Le président Hollande est fondé à y voir un commencement : l’affirmation, dans la crise, de la communauté de destin des Européens de la zone euro. Si nous sommes solidaires face à l’adversité, alors nous sommes un peuple, nous formons un corps politique qui peut se donner, avec ceux qui voudront, une forme démocratique de gouvernement. La chancelière Merkel y voit une fin : émettre des euro-bonds pose la question de l’émetteur. Dans la pratique normale, les obligations publiques sont des titres d’État, des bons du Trésor. La zone euro n’est pas un État, et n’a donc pas de Trésor. Avant d’emprunter, les États qui utilisent l’euro doivent d’abord assainir leurs finances publiques, constituer un État, ouvert à ceux qui voudront, dont le Trésor pourra émettre alors, si de besoin, des euro-bonds. Ces deux positions, chacune d’une logique implacable, sont inconciliables.
D’autant moins conciliables que l’ambition initiale est oubliée depuis des lustres : « Nous ne coalisons pas des États, nous unissons des hommes », disait Jean Monnet. À Paris, comme à Berlin, l’Europe a été vécue depuis des lustres comme une machine à tirer les États d’affaire, et de préférence le sien mieux que l’autre. Et en France, l’affaire de l’État, après la reconstruction de l’appareil de production, financée par le Plan Marshall, ce fut la croissance, dirigée par le Commissariat du Plan ; l’affaire de l’État, après l’accession au statut de puissance nucléaire, vécue encore aujourd’hui comme l’« exception » française, ce fut encore la croissance, amplifiée par l’ouverture des frontières et couronnée par l’ « impératif » industriel. On peut dater du traité de l’Élysée de 1963, le rétrécissement de l’horizon européen de la France à son voisin allemand, et de la crise de la « chaise vide » de 1965, la réduction durable de l’intégration européenne à une coopération intergouvernementale : à défaut d’une France élargie aux dépens de la tutelle américaine sur ses voisins, la France hexagonale préférait un directoire franco-allemand tiré par elle et exerçant sa domination sur une Europe des États. Cette réalité longtemps stable restait en accord avec une vision franco-française de l’Europe comme l’affaire d’un État, la France, et par force, comme une affaire des États, contre la vision qui avait prévalu après l’échec de la CED et prévaut encore dans l’esprit de beaucoup, d’une Europe du marché, qui s’est avérée à la merci des marchés.
L’unité allemande a changé la donne. Berlin a dû s’endetter à un niveau inhabituel pour financer des transferts massifs vers les cinq nouveaux Länder. Pour résorber son déficit budgétaire, source potentielle d’inflation, tout en maintenant un taux de croissance suffisant, Berlin est restée fidèle à sa politique traditionnelle d’excédent commercial : sa compétitivité-prix, dégradée, a été restaurée en diminuant les salaires réels. En union monétaire, où le taux de change a disparu, c’est l’équivalent d’une dévaluation. Pour Berlin, l’union monétaire sans unité politique - cette anomalie européenne - apparut alors, dans la crise, comme une aubaine. Une fois consentis les sacrifices nécessaires à la restauration de sa compétitivité-prix, l’Allemagne excédentaire, bénéficiant de taux d’intérêt faibles, a pu, au nom de l’auto-discipline budgétaire requise par la survie de l’euro, imposer les mêmes sacrifices à ses partenaires, endettés et accablés de taux d’intérêt lourds, stimulant sa propre croissance et freinant celle des autres, figeant ou accentuant les déséquilibres industriels sur le territoire de l’euro, et faisant fonctionner la monnaie unique sans budget européen comme un formidable outil de protection de l’économie allemande : ce mercantilisme, qui substitue la concurrence fiscale et sociale des États à une concurrence loyale des entreprises sur un marché unifié, est une redoutable recette de division. Sans unité politique, l’union monétaire casse le marché intérieur, qui ne pouvait durer lui-même sans union monétaire, à moins de devenir ce que ses créateurs n’avaient pas voulu, une simple zone de libre échange, insignifiante.
C’est dans cette configuration de fait de l’espace européen sans frontières que l’Allemagne croit pouvoir imposer son modèle aux autres et faire de l’Europe une Allemagne élargie, renversant à son profit le directoire à deux, devenu germano-français, croyant faire de l’Europe une affaire de marché, la livrant aux marchés, et ressuscitant partout, contre les libres circulations, la véracité d’un discours mortifère, celui de la frontière. C’est le comble de l’intergouvernementalisme néo-libéral. Retour à la case départ.
