A la frontière franco-allemande, les associations façonnent l’Europe de demain

3ème épisode de la mini-série « la frontière franco-allemande, bien plus qu’un tracé, un bassin de vie »

, par Théo Boucart

A la frontière franco-allemande, les associations façonnent l'Europe de demain
Rassemblement sur les rives du Rhin pour dénoncer la fermeture des frontières franco-allemandes, le 9 mai 2020. Photo : Peter Cleiss

GRAND ANGLE. Avec ses 451 kilomètres et sa structure de gouvernance complexe et dynamique, la frontière entre la France et l’Allemagne est un modèle d’intégration territoriale. Aux côtés des différentes structures institutionnelles transfrontalières, des associations pro-européennes tentent de réinventer l’engagement citoyen transnational. Reportage aux côtés des Jeunes Européens – Rhin Supérieur et Grande Région, deux partenariats transnationaux qui jettent des ponts tout au long de la frontière.

« Ce qui est important, c’est de ne pas attendre des évènements assez formels, comme les Entretiens de Strasbourg, pour que Français, Allemands et Suisses se rencontrent et échangent » affirme Clément Maury, vice-Président et responsable des relations transfrontalières au sein des Jeunes Européens – Strasbourg. Lui et quelques autres bénévoles de l’association ont en effet rencontré le 04 juillet dernier des militants des Junge Europäische Föderalisten du Bade-Wurtemberg pour une réunion plutôt informelle à Heidelberg, ville universitaire réputée nichée dans un cadre idyllique.

Cette rencontre s’est faite dans le cadre des Jeunes Européens – Rhin supérieur, (JEF – Oberrhein en allemand) une nouvelle instance de coopération entre les Jeunes Européens – Strasbourg, la JEF-Baden Württemberg et les Young Europeans Swiss, dont la charte a été signée lors des Entretiens de Strasbourg en décembre 2019. Ce cadre formel est constitué d’un Conseil trinational de huit membres (trois des côtés français et allemand, deux du côté suisse) et doté d’une présidence tournante. A Heidelberg, Strasbourg a ainsi « officiellement » fait la passation au Bade-Wurtemberg.

La visite sur les bords de la rivière Neckar était aussi l’occasion de plancher sur le programme d’activité commun pour les deux prochaines années. Un programme ambitieux, puisque la Baden-Württemberg Stiftung vient d’accorder aux JE – Rhin supérieur une importante subvention. Un joli succès, car pour les bénévoles impliqués, il s’agit avant tout d’organisation de projets concrets. « La période de confinement liée au coronavirus nous a tout de même permis d’organiser des projets transnationaux, comme un séminaire en ligne sur la crise des frontières mi-avril. Nous travaillons également sur le programme « Rheinbrücken/Ponts sur le Rhin » avec un ensemble d’actions sur l’année, tel que le « Oberrheintag/Journée du Rhin supérieur » en août, puis les « Freiburger Gespräche/Entretiens de Fribourg » à la fin de l’année » précise Clément Maury.

Même si une telle structure transfrontalière avait déjà vu le jour en 2003, il espère que la meilleure organisation des associations impliquées permettra une coopération pérenne et fructueuse.

L’appellation « Rhin supérieur » désigne stricto sensu la région entre Bâle en Suisse et Karlsruhe en Allemagne, incorporant la Suisse du Nord-Ouest, l’Alsace, le Pays de Bade et le Palatinat du Sud. Toutefois, les rencontres peuvent se dérouler dans tout le Land du Bade-Wurtemberg côté allemand, car Jakob Rauschert, qui assure désormais la présidence jusqu’au 31 décembre 2021, est également très engagé dans la section locale de Mannheim – Heidelberg.

« Dimension résolument européenne »

L’objectif de ces structures est d’européaniser concrètement l’action d’associations dont le but est justement de promouvoir l’intégration européenne : « il s’agit d’apporter une dimension résolument européenne à une section locale, en l’occurrence les JE-Strasbourg, en s’appuyant sur notre particularisme transrhénan ».

L’aspect transfrontalier des activités est également une occasion pour des jeunes des trois pays de se rencontrer, de mieux se connaître et d’évoluer dans un environnement interculturel. Les manières d’être et de travailler sont en effet différentes, ce qui peut mener à de fortes incompréhensions si chacun ne cherche pas à comprendre comment fonctionne l’autre. « L’une des différences interculturelles entre Français et Allemands concerne l’expression de la critique. Alors que les Français sont assez implicites et n’osent pas forcément relever des points d’amélioration dans l’organisation d’un évènement, les Allemands expriment leurs critiques de manière directe, ce qui peut étonner certains esprits non avertis. C’est ce qu’il s’est notamment lors des entretiens de Strasbourg au mois de décembre » renchérit Clément Maury. Ces petites différences n’empêchent pour autant aucunement la bonne organisation des projets.

La coopération transfrontalière « coule de source »

L’initiative rhénane a d’ailleurs fait des émules sur l’autre partie de la frontière franco-allemande, du côté de la Lorraine et de la Sarre. Le 13 février dernier, les entretiens franco-allemands de Nancy ont été l’occasion de signer un accord de partenariat entre les sections des Jeunes Européens de Lorraine, de Sarre et de Rhénanie-Palatinat pour créer les Jeunes Européens-Grande Région (ou JEF-Großregion).

