Couple franco-allemand, moteur de l’Union européenne ?

, par Jeanne Lemasson

Couple franco-allemand, moteur de l'Union européenne ?
Angela Merkel et Emmanuel Macron lors d’une rencontre à l’Élysée. Photo : Wikimedia commons

La Communauté économique européenne ainsi que l’Union européenne, qui constituent deux grandes avancées dans l’histoire de l’Europe, ont été mises en place en 1957 et 1993 après la Seconde Guerre mondiale. Suite aux approfondissements et élargissements établis par ces entités surtout économiques et politiques, de nombreux désaccords et problèmes ont été soulevés, car il était en effet primordial pour l’Europe de rester soudée, solidaire et prospère. Or, depuis de longues années, le fond du problème européen a essentiellement dépendu de la relation franco-allemande, tandem de pays se trouvant au cœur de l’initiative européenne.

L’Allemagne et la France, deux pays aux relations historiques complexes

L’Allemagne n’a pas toujours été considérée comme le principal rival politique de la France puisque durant des siècles, ce rôle avait été dévolu à l’Angleterre depuis la Guerre de Cent Ans (1337-1453), en passant par les guerres à l’époque de Louis XIV, de Louis XV ainsi que celles de l’époque napoléonienne. Ce n’est en effet qu’à partir du Second Empire (1852-1870) que la menace prussienne se manifesta nettement et déboucha sur la guerre franco-prussienne de 1870-1871, causant la défaite de la France et la perte de l’Alsace-Moselle. La paroxysme étant atteint lors des deux guerres mondiales et la défaite traumatisante de la France en 1940.

Suite à la Seconde Guerre mondiale et dans le cadre de la Guerre Froide naissante, les États-Unis, afin d’empêcher la propagation du communisme en Europe, proposèrent la mise en place du plan Marshall, visant à la reconstruction des pays qui accepteraient cette aide. Les pays d’Europe de l’Est, sous la domination soviétique ne purent l’accepter à cause de la pression de l’URSS. En revanche la France, l’Allemagne de l’Ouest, l’Italie et la Grande-Bretagne furent les principales bénéficiaires de ce plan. Les États-Unis ont donc poussé les pays d’Europe de l’Ouest, malgré l’échec de la CED (communauté européenne de défense) en 1954 en raison de l’opposition des parlementaires français, à se rapprocher dans ce qui allait devenir ultérieurement la CEE (regroupée avec la CECA, communauté européenne du charbon et de l’acier déjà mise en place en 1951, ainsi que l’EURATOM, communauté européenne de l’énergie atomique) lors du traité de Rome en 1957. Suite à la signature de ce traité, le Général de Gaulle, de retour au pouvoir en 1958, accepta l’engagement européen pour la France mais en imposant en partie ses conditions : dans l’esprit de celui-ci, l’avenir de l’Europe passait par une entente et une réconciliation avec l’Allemagne de l’Ouest. Or, seule sa stature historique (en tant que chef de la Résistance française) pouvait permettre de faire accepter aux Français ce geste de réconciliation sans faire paraitre cela comme un rapprochement avec l’ennemi d’hier, alors que la Guerre était terminée depuis une quinzaine d’années.

Une Réconciliation symbolique des deux pays

A l’époque de la CEE, il n’y avait que six pays : la France, l’Allemagne de l’Ouest, l’Italie et les pays du Benelux (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg). La France et l’Allemagne de l’Ouest avaient un poids démographique très fortement majoritaire dans cette Europe des six : à eux deux, ils constituaient environ 100 millions sur les 167 millions d’habitants, ce qui explique que les décisions et initiatives de la France et de l’Allemagne pouvaient se montrer très importantes. Cela contraste avec les chiffres d’aujourd’hui, car ceux-ci constituent désormais à eux deux environ 150 millions d’habitants sur les 448 de l’UE à 27 pays. C’est pourquoi, le couple franco-allemand est passé d’un peu moins de 2/3 de la population de la CEE en 1957 à environ 1/3 aujourd’hui, ce qui constitue une diminution conséquente.

De plus, le général De Gaulle avait voulu sceller la réconciliation franco-allemande en donnant à cela un côté solennel en juillet 1962 : celui-ci souhaitait en effet faire venir en France le chancelier Konrad Adenauer lors d’une cérémonie officielle à la cathédrale de Reims, lieu officiel du sacre des rois de France, suivi d’un défilé militaire au camp de Mourmelon, rendant cet événement d’autant plus mémorable. Le chancelier Adenauer se montra d’ailleurs très touché par cette marque de courtoisie que De Gaulle lui réserva à lui seul, en tant que chef d’État étranger. Il était donc important pour le général De Gaulle de réconcilier comme il le disait lui-même : « Les Gaulois et les Germains ». C’est la raison pour laquelle il fit signer le traité de l’Elysée en 1963 avec le chancelier Adenauer.

