Le 15 décembre dernier, le Mouvement Européen – Alsace-Haut-Rhin (MEA-68) organisait une conférence en ligne au sujet de la Collectivité Européenne d’Alsace, avec pour intervenante de marque la ministre déléguée à l’Insertion et ancienne présidente du Conseil départemental du Haut-Rhin, Brigitte Klinkert.
Pendant près d’une heure, l’ancienne élue, figure locale des relations franco-allemandes, a expliqué au public l’importance de cette nouvelle collectivité, créée par la loi du 2 août 2019 : « La Collectivité européenne d’Alsace est une renaissance pour l’Alsace, une Alsace ouverte sur l’Europe, et non renfermée sur elle-même […] Je souhaite rappeler l’importance des liens franco-allemands, surtout dans une région qui mène plus de projets avec ses voisins outre-Rhin, qu’avec le département des Vosges ou le territoire de Belfort ».
Suivie par de très nombreux militants du Mouvement Européen et des Jeunes Européens, la conférence a également été l’occasion d’évoquer les nouvelles compétences conférées à la CEA : coopération transfrontalière, développement du bilinguisme, autorité de gestion du Fonds Social Européen (FSE), transports (et notamment la gestion du réseau autoroutier), en plus des compétences départementales classiques. « La CEA est un laboratoire européen de la France » a précisé Madame Klinkert, soucieuse de mettre en exergue l’importance des flux transfrontaliers et continentaux en Alsace. Après tout, Pierre Pflimlin ne disait-il pas « Je suis Européen parce que je suis Alsacien » ?
Au-delà du symbole politique et culturel que représente cette « renaissance », il semble bon d’essayer de savoir en quoi la Collectivité va changer quelque chose dans le mille-feuille institutionnel français.
Dix ans de préparation
La CEA n’a pas été créée du jour au lendemain, un beau jour estival de 2019. En réalité, celle-ci est le résultat de près de dix ans de réflexions et de débats sur la particularité de l’Alsace et de ses deux départements. Si l’on fait exception de la proposition de certains députés français de créer une collectivité alsacienne unique en…1934 (les régions n’existaient pas encore), l’année 2011 a marqué le début des propositions concrètes, comme la déclaration commune des présidents des conseils généraux et régional en faveur d’une collectivité unique, suite à un avis exprimé en ce sens par le Conseil économique social et environnemental régional (CESER) d’Alsace.
La réforme des collectivités territoriales engagée par le président Sarkozy a débouché sur une proposition concrète de fusion des conseils généraux et régional pour créer une « collectivité Unique d’Alsace », soumise à référendum en avril 2013, conformément à la charte de l’autonomie locale que la France est censée avoir ratifiée dès 2007. La fusion est pourtant rejetée par une majorité d’électeurs dans le Haut-Rhin, alors qu’une participation très faible dans le Bas-Rhin sonne le glas du projet.
Un échec aux sérieuses conséquences pour la région Alsace, incorporée dans la nouvelle région Grand Est, lors de l’Acte III de la décentralisation décidée par le Président François Hollande.
Ce revirement complet de situation, ainsi que les bons résultats de candidats autonomistes aux élections locales (comme Unser Land), ont incité l’État et de nombreux élus locaux à repenser la « question alsacienne ». Malgré un refus catégorique de revoir le découpage régional décidé sous son prédécesseur, Emmanuel Macron s’est rapidement dit favorable à voir renaître une entité alsacienne. Le rapport du préfet Jean-Luc Marx, commandé à cette occasion, a d’ailleurs souligné un « désir d’Alsace » et des « spécificités régionales que l’État peut reconnaître ». Un rapport ambitieux qui a ouvert le débat au sein des plus hautes sphères de l’État, et ce, malgré l’opposition de l’exécutif régional du Grand Est (incarnée par le président Jean Rottner, pourtant farouchement opposé initialement à la fusion des régions de 2015). Le décret du 27 février 2019, puis la loi du 2 août de la même année ont acté la création de la Collectivité européenne d’Alsace, officiellement créée ce 1er janvier.
Compétences élargies
Alors à quoi ressemble cette « renaissance alsacienne » d’un point de vue institutionnel ? Il s’agit tout d’abord d’une fusion très partielle. Si les conseils départementaux du Bas-Rhin et du Haut-Rhin fusionnent pour donner naissance au « Conseil départemental d’Alsace », les circonscriptions administratives de l’État (les préfectures) restent inchangées. Par ailleurs, la CEA restera dans le Grand Est « dans un premier temps ».
Le Conseil départemental d’Alsace s’est réuni pour la première fois le 2 janvier à Colmar. Les 80 conseillers alsaciens (46 Bas-Rhinois et 34 Haut-Rhinois) ont élu à la tête de la CEA Frédéric Bierry, ancien président du conseil départemental du Bas-Rhin et seul candidat en lice, alors que la fonction ministérielle de Brigitte Klinkert, sa « rivale haut-rhinoise » l’empêchait de présenter sa candidature.