Pour Timo Stockhorst, président de la JEF-Saarland et l’un des initiateurs des JE-Grande Région, la nécessité d’une coopération transfrontalière coule de source : « En tant que Jeunes Européens fédéralistes, nous demandons depuis des années une coopération transfrontalière plus forte – surtout au niveau politique. Dans la Grande Région, il est évident que les problèmes et les défis ne concernent jamais un seul pays ou une seule région, et que l’interdépendance est forte. Cela s’est vu de manière particulièrement douloureuse lorsque l’Allemagne a fermé les frontières au début de la crise. La JEF-Saarland s’est d’ailleurs associée à l’un de nos membres français pour porter plainte contre l’Etat fédéral allemand à cause de cette fermeture unilatérale. Nous n’avons pas encore eu de retour, mais nous espérons que la Cour de Justice de l’UE interdira de telles mesures ».

A la raison politique s’ajoute aussi un aspect plus pratique. « Beaucoup de nos membres étudient à l’Université de la Grande Région. Ils passent donc leur première année à Sarrebruck puis partent à Metz ou Trèves, ou inversement. J’entends toujours des remarques comme ‘j’aimerais rester membre de l’association, mais je vais partir à Nancy’. Avec la section des JE-Grande Région, peu importe qu’on se trouve en Sarre, en Rhénanie-Palatinat, en Lorraine ou au Luxembourg ».

Des projets sont également prévus, malgré la situation sanitaire qui a freiné le partenariat dans son élan « nous avons comme projets actuels d’organiser ensemble les entretiens franco-allemands de l’année prochaine et de participer au forum du futur de la Grande Région » précise Jeanne Morel, des Jeunes Européens – Lorraine, investie également dans cette coopération.

Limites institutionnelles et financières

Afin de tirer profit du « particularisme transrhénan » et des « interdépendances dans la Grande Région », ces différentes sections locales ont réussi à se coordonner pour organiser des activités réellement transfrontalières, avec une véritable valeur ajoutée interculturelle. Toutefois, cette structuration rencontre certaines limites.

« D’un point de vue juridique, les JE-Grande Région ne sont pas officiellement enregistrés. La première étape est seulement un accord de partenariat. Mon souhait serait de pouvoir créer une association transfrontalière, une véritable association européenne. Mais il nous manque pour cela une base juridique dans le droit européen » affirme Timo Stockhorst. « Une véritable Union européenne a aussi besoin d’une véritable société civile européenne. Nous faisons pression depuis longtemps, pour qu’un statut adéquat devienne réalité ».

Clément Maury abonde dans ce sens, « il existe des structures juridiques transfrontalières, comme le Groupement Européen de Coopération Territoriale (GECT), mais cela ne concerne que les organismes de droit public, alors que les associations relèvent du droit des sociétés. C’est bien dommage de ne pas bénéficier d’un statut vraiment européen ».

Cette absence de statut n’est pourtant pas complètement handicapant, « il suffit de voir comment essaye de fonctionner le Conseil des Etudiants d’Eucor – le Campus européen, composé de représentants des associations étudiantes des cinq universités concernées, pour comprendre que l’absence de statut d’association européenne peut être contourné de manière pragmatique, même s’ils sont confrontés aux mêmes défis que nous ». Le statut d’Association Européenne un véritable serpent de mer dans la construction européenne, puisque le Parlement européen a rédigé une résolution en faveur de ce statut dès 1984. En 1996, la Commission a publié une proposition, finalement abandonnée en 2005 devant la réticence des Etats membres. Ainsi, des associations à dimension européenne, comme les Jeunes Européens Fédéralistes sont en réalité des structures de droit belge, car basées à Bruxelles.

Le décalage entre les ambitions des institutions transfrontalières et les moyens financiers à disposition est également flagrant. La Conférence du Rhin supérieur est souvent prise en exemple pour illustrer cet état de fait : son « fonds de soutien de projets jeunes » met à disposition 20000 euros… par an, et pour l’ensemble du Rhin supérieur. Une goutte d’eau par rapport aux besoins, sachant que certaines associations obtiennent des financements d’une année sur l’autre.

Cet outil est pourtant le seul qui soit vraiment accessible pour les associations transfrontalières. Le cas des micro-projets INTERREG est particulièrement révélateur, ses conditions d’attribution des subventions excluant de facto des petites structures. « Ces micro-projets distribuent entre 5000 et 40000 euros par projet. Or, les financements sont alloués après leur clôture, les associations doivent donc avancer les financements, ce qui est difficilement envisageable dans bien des cas », regrette Clément, « si des fonds spécialement conçus pour des acteurs associatifs ne bénéficient qu’à des grosses structures professionnalisées, cela ne sert pas à grand-chose ».

Décalages de vues

Au-delà des considérations juridiques et financières, c’est un vrai fossé qui se creuse entre les attentes des associations dans la coopération transfrontalière et la vision des institutions, peu importe leur nature.

Le manque de solutions concrètes proposées aux Jeunes est particulièrement déploré, « nous avons participé en février dernier à un séminaire organisé par la Conférence du Rhin supérieur sur la place des Jeunes dans la région. Les conclusions adoptées à cette occasion ont montré à quel point leurs attentes ne sont pas pris en compte. Les Jeunes Européens – Rhin supérieur n’ont eu que cinq minutes, sur toute une journée, pour présenter leurs activités. Tant que les Jeunes seront considérés comme des « bénéficiaires » des mesures mises en place, plutôt que comme de vrais « acteurs », ce décalage persistera ».

Cet article est le troisième et dernier d’une mini-série intitulée « la frontière franco-allemande, bien plus qu’un tracé, un bassin de vie », publiée à l’occasion de la crise des frontières dû au coronavirus. Elle souhaite montrer tous les enjeux régionaux, ainsi que la vitalité des interactions de part et d’autre de la frontière, pour que le lecteur puisse comprendre à quel point une fermeture de la frontière franco-allemande, même partielle et temporaire, a des conséquences considérables sur la vie de millions d’habitants.

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