Vous publiez le Mémoire que le jeune officier Henri Frenay a rédigé lorsqu’il était stagiaire au Centre d’études germaniques de Strasbourg en 1937-38. Pourquoi ce document est-il si important à vos yeux ?
Ce document est important car il permet de mieux comprendre la profondeur et la cohérence de l’engagement à la fois fédéraliste et humaniste d’Henri Frenay (1905-1988). Rappelons qu’il fut le fondateur du plus important mouvement de Résistance non communiste sous l’occupation allemande (Combat), mais aussi un pionnier du fédéralisme européen et un ardent défenseur de la réintégration de l’Allemagne dans une Europe démocratique. Contrairement à ce qui s’est souvent écrit, le Mémoire de recherche que le jeune officier, tout frais sorti de l’École supérieure de guerre, a rédigé en 1938, atteste que Frenay n’a pas attendu 1945 pour penser que la guerre est le produit de l’absence d’une Europe unie et fédérale.
Il s’agit d’une étude inédite, réalisée par un jeune officier français, sur le problème des minorités allemandes en Europe suite aux traités de paix post-Grande Guerre. Frenay démontre que ce fut une arme diplomatique redoutable dans la main d’Hitler, mais il note, de manière très lucide, qu’Hitler s’inscrit dans le mouvement « révisionniste » lancé par la République de Weimar. Lui, l’enfant de la Première Guerre mondiale, fils d’officier, éduqué dans la haine de l’Allemagne et dans « l’illusion de la Victoire », comprend que la paix de 1919 fut une mauvaise paix : si elle a amélioré la carte de la coïncidence entre nations et États, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, si, grâce à la Société des Nations (SDN), des procédures d’arbitrage ont été mises en place, cette « paix » a créé les conditions du maintien de millions d’Allemands hors d’Allemagne.
Après la Grande Guerre, le pourcentage des populations minoritaires passe de 23 % à 7,9%, mais 34% des Allemands se trouvent en minorités étrangères après 1918, contre 28% avant la guerre. Nous sommes donc à contre-courant du mouvement général, qui voit les communautés nationales en pays étrangers diminuer.
D’où une source de ressentiments et de conflits que Frenay analyse avec objectivité. Par exemple, il n’hésite pas à dire que les Polonais n’ont pas toujours respecté les droits de la minorité allemande de Haute-Silésie, et réciproquement pour ce qui concerne les Polonais côté allemand. Comment sortir de cet imbroglio de peuples minoritaires ? En faisant l’Europe, en créant une citoyenneté européenne.
Pouvez-vous nous expliquer ce qu’était le Centre d’études germaniques de Strasbourg et pourquoi Frenay fit ce choix ?
Ce mémoire est aussi intéressant car il permet de découvrir le Centre d’études germaniques, haut lieu de la germanistique française et de l’observation de l’Allemagne en un temps où elle était regardée comme « l’ennemi » à surveiller et à étudier.
Dans cette institution innovante rattachée à l’université de Strasbourg à partir de 1930, considérée initialement comme une « arme scientifique », se retrouvaient agrégatifs d’allemand et jeunes officiers destinés aux services de renseignement français. D’éminents universitaires y dispensèrent des cours, comme les historiens Lucien Febvre et Marc Bloch, le germaniste Edmond Vermeil, le géographe Henri Baulig, l’économiste Henri Laufenburger ou le juriste René Capitant dans les années 1930.
Frenay a été très marqué par son directeur de stage, René Capitant, qu’il retrouvera dans la Résistance. Capitant a été l’un des premiers universitaires français à étudier le nazisme (en Allemagne), et à dissocier l’Allemagne et les Allemands du nazisme. Il apprend, comme il le dira, « à faire la différence entre l’Allemagne et la caricature affreuse qu’en donnait le nazisme ». Ce sera la ligne de conduite de Frenay pendant et après la guerre.
