Le roi tchèque dans la main de Pékin
Depuis sa première élection en 2013, le Président Miloš Zeman a fait des relations avec Pékin une priorité. Si les deux pays peuvent sembler très éloignés, Prague est devenue par l’action de son président un ancrage sûr pour Pékin en Europe. En effet la Tchéquie est l’une des têtes de pont du vaste projet de la Nouvelle route de la Soie bâtie par Xi Jinping depuis une dizaine d’années qui prévoit la création de nombreuses infrastructures logistiques entre la Chine et l’Europe à travers le Vietnam, le Sri Lanka, la péninsule arabique mais également l’Asie centrale. Des enseignements sont prodigués par des professeurs chinois sur ce sujet à l’Université Charles de Prague et Pékin a vendu ses TGV, les premiers au sein de l’UE, à la Tchéquie, participe à la construction canal Oder-Danube etc.
Miloš Zeman est connu pour ses positions prochinoises : il s’est attaché les services de conseiller économique en la personne du président et fondateur de CEFC China Energy, la plus grosse entreprise dans les infrastructures énergétiques de Chine et n’hésitait pas à saluer les efforts de « stabilisation de la société » chinoise par Pékin. Ces très bonnes relations sino-tchèques profitent à la marque automobile tchèque Škoda et ont également permis à Prague d’obtenir plus rapidement des masques et gants au début de la crise du coronavirus. Néanmoins, Pékin est loin de disposer d’une quinte flush à Prague.
Des valets tchèques qui font cavalier seul
Alors que le Président tchèque et son Premier ministre Andrej Babiš y étaient fermement opposés, attachés à respecter le principe de la Chine unique, interdisant aux dirigeants signataires d’établir des rapports avec Taïwan que Pékin considère encore comme sa province, pourquoi le président du Sénat tchèque a fait un voyage sur l’île ?
C’est un véritable scénario de film qui a conduit Miloš Vystrčil à Taipei. Son prédécesseur, Jaroslav Kubera, du même Parti démocratique civique (ODS) conservateur et national-libéral que Vystrčil avait prévu de faire le même voyage. Seulement, une crise cardiaque a mis fin à ses ambitions et à sa vie en février dernier. Les lettres de menace envoyées par Pékin et la confrontation avec les autorités de son pays n’ont pas dû arranger les choses. Miloš Vystrčil ne s’est pas dégonflé et a poursuivi les efforts et la volonté de son prédécesseur. Le 30 août dernier, il s’est donc envolé pour Taipei accompagné de 8 sénateurs et du maire de Prague, figure de l’opposition tchèque.
Alors que Mr. Vystrčil souhaite que « d’autres hauts responsables politiques, par exemple de pays européens ou de l’Union européenne, [prennent] progressivement conscience de leur retard démocratique et se rendront eux aussi bientôt à Taïwan », le ministre chinois des Affaires étrangères Yi menace de "faire payer le prix fort [à Miloš Vystrčil] pour ce comportement imprudent et son opportunisme politique". La France, l’Allemagne et la Slovaquie notamment ont apporté leur soutien à la Tchéquie en dénonçant les menaces irraisonnables de Pékin. Le ministre des Affaires étrangères tchèque a rappelé que les relations diplomatiques ne relevaient pas de la compétence du Sénat tchèque tout en critiquant vertement les menaces chinoises.
Des députés et eurodéputés tchèques ont soutenu la démarche du sénateur en rappelant à Pékin que la Tchéquie n’est pas une province chinoise. Prague doit-elle s’inquiéter pour autant de mesures de rétorsion ? Un économiste rappelle que les échanges commerciaux avec Pékin sont comparables avec ceux menés avec la Roumanie et estime qu’un embargo chinois entrainerait une baisse d’1% du PIB tchèque. Membre à part entière de l’Union européenne, un isolement de Prague semble illusoire.
« Je suis Taïwanais ! » a lancé le sénateur en mandarin devant ses homologues, s’inscrivant dans les pas d’un certain John F. Kennedy. Sa venue fait d’ailleurs suite à la visite du secrétaire d’État américain à la Santé Alex Azar il y a quelques semaines à Taïwan, plus haut responsable étasunien à se rendre sur l’île depuis 1979. Le maire de Prague Zdeněk Hřib, qui fait partie de la délégation, est devenu depuis son élection en 2018 la figure de l’opposition au gouvernement et au président tchèques. Mr Hřib est le seul maire d’une grande ville européenne membre du Parti pirate, parti libertaire, social-démocrate et « cyber-démocrate ». Parmi ses nombreux adversaires : la Chine. Il s’était déjà illustré avec le courage de ses convictions en refusant d’exclure un diplomate taïwanais à la demande de son homologue chinois lors d’une conférence internationale. Il a également dénoncé l’accord des « Cités-sœurs » conclu par l’ancienne édile pragoise reconnaissant ce fameux principe de la « Chine unique ».
Autre cible privilégiée : la Russie. Après avoir renommé une place jouxtant l’ambassade russe à Prague du nom de l’opposant russe assassiné Boris Nemtsov, il a décidé de déboulonner la statue d’un général soviétique, affaire qui avait tendu les relations avec Moscou jusqu’à entendre circuler des soupçons de tentatives d’empoisonnement, décidément bien dans l’air du temps…
Enfin, dernière cible de choix : les gouvernements illibéraux. Zdeněk Hřib a signé avec Rafał Trzaskowski, maire de Varsovie, Gergely Karácsony, maire de Budapest et Ivo Nesrovnal, maire de Bratislava, le Pacte des villes libres, union de capitales d’États dirigés par des gouvernements accusés de dérives autoritaires ou illibérales.
Cette visite sur Formose a culminé avec la rencontre entre Miloš Vystrčil et Tsai Ing-Wen, la Présidente de Taïwan. Après un hommage rendu à l’ancien président du Sénat tchèque, décédé en février, les deux autorités se sont promis une plus grande coopération dans le domaine économique notamment. Monsieur Vystrčil a également invité son homologue à venir à Prague, promettant de futurs coups de bluffs en perspective.
Si certains habitants de l’île s’inquiétaient de la venue d’une délégation étrangère d’une centaine de personnes en pleine crise du coronavirus (avec 7 morts et moins de 500 contaminés dont 462 guéris, Taïwan gère plutôt bien la crise), cette visite a au moins le mérite de signifier à la Chine que le Vieux Continent est capable de faire primer ses valeurs essentielles de droit et de liberté face à des intérêts économiques. Pour rappel, seuls 14 pays de l’ONU entretiennent des relations officielles avec Taïwan et, parmi eux (Guatemala, Haïti, Nauru, Paraguay, Tuvalu…) aucune grande puissance, aucun européen… Pékin a obtenu la rupture des relations diplomatiques avec Taipei de huit pays sur les dix dernières années. Miloš Vystrčil, à travers ce voyage, rétablit à sa hauteur la grandeur des principes fondamentaux dont se targuent les États européens.
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