de la démocratie et de la gouvernance planétaire.
5. Conclusion
Sans aucun doute, l’humanité est entrée dans une nouvelle époque. Nous vivons des changements qui sont souvent comparés à la Révolution de Gutemberg. L’invention et le développement de l’impression mécanique au 15ème siècle ont été un catalyseur décisif pour le changement sociétal qui a finalement établi l’âge des Lumières. L’ordre féodal a été balayé par une conscience nationale croissante de la population, culminant avec la Révolution française de 1789 durant laquelle la notion de l’État-nation moderne est apparue dans l’Ancien monde.
Comme les seigneurs féodaux dans le passé, les États-nations actuels sont également confrontés à un changement de conscience. La révolution technologique des trois dernières décennies dans les communications, le transport, les technologies de l’information et des médias a un impact sur nombre de gens et leurs visions du monde. Comme K. Abhay l’a récemment commenté, l’invention de l’internet et de l’internet connecté aux téléphones mobiles prépare la voie pour la conscience planétaire et la démocratie globale [12].
Une APG ne serait pas seulement le résultat du changement capital qui nous attend. Tout au contraire, elle est quasiment nécessaire comme catalyseur pour le nouvel âge des Lumières global. Après tout, l’Assemblée serait la première institution dans l’histoire humaine à créer un lien direct entre chaque être humain individuel et la planète, sans aucun intermédiaire. Elle pourrait incarner l’idée que chaque être humain est un membre responsable de la communauté globale et non un sujet passif d’un impénétrable appareil global, que son nom soit G8, G20, OMC ou FMI.
La lutte pour une APG ne concerne pas seulement le transfert du pouvoir dans le système international en faveur du peuple mondial souverain. Elle est également une lutte intellectuelle.
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