Alban Mikoczy : « Les Italiens sont plus attachés que nous à la presse régionale et d’opinion »

Un article de la série « la liberté de la presse en Europe en 2020 »

, par Antoine Potor

Alban Mikoczy : « Les Italiens sont plus attachés que nous à la presse régionale et d'opinion »
Rome - Licence Pixabay

Alban Mikoczy, correspondant de France 2 en Italie depuis septembre 2018, a répondu à nos questions concernant la presse en Italie, notamment dans ce contexte si particulier de pandémie. En 2020, Reporters sans Frontières classe le pays à la 41ème de son classement annuel de la liberté de la presse. Une amélioration de 36 places depuis 2016.

Vous êtes en Italie depuis septembre 2018, comment avez-vous perçu le comportement de Matteo Salvini à l’encontre de la presse ?

AB : Il y a deux choses, il y a un côté matamore, un peu vindicatif, qui fonctionne auprès de son électorat : les gens sont contents d’entendre que les journalistes font mal leur travail ou diffusent des fake news. Cependant, cela ne va pas aussi loin qu’avec d’autres leaders populistes dans le monde. Il est même possible de travailler avec Matteo Salvini, si vous sollicitez une interview, vous l’avez, et ce sont des interviews qui se passent dans un climat respectable. On ne peut pas dire que l’on se retrouve face à quelqu’un qui pratique le bashing systématique des médias.

On se rappelle notamment de ses attaques contre Roberto Saviano, il s’agissait aussi surtout d’un comportement à but politique ?

AB : Avec Roberto Saviano, il y a profond désaccord sur leur vision de l’Italie. Tout ce en quoi Saviano croit, Salvini le rejette, donc ils sont sur deux postures politiques très différentes. Par ailleurs Saviano est un homme du sud, Salvini un homme du nord. Il ne faut pas oublier que la Lega, bien que ne s’appelant plus la Ligue du Nord (Lega Norte) est assez proche des intérêts des grands industriels lombards ainsi que de la population de Lombardie, qui estiment qu’une partie de l’argent est redistribué à perte au Sud de l’Italie. Il est donc normal qu’ils soient sur des postures différentes et qu’ils ne partagent strictement rien.

Assiste-t-on à un vrai changement depuis le départ du leader de la Ligue du Nord ?

AB : Lorsque Matteo Salvini était ministre de l’Intérieur, on aurait pu voir le vote d’un certain nombre de lois liberticides, comme Orbán l’a fait en Hongrie : il n’y a pas eu tout cela. Salvini a géré principalement l’histoire de ports fermés et de migrants, parce que c’est politiquement porteur, cela satisfait son électorat et peut être aussi parce que c’était nécessaire pour l’Italie à un moment. C’est ce qui a été son occupation principale, il ne s’est pas lancé dans beaucoup de lois sur l’information, parce qu’il n’en avait tout simplement pas les moyens. Ce n’était pas dans ses responsabilités, il était dans un gouvernement de coalition où finalement il a été le maillon faible alors qu’il s’attendait, au contraire, à ce que les autres se « dégonflent ».

Quel est le sentiment des Italiennes et Italiens vis à vis de leur presse ?

AB : Si Salvini a convaincu, c’est sur l’absence de solidarité européenne. Sur ce point là, le public italien est globalement rangé derrière les idées de Salvini : dès qu’ils ont besoin de quelque chose, l’Europe est absente ou alors elle se fait tirer l’oreille, on le voit actuellement dans le règlement des mesures financières liées au coronavirus.

Concernant son rapport à la presse, Salvini est un populiste, on s’attend à ce qu’il critique tous les corps intermédiaires : les experts, la presse, etc.. Il est dans son rôle et finalement il ne faut pas le survaloriser.

“Salvini est un « nain » à côté de ce qu’a pu faire Berlusconi”

Finalement il n’y a pas vraiment eu d’influence directe de Salvini sur le ressentiment vis à vis de la presse ?

AB : Non, il y a une partie de l’électorat de Salvini qui estime que les journaux ne font que mentir, mais vous savez il y a toutes les opinions qui sont représentées dans les médias de la presse italienne : des journaux proches des communistes, d’autres du Vatican, ou encore du Mouvement 5 Étoiles, et enfin des journaux proches de Salvini. Quant à l’instrumentalisation de la presse, Salvini est un « nain » à côté de ce qu’a pu faire Berlusconi.

Justement, est-ce que cette proximité entre le monde politico-économique et la presse occupe le débat public en Italie ?

AB : Actuellement l’Italie est focalisée sur la pandémie du coronavirus et c’est de ça dont les gens parlent. Ensuite vis à vis de la presse, à l’époque de Berlusconi, où des chaînes de télévision ont été mises au service d’un candidat puis d’un Président du Conseil, on était dans une période de faible indépendance, au moins des médias télévisés et radios envers les décideurs politico-économique.

Aujourd’hui ce n’est plus le cas, Salvini ne possède pas de chaîne de télévision qui serait à ses ordres. Effectivement, lorsqu’il a été Ministre de l’Intérieur, un proche de la Ligue a été nommé à la tête de la RAI - ndlr, Marcello Foa, est-ce que les journaux de la RAI ont profondément changé ? Non, il y a eu deux ou trois exemples d’émissions qui n’étaient pas d’une grande neutralité, mais c’est anecdotique sur un total d’émissions permanentes et honnêtement, les journaux télévisés n’ont pas changé tant que ça.

“C’est difficile d’être porteur de mauvaises nouvelles, mais si on n’est pas aussi porteur de mauvaises nouvelles, alors on est porteur de quoi ?”

