En fin de compte, comme l’a dit la présidente Von der Leyen : « soit les grandes puissances se retirent des institutions, soit elles les prennent en otage dans leurs propres intérêts ». De manière détournée, l’UE en tant qu’institution souffre également de l’influence des puissances étrangères, qui s’exerce indirectement, conséquence du principe d’unanimité européen en matière de politique étrangère. C’est la raison pour laquelle la réforme proposée par la Commission est aussi essentielle qu’improbable.
De nombreux gouvernements de l’UE entretiennent désormais des relations étroites avec des pays comme la Chine ou la Russie. Certains, comme Chypre, ont une affinité historique et économique avec la Russie, tandis que d’autres, comme la Hongrie, s’en rapprochent davantage sur le plan idéologique. D’autres encore, comme la Grèce, la Hongrie ou le Portugal, bénéficient tout simplement d’investissements chinois dans des infrastructures clés, ce qui les rend réticents à dénoncer les atteintes aux droits de l’homme.
Et puis il y a l’Allemagne. Pendant la crise de l’euro, confrontée à un effondrement de la consommation sur son marché d’exportation traditionnel, l’économie allemande s’est orientée avec entrain vers l’exportation de ses produits de haute qualité en Chine. A présent, l’Allemagne va dans la direction inverse en raison du dumping chinois et de son marché fermé.
La Chine : une pression économique
Durant la crise de l’euro, la Chine a investi en Europe, notamment dans des projets d’infrastructures. L’exemple le plus connu est probablement l’acquisition du port du Pirée, en Grèce, gérant environ la moitié du commerce de biens du pays par le biais d’une entreprise d’État chinoise. Cependant, le 10 septembre 2020, la Cour des comptes européenne a identifié de multiples risques économiques et politiques liés à l’investissement chinois.
La Chine a également créé le format 17+1, en signant des accords bilatéraux avec la plupart des pays d’Europe centrale et orientale, ainsi qu’avec l’Italie, dans le cadre de sa nouvelle route de la soie. Ces accords d’investissements enfreignent les normes de l’UE, et pourraient entrer en conflit avec la politique commerciale commune de l’Union.
Mais ils posent aussi problème pour des pays comme l’Allemagne, devenus dépendants de l’exportation vers le marché chinois durant la crise de l’euro. Ainsi, le gouvernement d’Angela Merkel a adopté une position très favorable à la Chine, contre l’avis de son agence de renseignement, concernant par exemple la participation de Huawei au déploiement de la 5G.
La présidence allemande du Conseil de l’Union européenne avait d’abord espéré accueillir en septembre un sommet à Leipzig pour célébrer l’aboutissement d’un accord d’investissement bilatéral UE-Chine. Il n’a finalement pas eu lieu, et pas uniquement à cause de la Covid-19. La Chine refuse en effet d’ouvrir davantage ses marchés, notamment ses marchés publics, aux entreprises étrangères, tandis que ses propres entreprises se livrent au dumping. En conséquence, les entrepreneurs allemands ont opéré un revirement vers la défense commerciale (ou le protectionnisme, selon le point de vue).
Au lieu d’un accord facilitant les IDE des entreprises européennes en Chine et dans les marchés publics chinois (et vice versa), la plus grande avancée de la Chine et de l’UE en 2020 aura été un accord reconnaissant des indicateurs géographiques.
La Russie : une affinité idéologique
Alors que les protestations de masses se poursuivent en Biélorussie, le gouvernement cypriote a bloqué le désir européen de sanctionner le gouvernement biélorusse. La raison : Chypre veut d’abord que l’UE sanctionne la Turquie pour sa violation des eaux territoriales cypriotes.
L’Union européenne se doit de défendre ses États membres, qui eux-mêmes se doivent une défense mutuelle. Il est légitime pour le gouvernement cypriote d’exiger le soutien de ses partenaires face à l’agressivité turque. Cependant, le choix de la prise de position sur ce sujet en particulier pourrait bien ne pas être anodin. Loukachenko est un allié de la Russie, et Chypre entretient un lien spécial avec la Russie pour plusieurs raisons. L’une davantage culturelle, les deux pays étant majoritairement chrétiens orthodoxes, mais également pour d’autres raisons plus significatives.
En effet, Chypre est connu pour vendre des passeports cypriotes à de riches étrangers. Parmi ceux qui ont acheté ce privilège, la moitié environ est russe. Chypre sert aussi de paradis fiscal à des Russes fortunés et à des entreprises russes, à tel point que début septembre, la Russie a annoncé des mesures punitives pour endiguer les flux. Parmi ceux qui déposent leur argent à Chypre, on trouve, sans grande surprise, des membres de la famille du président Loukachenko.