Néanmoins, le Parlement allemand n’accepta pas de voter ce traité en l’état-même : il décida ainsi de le vider en partie de sa substance initiale et d’y ajouter un préambule, selon lequel l’Allemagne reste fidèle à ses engagements envers l’OTAN et sous la protection militaire des États-Unis. En effet, ceux-ci craignaient certainement que De Gaulle ne veuille, à travers ce rapprochement, écarter les États-Unis des prises de décision concernant l’Europe.

Poursuite du processus de construction européenne

Le Général De Gaulle, déçu par cet échec ne put poursuivre avec la même intensité la coopération avec la RFA, d’autant plus que le chancelier Adenauer fut bientôt remplacé par le chancelier Ludwig Erhard notoirement pro-atlantiste. Les quatre autres pays de la CEE à cette époque (l’Italie et le Benelux) étaient d’ailleurs sur la ligne pro-atlantiste comme se manifestait l’Allemagne du chancelier Erhard. Il fallut donc attendre les années 1970 pour que le couple franco-allemand aiguillonne à nouveau la politique de la CEE. En effet, l’entente entre le président français Valéry Giscard d’Estaing, de centre droit, et le chancelier Helmut Schmidt du SPD fut très bonne. Ils furent ainsi à l’initiative du lancement de l’Europe sur une voie plus coopérative grâce la mise en place du serpent monétaire européen, permettant aux monnaies européennes de fluctuer seulement dans certaines limites et ainsi de créer une stabilité, mais également grâce à un Parlement européen, dont les députés seraient élus au suffrage universel à partir de 1979.

Parallèlement à ces nouveautés, la CEE voit peu à peu le nombre de ses États membres augmenter avec les vagues d’élargissement au Nord en 1973, au Sud en 1981 et 1986, puis à l’Est dans les années 2000. Cette extension de l’Europe nécessitait donc un accord entre les États membres, mais surtout celui entre les Français et les Allemands, chacun des deux pays défendant à la fois ses intérêts propres, en essayant tout de même de prendre en compte l’avis de son homologue d’outre Rhin. A chaque étape de l’élargissement de l’Union européenne, il fallut essayer d’amoindrir parfois les inquiétudes soit de la France ou soit de l’Allemagne. Si l’adhésion de la Grèce en 1981 ne posait pas de réels problèmes, en revanche la candidature du Portugal et de l’Espagne en souleva de nombreux, notamment pour la France. En effet, celle-ci redoutait grandement la concurrence future des produits agricoles ibériques. C’est pourquoi, après de fortes réticences initiales, la France a finalement accepté l’intégration de ces deux pays, moyennant des clauses restrictives provisoires sur les importations agricoles espagnoles et portugaises.

De plus, on peut dire que ce rapprochement entre la France et l’Allemagne a parfois suscité des inquiétudes et même des jalousies parmi les pays membres de l’UE. En effet, les dirigeants français et allemands avaient la fâcheuse habitude de réfléchir à deux aux idées futures qui pouvaient être utiles à l’UE, puis d’en discuter avec les autres pays membres après s’être préalablement entendus.

La Grande Bretagne s’irritait d’ailleurs souvent de cette connivence franco-allemande : comme on a pu le voir dans les années 1980, lorsque la première ministre britannique Margaret Thatcher n’appréciait guère le tandem très étroit liant François Mitterrand et Helmut Kohl, car les propositions de ces deux principales économies européennes avaient souvent un fort effet d’entraînement auprès des autres États membres. Les Britanniques craignaient d’autant plus une évolution fédérale de l’UE. Ainsi, Mitterrand et Kohl avaient beaucoup plus à cœur de pousser plus avant le projet européen, efficacement secondé à partir de 1985 par le président de la Commission européenne, Jacques Delors. Cela déboucha donc en 1986 sur l’Acte Unique.

Mais c’est la chute du mur de Berlin en 1989, suivie de celle de l’URSS en 1991 qui contribua à accélérer grandement l’évolution du projet européen, notamment sous la houlette des Français et des Allemands, puisque Kohl et Mitterrand posèrent les bases du futur traité de Maastricht et de l’adoption de la future monnaie européenne, l’euro. Si cette période dans le couple franco-allemand ne fut pas exempte de tensions, la confiance et même l’amitié entre Kohl et Mitterrand permit néanmoins des avancées décisives. L’événement le plus fort symboliquement fut le moment de recueillement main dans la main du président Mitterrand et du chancelier Kohl en 1984 devant l’ossuaire de Douaumont, pour commémorer la bataille de Verdun. Ainsi lorsque François Mitterrand saisit la main d’Helmut Kohl, on put percevoir sur les images d’archives l’intense émotion qui saisit le chancelier allemand.