En France, on a reproché à la presse de dramatiser la crise du Covid-19, contrairement à l’Allemagne par exemple, qu’en est-il en Italie ?

AB : Les Italiens ne jettent pas la pierre aux journalistes sur le Covid-19, parce que l’Italie est le premier pays qui a pris l’épidémie en pleine figure et qu’elle ne s’y attendait pas. Le 21 février lorsque nous sommes arrivés à Codogno - ndlr, là où a été diagnostiqué le premier malade du covid-19 - il y a avait trois malades, aujourd’hui il y a plus de 30 000 morts dans le pays, cela n’a plus rien à voir, et tout cela s’est passé en moins de trois mois. Il s’agit de 30 000 décès à l’hôpital, on peut multiplier par deux en comptant les maisons de retraite et les gens décédés à domicile. Donc non, on ne reproche pas aux médias italiens d’avoir dramatisé.

Je vais même ajouter quelque chose sur la France : je suis signataire d’un appel qui est intervenu début mars disant aux français “attention ce qui se passe en Italie peut vous toucher”. Lors d’un journal télévisé de France 2, présenté par Laurent Delahousse, j’avais dit “l’Italie, c’est la France dans 10 jours”. A la suite de quoi j’ai reçu un torrent d’insultes sur Twitter, des gens qui ont depuis effacé leurs messages me disant “vous rendez-vous compte de ce que vous dites, l’Italie en est à 4000 morts, jamais la France n’atteindra ce chiffre, on saura vous le faire payer”.

Tous ces gens ont fait disparaître leurs messages mystérieusement depuis, et je le regrette car on aurait pu en débattre. C’est difficile d’être porteur de mauvaises nouvelles. Celui qui est porteur de mauvaises nouvelles, on le sait depuis la Grèce antique, est livré aux pierres de la foule, mais si on n’est pas aussi porteur de mauvaises nouvelles, alors on est porteur de quoi ?

Est-ce qu’il y a un impact du Covid-19 sur la presse en Italie ? Notamment sur la presse locale, je prends l’exemple d’un journal à Rouen qui vient d’être mis en liquidation judiciaire…

AB : Les Italiens sont plus attachés que nous à la presse quotidienne régionale et d’opinion, les gens achètent plus de journaux. Lorsque Giuseppe Conte, au tout début du confinement, a défini la liste des commerces essentiels - ndlr, le 21 mars dernier - qui allaient rester ouverts, il a mentionné les pharmacies, les supermarchés, mais également les kiosques à journaux, qui n’ont jamais été fermés en Italie.

C’est très révélateur de cet attachement que les Italiens ont pour leur journal du matin. Évidemment, cela est plus le cas chez les personnes âgées, mais les jeunes lisent les quotidiens sur internet. Il n’y a pas, contrairement à la France, cette dimension où tout le monde est journaliste. En France tout le monde sait tout : on m’apprend mon métier tous les jours, c’est très intéressant… (rires) En Italie, le métier de journaliste est respecté pour ce qu’il est, c’est à dire pratiqué par quelqu’un qui se donne le mal d’aller sur le terrain, de faire des enquêtes, de ramener des informations.

L’année dernière, une étude de la Fondation Jean Jaurès pointait le manque de couverture médiatique de l’Union européenne en France, seulement 2.7% des sujets diffusés aux journaux télévisés de 20h. La couverture italienne de la vie européenne est-elle comparable ?

AB : Il y a encore moins de couverture de l’actualité européenne en Italie qu’en France. Certes, la RAI - ndlr le groupe audiovisuel public italien - a un correspondant à Bruxelles mais ce sont à peu près les seuls. Globalement Bruxelles est vécu comme un grand « machin » assez mystérieux et qui ne rapporte pas grand chose à l’Italie, c’est aussi pour cela que les Italiens en ont un regard aussi négatif.

Donc, il y a encore moins qu’en France une volonté d’expliquer ce que fait l’Europe. Pourquoi ? Parce que les partis politiques au pouvoir aujourd’hui sont globalement eurosceptiques, même dans la nouvelle coalition avec le centre-gauche, il n’y a pas de parti qui représente le courant pro-européen en Italie, ou alors il est laminé. Il y a le parti d’Emma Bonino - ndlr, présidente du parti Plus d’Europe - qui pèse actuellement 2% des voix, donc le courant pro-européen est absent de la vie politique, des médias et des émissions journalistiques. On peut se poser une vraie question : quel avenir pour l’Europe après la crise ? L’envie d’Europe ici en Italie est extrêmement faible.

“On est dans un pays où le correspondant étranger est parfaitement respecté”

Pour conclure, en tant que journaliste étranger en Italie, vous vivez comment votre profession ?

AB : L’Italie est un pays où il est possible de travailler. J’étais en poste en Russie avant, cela n’a absolument rien à voir - ndlr, Alban Mikoczy a été le correspondant de France 2 à Moscou pendant 5 ans, de 2010 à 2015. En Russie, pour le moindre reportage, il était nécessaire d’avoir une autorisation, on vous présentait parfois des scènes qui faisait penser au Village Potemkin, idéalisé, loin de la réalité.

En Italie, on ne crée pas une réalité virtuelle pour les journalistes étrangers, on ne les empêche pas de travailler. Je dois remercier chaleureusement les autorités italiennes, puisqu’avec la situation de confinement, j’aurais dû rester chez moi, comme beaucoup d’Italiens. Ils ont fait une exception pour les journalistes, y compris les correspondants étrangers qui ont eu la possibilité de continuer à travailler, à circuler librement dans le pays, malgré la situation sanitaire particulièrement délicate. On est dans un pays où le correspondant étranger est parfaitement respecté.

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