Corinne Deloy : « Le projet de Viktor Orban n’est pas un projet européen »

, par Thomas Arnaldi

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Corinne Deloy : « Le projet de Viktor Orban n'est pas un projet européen »
Miro Cerar, Premier ministre de Slovénie en visite à la Commission européenne à Bruxelles le 10 novembre 2017 © European Commission, Etienne Ansotte, CC-BY-2.0

Corinne Deloy est chargée d’études au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI) et rédactrice au sein de l’observatoire des élections en Europe de la Fondation Robert Schuman. Le Taurillon est allé à sa rencontre pour évoquer un bilan électoral en 2017 et les nombreuses perspectives nationales de 2018 en vue des élections européennes de 2019.

Le Taurillon (LT) : A chaque nouvelle élection nationale en Europe, l’observatoire fait une analyse ex ante et ex post de la situation politique. En quoi consiste cet observatoire ?

Corinne Deloy (CD) : A l’origine, cet observatoire est un projet de Dominique Reynié, Professeur à Sciences Po et directeur de la Fondapol [Fondation pour l’innovation politique, ndlr]. Il a eu l’idée dans un livre qu’il publie chaque année, L’Opinion européenne, de faire une chronique des élections de l‘année passée au niveau européen, notamment dans les pays de l’Union européenne. Ce livre était publié à l’époque avec le soutien de la Fondation Robert Schuman. La Fondation a ensuite décidé qu’on pouvait également rédiger les chroniques en ligne directement sur le site internet. Ces chroniques sont généralement écrites un mois avant le scrutin et elles expliquent les enjeux, les personnalités et les forces en présence, un point sur les sondages, etc. Juste après le scrutin, on réalise un exposé des résultats et une petite analyse.

LT : 2017 était une « super année électorale », notamment avec les élections dans trois pays fondateurs aux Pays-Bas, en France et en Allemagne. Quel bilan peut-on tirer des élections en 2017 ?

CD : 2017 est une année intéressante parce que c’est une année où on a eu très peur. On a pensé que dans de nombreux pays les populistes - extrême droite ou extrême gauche - allaient s’imposer dans les urnes. En fait, il y a eu une forte croissance des partis extrêmes ou des populistes, mais aucun de ces partis n’y est parvenu dans les pays européens en dépit de leur continuelle croissance. En revanche, les forces pro-européennes se sont imposées, notamment en France. Emmanuel Macron était de loin le candidat le plus europhile, avec des meetings de campagne avec des drapeaux européens. Lorsqu’il arrive au Louvre le 7 mai et qu’il marche pour arriver à la tribune, triomphant, on entend l’Ode à la joie en toile de fond. Finalement, c’est une année qui a vu à la fois la victoire des pro-européens, avec dans le même temps la percée des populistes qui se confirme. En 2017, contrairement à 2018 visiblement, cette percée n’a pas débouché sur un succès.

LT : Pourtant en Allemagne, on a une percée inédite et fracassante de l’AfD (Alternative für Deutschland, extrême-droite) qui fait son entrée au Bundestag…

CD : L’Allemagne a rejoint les pays européens où les populistes sont là, bien présents et pèsent sur les partis de gouvernement. Effectivement, l’AfD a fait une percée tout à fait remarquable en 2017. Peut-être que la République Tchèque est un contre-exemple en la matière. Andrej Babis a gagné les élections en 2017, même si le gouvernement six mois après n’est toujours pas formé. Andrej Babis est un peu différent : il est indéniablement populiste mais on ne peut pas comparer le pays n’est pas la Hongrie ou à la Pologne. Il a quand même un côté pro-européen, il a surtout un côté pragmatique moins idéologique que Viktor Orban.

LT : Dans le dernier Rapport Schuman sur l’Etat de l’Union, vous semblez optimiste sur l’année 2018. Est-ce qu’au regard des élections qui se sont déroulées depuis janvier, vous êtes toujours optimiste ?