Il est donc difficile de concevoir que Chypre n’ait pas également en tête des motifs économiques lorsqu’elle bloque les sanctions contre Loukachenko. De plus, ce n’est pas la première fois que Chypre a une attitude clairement prorusse : l’île était l’un des pays opposés à l’introduction d’une loi Magnitski européenne, avec la Grèce, l’Italie et la Hongrie.
Mais la Hongrie et l’Italie pourraient-elles faire de même ? Oui ; la raison est idéologique.
Le style de régime créé par Vladimir Poutine, autoritaire, nationaliste et opposé à la communauté LGBT, est devenu un modèle pour d’autres aspirants dirigeants d’extrême droite dans l’UE. En Hongrie, Viktor Orban entretient une relation étroite avec Moscou en raison de leur proximité idéologique. Orban a à plusieurs reprises menacé d’exercer son veto contre des sanctions visant des oligarques russes, dont le plus récemment en septembre dernier, et a ralenti les négociations de l’accord d’association avec l’Ukraine.
De même, le parti italien d’extrême-droite la Ligue du Nord, au pouvoir entre 2018 et 2019, a des accords de coopération formels avec Russie unie, le parti russe au pouvoir. Aussi n’est-il pas surprenant que le gouvernement de coalition italien de cette époque ait appelé à lever les sanctions contre la Russie. Le gouvernement a ensuite bloqué leur extension à d’autres législateurs russes, et s’est opposé à une loi Magnitski européenne.
D’autres partis d’extrême-droite, comme le Rassemblement National de Marine Le Pen, ont été financés par des banques russes, qui veulent maintenant récupérer leur argent. En Autriche, le FPÖ a à son tour signé un accord de coopération avec Russie Unie. Ses dirigeants ont appelé à lever les sanctions à l’encontre de Moscou et à dégeler les relations avec le pays. L’ancienne ministre FPÖ des Affaires étrangères, Karin Kneissl, a même invité Vladimir Poutine à son mariage.
Il n’est donc pas très surprenant que le FPÖ ait quitté le gouvernement après qu’il a été prouvé que des dirigeants du parti avaient demandé de l’argent à une femme se faisant passer pour la nièce d’un oligarque russe.
Le problème institutionnel
En fin de compte, le problème ne réside pas dans le fait que les pays européens aient des préférences en matière de politique étrangère et commerciale, ni même que des tiers tentent de manipuler les gouvernements et les acteurs nationaux. Les préférences politiques sont un élément naturel au sein du système européen ; ils sont généralement résolus via de difficiles compromis, en repoussant des décisions, ou en développant, petit à petit, des stratégies communes pour faire face à ces questions. Le programme Next Generation EU en est l’exemple parfait.
L’implication d’un tiers est un aspect indésirable, mais pas totalement inattendu de la politique, surtout pour de petits pays vivant dans l’ombre d’un plus grand État comme la Russie.
Le vrai problème surgit lorsque ces deux éléments se mêlent au sein d’un système qui requiert l’unanimité même pour une simple déclaration. Exiger un soutien unanime simplement pour condamner l’épuration ethnique des Ouïghours dans la région du Xinjiang, la tentative d’assassinat d’Alexei Navalny ou tout autre sujet n’a jamais eu beaucoup de sens.
Ces condamnations sont des déclarations symboliques, sans grande force de coercition. En revanche, elles deviennent un poids lorsque l’UE échoue à les faire, alors qu’elle affiche l’ambition d’un ordre démocratique mondial et multilatéral.
Et elle ne parvient pas à se montrer à la hauteur de ses ambitions : un lourd échec, surtout quand ces condamnations ne coûtent rien. On peut en dire autant des sanctions. Punir les dictateurs ou leurs acolytes pour leurs atteintes aux droits de l’homme est la réponse appropriée, et lorsqu’elle manque, l’UE apparaît comme lâche et hypocrite.
Pour le président du Conseil européen Charles Michel, le principe d’unanimité « favorise l’adhésion durable » des États membres et leur permet de « puiser leur force dans notre unité ».
Mais vu de l’extérieur, c’est l’inverse qui se produit. Quand des États tiers cherchent à influencer indirectement la politique étrangère de l’UE par le biais des États membres, et ce afin d’empêcher l’UE de porter ses valeurs hors de ses frontières, le principe d’unanimité n’est plus une force, mais une faiblesse.
Le vote à la majorité qualifiée sur un nombre limité de sujets ouvre la voie à une politique étrangère plus rapide et plus efficace. Parce que le monde se réchauffe autour de l’Europe, une action rapide est nécessaire.
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