Les difficultés du couple franco-allemand au sein d’une Europe à 27

Pour que le projet européen puisse avancer, cela nécessite que les dirigeants français et allemands aient les idées claires sur les objectifs à atteindre, ainsi qu’une volonté forte pour les appliquer : car s’il n’était pas toujours évident de convaincre les autres pays membres de l’Union européenne à 12, il devenait encore plus compliqué de le faire à 15 après 1995, à 25 à partir de 2004, puis à 27 aujourd’hui.

Le principe de l’unanimité dans les institutions européennes a d’autant plus bloqué les prises d’initiatives et de décisions entre les pays membres de l’UE, comme nous le montre d’ailleurs la « politique de la chaise vide » menée par De Gaulle de 1965 à 1966 (la France ne participant pas aux réunions du Conseil des ministres de la CEE, afin de montrer son opposition à la mise en place de la majorité qualifiée dans les prises de décisions). Aujourd’hui à nouveau, l’accord reposant sur le nombre de subventions attribuées aux pays de l’UE, dans le contexte de la crise de la Covid-19, s’est montré extrêmement complexe : la persuasion des pays dits « frugaux » à verser de l’argent aux pays du Sud les plus touchés par la crise s’est révélée être un réel casse-tête et a nécessité de multiples réunions entre les pays membres afin de trouver un compromis.

C’est pourquoi, même si un accord à deux semble plus à même de porter ses fruits, il ne faut toutefois pas oublier que si les Français et Allemands coopèrent étroitement au sein de l’Union européenne, aucun ne cesse complètement de défendre ses propres intérêts. En effet, une divergence d’opinions profonde entre la France et l’Allemagne existe toujours, comme en attestent la victoire du « non » au référendum en France sur le projet de Constitution européenne en 2005, et à l’inverse, celle du « oui » en Allemagne, ou bien encore la volonté de la France d’aider au mieux la Grèce lors de la crise économique de 2008 contrairement à l’Allemagne.

Il faut savoir qu’à partir de la mise en place de l’euro, les grandes avancées dans le projet de construction européenne sont restées limitées. Beaucoup d’économistes ont considéré que la zone euro ne constituait pas une zone monétaire optimale : en effet, une monnaie unique a été mise en place, mais sans fiscalité harmonisée au sein des pays de l’euro et sans redistribution des aides financières entre les zones les plus riches et les zones les plus pauvres. Cela n’a donc fait qu’accentuer les tensions économiques, déstabilisant ainsi la zone euro qui a enchaîné de multiples crises depuis 2008. Or l’Allemagne, possédant l’économie la plus puissante d’Europe, ne souhaite pour le moment pas entendre parler d’une gouvernance commune de la zone euro. Ce que le président Macron, suite à son arrivée au pouvoir, a désapprouvé : celui-ci a par exemple proposé la mise en place d’un ministre des finances de la zone euro. Cette divergence de perspective du couple franco-allemand nous prouve donc que parfois, les décisions à deux ne s’avèrent pas être si simples.

A ce propos, l’historien et germaniste Edouard Husson, dans son ouvrage récent : Paris-Berlin La survie de l’Europe, évoque la nécessité de mettre en place des politiques beaucoup plus concertées entre la France et l’Allemagne, ainsi que de plus grandes ambitions pour l’Europe. Ainsi, les deux pays européens sont à la croisée des chemins : soit ceux-ci acceptent une intégration et une concertation plus forte entre les pays membres de l’Union européenne, ou bien les divergences risquent fortement de s’accentuer. Certains auteurs, tels que l’essayiste, Coralie Delaume pensent à l’inverse, que le couple franco-allemand n’existe pas. Elle considère donc que chaque État défend ses intérêts et qu’aucun n’est réellement prêt à partager sa souveraineté nationale.

Sans aller aussi loin dans cette vision très pessimiste des choses, il faut convenir que le temps des demi-mesures et des résolutions in-extremis des crises ne pourra pas durer éternellement, si l’on veut faire avancer ce grand projet de construction européenne. Il sera également important que les pays de l’UE décident à un moment donné, s’ils le souhaitent, d’un destin réellement commun passant par l’avis de tous les pays membres, tout en maintenant les relations franco-allemandes au cœur de cette union, qui détermineront sans doute en grande partie, l’avenir du continent.

Pour se faire, il faudra ainsi démentir le titre du livre de l’historien Georges-Henri Soutou sur son étude des rapports entre la France et l’Allemagne dans la 2nde moitié du XXème siècle, lorsque celui-ci qualifie cette alliance franco-allemande : L’alliance incertaine. Au contraire, l’Europe ne pourra avancer que par une alliance indéfectible et réelle entre la France et l’Allemagne, aussi bien d’un point de vue monétaire, économique, militaire, politique que géopolitique. C’est pourquoi dans cette vision des choses, l’effet d’entraînement du couple franco-allemand sur les 27 pourra s’avérer décisif et permettra dans le même temps, de faire passer la défense individuelle de chaque pays, à la promotion de l’intérêt collectif de cette Union européenne.

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