Du point de vue des compétences, le principal changement concerne le transfert de la gestion du réseau routier (plus de 6000 km). Ce qui serait, à en croire le média Rue89 Strasbourg, auteur d’un article complet sur la CEA, une occasion de « ressusciter l’écotaxe alsacienne ». Le caractère européen de la Collectivité doit également être sensiblement renforcé, au moyen d’un « schéma de coopération transfrontalier » élaboré avec l’Eurométropole de Strasbourg, le Grand Est et les Eurodistricts. À ce titre, l’Alsace sera un territoire-pilote pour la mise en place du Traité d’Aix-la-Chapelle, signé en 2019. Une politique de bilinguisme doit faire de l’Alsace le premier « territoire multilingue » de la République, grâce à une convention signée avec le ministère de l’Éducation nationale permettra à la CEA de recruter des enseignants d’allemand en Allemagne et de soutenir des cursus bilingues, ainsi que la mobilité transfrontalière. Une stratégie comparable à celle de certains Bundesländer allemands frontaliers avec la France, comme la Sarre avec sa Frankreichstrategie ou le Bade-Wurtemberg et sa nouvelle Frankreich-Konzeption, soulignant ainsi une certaine intégration régionale et transfrontalière.
Outre ces nouvelles attributions, la CEA dispose des compétences départementales classiques, comme la culture ou l’aide sociale. Côté budget, la nouvelle Alsace disposera de 2 milliards d’euros annuels, presque autant que l’Eurométropole, contre 3,3 milliards pour le Grand Est. Malgré tous ces changements, la Collectivité dispose de moins de compétences par rapport au projet initial de Collectivité Unique d’Alsace.
Nombreuses zones d’ombre
Un projet moins ambitieux qu’en 2013, et qui conserve encore des parts d’ombre. Lors de son discours inaugural, Frédéric Bierry a d’ailleurs tenu à souligner le caractère historique de ce moment… tout en taclant l’exécutif régional, « la nouvelle Collectivité Européenne d’Alsace est née du refus d’une loi stupide, la loi NOTRe, qui a fait disparaître notre région historique, l’Alsace. Une grande majorité des Alsaciens a refusé ce diktat. (...) Depuis 6 ans, nous n’avons jamais cessé mes chers collègues de dénoncer cette situation, et nous avons collectivement travaillé inlassablement au rassemblement de l’Alsace. (…) Ensemble nous allons écrire un nouveau chapitre de l’Alsace institutionnelle ».
Une partie du discours qui semblerait montrer la division de la droite alsacienne et du Grand-Est, entre Bierry et Rottner. Toujours selon Rue89, cette stratégie de division serait savamment orchestrée par l’Élysée, le président Macron ayant tout intérêt à désunir les élus d’un parti adverse, surtout en vue des prochaines élections régionales. Cependant, une telle confrontation de discours ne favorise pas la bonne appropriation de la CEA par les citoyens.
Un clivage CEA/Grand Est, mais également à l’intérieur même de la CEA. Le point central de crispation entre conseillers alsaciens semble être le siège de la Collectivité. Pour le moment, bien malin sera celui qui pourra affirmer qui de Strasbourg, Colmar, ou d’une autre ville (Mulhouse ?) deviendra le siège. Et ce, malgré le fait que Strasbourg ait été désigné par ordonnance comme siège provisoire. Certains spéculent sur un calcul politique : l’ancien président bas-rhinois ayant pris la tête de la Collectivité, le siège pourrait échoir à Colmar. À moins qu’un partage des compétences se fasse entre plusieurs sites, comme pour la région (Metz accueille les sessions plénières du conseil régional, tandis que Strasbourg héberge des commissions permanentes) ou le Parlement européen entre Bruxelles et Strasbourg.
De manière général, les observateurs s’accordent à dire que le projet « Collectivité Européenne d’Alsace » reste encore relativement flou. « Les spécialistes de droit public peinent encore à saisir les effets véritables car ils supposent une action sur le long terme » affirme Arnaud Duranthon, enseignant à Sciences Po Strasbourg, interrogé par Rue89. En effet, « ces compétences partagées relèvent essentiellement de la mise en œuvre de schémas, des documents de planification qui ne rendent pas l’action publique immédiatement palpable et supposent notamment la mobilisation des agglomérations et communes » (…) la CEA fera face à un problème similaire à celui des régions : en dehors de la politique du TER ou des lycées, il est difficile de percevoir les effets concrets des différents schémas, comme l’énergie, l’innovation, l’économie, l’artificialisation des sols, etc. »
Principe de différenciation
Un manque de clarté qui pourrait également s’expliquer par le caractère « novateur » de la Collectivité européenne d’Alsace. Dans un pays malade de son jacobinisme, tout processus d’autonomisation véritable des régions semble embourbé, mais cela n’empêche pas certains territoires de bénéficier de compétences particulières. Les territoires d’Outre-mer en sont un bon exemple, en particulier la Nouvelle-Calédonie, entité sui generis (de son propre genre). En France métropolitaine, d’autres collectivités suivent le même processus, comme la Corse ou la métropole de Lyon.
La CEA est toutefois une structure différente des territoires d’Outre-mer car ce n’est pas une collectivité unique, ni une région à proprement parler. Ce principe de « différenciation », inscrit à l’article 72 de la Constitution française, est un des outils pour une meilleure reconnaissance des spécificités locales de certains territoires, même si cela engendre souvent une complexification du système administratif français.
Dans la région Grand Est, l’expérience de la Communauté européenne d’Alsace semble avoir fait des émules. Dès mai 2019, les élus du département de la Moselle ont adopté une délibération pour exprimer leur droit à la différenciation et revendiquer la spécificité locale mosellane. À terme, leur objectif serait de créer un « eurodépartement » de la Moselle, doté de compétences élargies. Plus qu’une énième structure ad hoc, la CEA sera-t-elle un laboratoire territorial pour une France désireuse de s’intégrer plus efficacement dans une Europe des régions à vocation fédérale ? Les prochains mois délivreront les premiers éléments de réponse.
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