Il aura fallu soixante ans pour boucler la boucle. Économique par défaut, l’Europe redevient politique. La méthode communautaire de l’intégration graduelle se heurte à sa limite : l’union monétaire ne marche pas sans unité politique. Le repli sur la méthode intergouvernementale a démontré depuis la crise son inanité : l’Europe n’est ni une affaire des États, ni une affaire des marchés, ce n’est pas non plus l’affaire d’un État qui aurait la vaine prétention de se poser en modèle. C’est l’affaire des Européens, au moins de ceux de la zone euro, liés par la monnaie que leurs États inconséquents leur ont donnée. C’est l’affaire de leur liberté et de leur sûreté, droits reconnus à tous les Européens par la Charte des droits fondamentaux, que leurs États, dans un autre moment d’inconséquence, leur ont octroyée. De la crise, un devoir est né, pour ces mêmes États, celui de reconnaître cette double inconséquence. Et de la corriger. Spinoza voyait dans la liberté et dans la sûreté des hommes les deux raisons d’être de l’État. L’union des hommes, citoyens de plusieurs États, c’est un État, qui est à la fois leur État et l’État de leurs États : cela s’appelle un État fédéral.
Union monétaire, union bancaire, union budgétaire, union fiscale : rien ne sera donné sans État. Aux Européens qui ne voudraient pas en payer le prix maintenant, qui ont la phobie des transferts de ressources ou de pouvoirs, nous disons qu’ils le paieront bientôt, ou leurs enfants et petits-enfants plus tard. Ils paieront leur déni de la réalité de l’Europe et du monde d’aujourd’hui : ils le paieront de leur liberté, dans la violence civile associée à la montée des extrêmes et au retour des frontières, et de leur sûreté, dans le sous-emploi, dans le gâchis des jeunes, la détresse des anciens, la précarité de tous, la déflation, le déclassement, le déclin.
Oui, les euro-bonds sont un commencement, que ce soit pour diminuer la charge de la dette, résorber les grands déséquilibres territoriaux de la zone euro, et plus largement de l’ensemble du continent, financer l’investissement dans un développement durable, garantir les déposants ou consolider nos banques, mais l’union monétaire ne sera jamais achevée, l’union bancaire, l’union budgétaire ou l’union fiscale ne verront pas le jour, sans la fondation d’un pouvoir nouveau, limité mais réel, indépendant des pouvoirs des États. Les euro-bonds, en dépit de la technicité financière du mot, seraient un lien (bond), un signe fort, comme la monnaie, et pour la sauver, d’une solidarité étroite entre les Européens, de l’accomplissement d’une expérience unique qui les unit depuis plus de soixante ans de paix ; le signe d’un contrat social européen.
Oui, les euro-bonds sont une fin, car ce contrat social n’aura pas de réalité durable sans contrat politique, sans constitution. Le 28 juin, Angela Merkel et François Hollande pourraient mettre facilement un terme à leur opposition en admettant que le contrat social ne va pas sans contrat politique. Le contrat social tient à quelques décisions que tous les chefs d’État et de gouvernement de la zone euro, et ceux qui voudront se joindre à eux, peuvent prendre le jour même et mettre en œuvre sous huitaine. Ces seules décisions, sans effets d’annonce ni auto-satisfaction excessifs, si elles tranchent radicalement par leur cohérence et leur complétude sur les atermoiements passés pourraient suffire, et pour longtemps, à tirer l’Europe de la dépression qui la guette. Quant à la promesse du contrat politique, si elle fait l’objet d’un engagement solennel, à valider selon un calendrier contraignant qu’il est facile d’imaginer, pourrait valoir, devant l’urgence, garantie de légitimité démocratique (no taxation without representation), même aux yeux du Bundestag et du Tribunal constitutionnel fédéral allemand.
Oui, le 28 juin, ou quelques semaines plus tard : euro-bonds et promesse de Constituante, ou la fin. Vie ou mort d’Europe.
1. Le 26 juin 2012 à 12:45, par Xavier En réponse à : Zone Euro : Pas de contrat social sans constitution
Mais COMMENT ont fait les pays rigoureux pour ne pas être surendettés ? Comment ont-ils donc fait sans les euro-bonds ?
Comment le Canada, la Nouvelle-Zélande et d’autres ont-ils bien fait pour assainir leurs finances ?
Comment la Californie s’en tire-t-elle avec sa dette abyssale alors qu’il n’y a pas aux USA de tels mécanismes de mutualisation des dettes ?
Et vous osez conclure « vie ou mort d’Europe » !
La France sait bien qu’elle est à deux doigts d’être dans la situation de l’Italie, de l’Espagne, de la Grèce et elle cherche donc à donner son boulet tout chaud à l’Europe. C’est clair qu’on a tout intérêt à ce que l’Europe soit solidaire.
Cette fable vous dit-elle quelque chose ? La cigale ayant chanté Tout l’été, Se trouva fort dépourvue Quand la bise fut venue. Pas un seul petit morceau De mouche ou de vermisseau. Elle alla crier famine Chez la Fourmi sa voisine, La priant de lui prêter Quelque grain pour subsister Jusqu’à la saison nouvelle. "Je vous paierai, lui dit-elle, Avant l’oût, foi d’animal, Intérêt et principal. " La Fourmi n’est pas prêteuse, C’est là son moindre défaut. Que faisiez-vous au temps chaud ? Dit-elle à cette emprunteuse.
– Nuit et jour à tout venant, Je chantais, ne vous déplaise.
– Vous chantiez ? j’en suis fort aise, Eh bien ! dansez maintenant.
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