Ce qu’il faut noter également, ce sont les raisons qui ont poussé Frenay à entrer au CEG, alors qu’il aurait pu faire une carrière d’officier brillant mais classique. Sa rencontre avec la féministe et antifasciste Berty Albrecht a été déterminante. À partir de 1935, elle organisa l’accueil des Allemands anti-nazis, avec, notamment, la Ligue des droits de l’Homme. Frenay a fréquenté ces milieux. Ces hommes lui montraient qu’on pouvait être Allemand et anti-hitlérien. C’est là l’origine de sa décision de se rendre à Strasbourg. C’est là aussi la source de ses combats à venir.
En quoi l’analyse de Frenay peut-elle nous éclairer dans la situation actuelle ?
Disons d’emblée que comparaison n’est jamais raison en histoire. Et quand bien même le président de la Russie fait un usage fautif de la référence au nazisme, dans un sens strictement polémique et contraire aux faits établis par les historiens (dignes de ce nom). Pourtant, on ne peut pas ne pas relever des liens, des résonances, entre la politique russe actuelle, la politique nazie et l’attitude des autres pays européens et des démocraties.
Premier élément : le refus d’analyser la situation politique et les conceptions des hommes politiques. Comme officier, dans les années 30, Frenay s’étonne de la méconnaissance que l’on a en France de la politique nazie et, surtout, de la volonté de ne pas prendre au sérieux ce qu’a écrit et ce que dit Hitler. Son mémoire témoigne qu’il a lu Mein Kampf en version allemande. Il l’a étudié avec ses professeurs. Ce qui est rare, y compris dans la haute hiérarchie militaire. Il sait la haine que le fondateur du national-socialisme voue à la France. Il sait qu’Hitler rêve d’un « Grand Reich », avec un territoire plus vaste que celui imposé par le traité de Versailles et agrégeant tous les Allemands séparés. Pour Hitler, les minorités allemandes éparpillées en Europe, sont des « lambeaux arrachés vivants de la chair allemande ». Son programme est de réunir les minorités allemandes et d’unifier le territoire allemand. Ce qui était annoncé dans Mein Kampf, « à la page 689 » précise Frenay, aurait dû être mieux pris au sérieux : « On ne conquiert pas les provinces perdues par des protestations enflammées, mais par le glaive prêt à frapper. Le but de la politique allemande est de forger ce glaive. »
Le jeune officier est en train de rédiger son mémoire quand ont lieu l’Anschluss (mars 1938) puis l’annexion des Sudètes (conférence de Munich, septembre 1938). À la fin de son mémoire, Frenay prédit la suite avec une lucidité incroyable : le rattachement de Memel (Lituanie), puis de Dantzig et la guerre... En effet, les traités avaient séparé la Prusse orientale de l’alma mater par un corridor.
De même, Poutine a annoncé depuis longtemps qu’il épousait la thèse de la non-existence de l’Ukraine en tant que nation autonome, historique et souveraine. Il a même écrit un article à prétention historique (« Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », 16 juillet 2021). Dans cet article, il dénonce « la stratégie américaine et, au-delà, occidentale », qui vise à « entraîner petit à petit, l’Ukraine dans un jeu géopolitique dangereux ». Et il annonce : « Nous ne l’accepterons jamais ». Cela voulait dire : nous ferons la guerre. Ce texte est passé inaperçu, ou presque. Mais le paradoxe tragique (et à la différence avec Hitler), c’est que Poutine massacre un peuple qu’il dit être un peuple « frère » !
On retrouve donc une même logique nationaliste de réunification « ethnique » ?
Oui et non. Hitler visait des Allemands qui étaient restés Allemands dans une autre nation, même si des Allemands ont pu devenir Polonais. Ici, les Ukrainiens ont la nationalité ukrainienne, même si une coupure culturelle et linguistique existe depuis longtemps entre l’Ouest (polarisé par l’empire austro-hongrois ou la Pologne) et l’Est (polarisé par la Russie).