CD : Pas vraiment. Si vous voulez parler de l’Italie, on a un souci avec le concept d’élection et l’Italie en est un exemple parfait. Il y a la République Tchèque, il y a eu l’Espagne auparavant, on a vraiment du mal à concevoir un gouvernement. On vote, les partis de gouvernement sombrent, les partis sociaux-démocrates plus que la droite. On ne dégage pas de majorité et le mécontentement semble persister dans les pays européens en dépit du retour de la croissance. Les élections comme moyen de dégager une majorité de gouvernement pendant quatre ou cinq ans et que pendant ce temps-là les citoyens vont vaquer à leurs petites affaires, ce modèle-là ne fonctionne plus. Beaucoup de citoyens veulent être plus impliqués que simplement aller aux urnes une fois tous les cinq ans. Il y a une vraie demande de participation et les élections ne fonctionnent plus. L’offre politique est un vrai problème : la gauche et la droite sont de plus en plus proches ; le projet social-démocrate, sans doute parce qu’il a été un succès et qu’il a réussi finalement, devrait se réinventer avec un nouveau projet pour les années à venir. Il y a des questions à se poser, mais on ne se les pose pas. Il doit y avoir une conscience des enjeux.

LT : Si on commence un premier bilan des élections en 2018, on a eu l’Italie, même si l’Italie est à elle-seule un « laboratoire de populismes », les élections présidentielles tchèques et la réélection de Milos Zeman, et celle de Viktor Orban en Hongrie.

CD : Oui tout à fait. A noter également que Viktor Orban a tellement bien cadenassé son système électoral et sa Constitution qu’il va être très difficile de le remplacer un jour, sinon avec une union de l’opposition qui est complètement fragmentée, autant à gauche qu’à la droite de Viktor Orban avec le Jobbik qui est maintenant devenu presqu’un parti centriste. Ceci-dit, il a été réélu largement, donc acte.

LT : Avec le regain de participation des élections en Hongrie, on pensait que s’il y avait une forte mobilisation des électeurs, Viktor Orban pouvait perdre sa majorité constitutionnelle des deux tiers de sièges au Parlement…

CD : C’était une erreur, un souhait des analystes politiques. Ce n’était pas la réalité du peuple hongrois qui vote pour Viktor Orban. Il faut dire aussi qu’il n’y a pas vraiment de personnalité à gauche. Ils n’ont pas pardonné à leur ancien Premier ministre Ferenc Gyurcsanyleur de gauche et très libéral qui leur avait menti pour se faire réélire. Il n’a pas été pardonné, personne ne l’a remplacé et il n’y a pas vraiment de projet de gauche. En Hongrie, on a aussi voté contre les migrants car il y a cette peur de l’ "islamisation". La Hongrie a une histoire particulière avec un passé d’invasion turque. Viktor Orban s’en est servi pour faire grimper son score électoral.

LT : Est-ce qu’on a le même danger illibéral que la Hongrie pour la République Tchèque ?

CD : Je dirais qu’on a ce danger mais il est moindre. Andrej Babis est davantage chef d’entreprise, plus pragmatique, plus pro-européen si besoin est, plutôt que Viktor Orban qui se fait passer pour plus idéologue, avec des valeurs très traditionnelles. De plus, la République Tchèque va se constituer autour d’une coalition. Même si les forces du gouvernement ont complètement plongé comme partout ailleurs lors des dernières élections, elles se maintiennent. Evidemment, les Tchèques ont un Président un peu fou aussi, mais il n’a pas vraiment de pouvoirs. Je pense donc que l’histoire de la République Tchèque est vraiment différente.

LT : Pour les prochaines élections, on aura les législatives du 3 juin 2018 en Slovénie. Comment se dessine la campagne électorale ?

CD : Il y a une grande incertitude pour la Slovénie. Le Premier ministre Miro Cerar a démissionné après l’invalidation par la Cour suprême de son référendum qu’il avait fait précédemment sur les transports. Il en a profité pour démissionner et tente de ne pas apparaitre comme un parti qui a exercé quatre années au pouvoir. C’est d’ailleurs assez rare en Slovénie de terminer la totalité de son mandat. De ce fait, c’est plutôt bon pour lui. Selon les sondages, il se positionne en parti comme les autres, avec un bilan respectable. La Slovénie va beaucoup mieux et le pays est sorti de la crise économique. En face, on a comme à chaque élection en Slovénie, un homme nouveau avec la personne de Marjan Šarec qui a été candidat à l’élection présidentielle de 2017. Il a été candidat malheureux mais a obtenu un très bon résultat. C’est un ancien acteur, un imitateur, maire de Kamnik [ville du nord-est de la Slovénie] depuis deux mandats. Il n’a pas vraiment de programme, mis à part le fait que la Slovénie ne va pas bien et a besoin d’un sauveur. C’est plus facile de mobiliser les électeurs sur cette rhétorique, c’est très slovène comme conception. C’était la même chose lors des dernières élections avec Miro Cerar, nouvellement apparu. Comme il est très centriste et modéré, il a donc fait le travail. Il y a toujours de nouveaux personnages qui apparaissent à chaque élection législative et qui s’imposent, en tout cas pour les trois dernières élections.

LT : Pourtant le Parti du centre moderne (centre-gauche) de Miro Cerar semble en mauvaise posture dans les sondages pour aborder l’élection…

CD : Le parti de Miro Cerar est bas dans les sondages mais il a remonté. Marjan Šarec à qui on semblait prédire la victoire dans les sondages semble se stabiliser. De toute façon, ce sera une coalition, comme dans la plupart des pays d’Europe. Il y a de toute manière une grande incertitude, je ne sais pas si Šarec va arriver en tête. Je dirais plutôt que le parti de droite qui est le parti de l’ex-premier ministre Janez Janša qui considère qu’on lui a volé les précédentes élections puisqu’on l’a emprisonné juste avant, pourrait bien s’imposer dans les urnes. Ce serait logique, ce serait une alternance. La Slovénie a des populistes, Šarec est un peu plus virulent que les autres mais on n’a pas d’extrêmes. Bien sûr, il se positionne contre les quotas « imposés » par l’UE, en disant que la Slovénie ne peut pas accueillir de réfugiés, mais il reste assez modéré par rapport à ce qu’on peut connaître dans l’Union européenne.

LT : Dans moins d’un an, les élections européennes vont se dérouler. On a l’impression que la campagne électorale a déjà commencé en France et même au niveau européen. Quelles perspectives peut-on attendre de ces élections ?

CD : Effectivement c’est inédit et c’est intéressant, notamment en France où on a voté l’an passé. Pour l’instant, ça reste très national, même si on parle déjà des candidats au niveau européen. Qu’est-ce qu’on peut en attendre ? Si on regarde sur le papier aujourd’hui, c’est assez effrayant. On peut se dire que les anti-européens vont représenter 60% du Parlement européen, c’est-à-dire que pour la première fois les anti-européens peuvent être plus nombreux que les pro-européens au Parlement européen. C’est effrayant, c’est le résultat de ce que fait l’Europe. Le scandale Martin Selmayr par exemple, c’est exactement ce qu’il ne faut pas à un an des élections européennes. Ca peut être effrayant, mais je ne suis pas sûre que ces projections n’aient d’autre but que de se faire peur. Les partis eurosceptiques s’allient difficilement.

LT : Est-ce qu’on n’observe pas une sorte de double projet au niveau européen avec une « orbanisation » de l’Europe contre les réfugiés, contre les migrants et contre l’islam porté par Viktor Orban en Hongrie et de l’autre côté une vision très pro-européenne et libérale lancée sous l’égide d’Emmanuel Macron ?*

CD : Je suis d’accord avec vous mais le projet de Viktor Orban ne peut pas être un projet européen, ce n’est pas un projet européen. Fermeture des frontières et Europe des nations, ce n’est pas l’Union européenne. Viktor Orban, les Polonais, Šarec sont dans l’Union européenne et il faut parler avec eux, bien évidemment. Il ne s’agit pas de dire qu’il faut les rejeter, même si je pense que l’Europe aurait dû être plus ferme avec Viktor Orban. Il faut parler avec eux mais ça ne peut pas être une alternative politique au projet européen, c’est impossible.

LT : Selon les sondages des élections européennes en France, la République en Marche est placée en tête des résultats hypothétiques et le Front national avec un score important, est-ce que ça ne reflète pas cette dualité du projet européen ?

CD : Si tout à fait, ça reflète absolument cette dualité. Il y a des pro-européens qui veulent aller plus loin et il y a des partisans d’une Europe fermée, une Europe des nations avec ses frontières. En France, il n’y a plus trop d’opposition aujourd’hui, il y a des gestions d’actions à gauche, et à droite. Le Front national va rester le parti qui va recueillir l’opposition. Est-ce que cela s’inscrit dans un vrai projet européen ou alors est-ce que ces électeurs sont désemparés, se sentent laissés pour compte et vont soit voter le Front national, soit aller vers l’abstention ? Il y aura très certainement une abstention record, puis un vote Front national, pour traduire un ras-le-bol et un malaise. Les élections européennes sont un peu le réceptacle de ce genre de vote.

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