Ce qui est assez similaire, c’est la technique pour entretenir l’esprit séparatiste ou rattachiste. Un travail d’influence et d’excitation du Reich sur les minorités à l’étranger au nom de l’unification ethnique. Voici ce qu’écrit Frenay dans son mémoire : « Dans presque tous les pays d’Europe des formations nazies importantes ont été créées. Selon leur importance et les lois locales elles font entendre leur voix au Parlement, dans la Presse et dans les écoles. Recevant sans aucun doute leurs ordres de Berlin elles constituent pour le Reich un clavier politique sur lequel il jouera selon ses intentions du moment. Tantôt il mettra la pédale douce au Sud pour jouer fortissimo à l’Est, tantôt il plaquera un accord bruyant. » Le président russe Poutine a joué sur ce clavier dès le début de son règne : Transnistrie, Moldavie, Lituanie, Belarus. C’était une politique à bas bruit qui n’intéressait par l’Ouest. Mes collègues roumains, avec lesquels je travaille dans un cadre universitaire (master Erasmus mundus DYCLAM+), m’ont fait part de leur angoisse depuis fort longtemps. Puis, ce fut un peu plus médiatique, avec l’Ossétie et l’Abkhazie en 2008, et enfin spectaculaire avec Crimée en 2014… La Crimée surtout, où la non-réaction de l’Occident a constitué un encouragement pour Poutine. L’Ukraine s’inscrit dans une logique implacable. Mais l’Europe démocratique n’a pas voulu/pu réagir. Même configuration avec l’Allemagne nazie. La « Crimée » de celle-ci a été la remilitarisation de la Rhénanie (7 mars 1936). Pour Frenay, la passivité et la pusillanimité de la France et des démocraties ont été une des causes majeures de la catastrophe. Certains, aujourd’hui, reparlent d’esprit munichois lorsqu’ils évoquent le refus des Européens d’entrer dans une logique de co-belligérance.
Et on peut remarquer une similitude par l’utilisation de l’arme du référendum qui procure une apparence de légitimité ?
Oui, vous avez raison. Et c’est le troisième élément qui fait résonance entre les deux situations, les deux époques. La ratification référendaire ou plébiscitaire, c’est-à-dire l’appel au peuple par le référendum/plébiscite a souvent été l’arme des dictateurs qui méprisent la démocratie représentative, moins manipulable, et entendent établir un lien direct avec le « peuple ». On l’a vu avec Napoléon III qui a su jouer avec un art consommé de l’appel au suffrage universel comme fondement de son césarisme plébiscitaire. Après le coup d’État du 2 décembre 1951, Louis-Napoléon rétablit le suffrage universel masculin et lance un plébiscite, 20 jours après, pour faire approuver ses réformes. Hitler a utilisé cette technique de validation annexionniste ex-post dès le 13 janvier 1935 avec l’organisation d’un référendum organisé le 13 janvier 1935 permettant l’incorporation de la Sarre au Reich. Hitler procède également par plébiscite pour entériner l’annexion d’une partie des Sudètes (territoires allemands de la Tchécoslovaquie) et l’annexion de l’Autriche (99%). Poutine fait valider l’annexion de la Crimée par référendum lui donnant massivement raison : 96,77%. La technique est la même : l’action de force reçoit l’onction (extrême ?) populaire/populiste. Et aujourd’hui (27 mars 2022), Léonid Passetechnik, leader indépendantiste de la région de Lougansk, annonce un référendum dans un « proche avenir ». Le référendum intervient après une campagne de distribution massive de passeports russes qui transforme cette population ukrainienne en population russe, ce qui conduit à la justification l’annexion par le lien de solidarité ethnique et de la nationalité.
Que proposait Frenay pour mettre fin à l’utilisation des minorités nationales ?
Pour lui, la question des minorités pose problème si un dispositif international n’est pas pensé pour harmoniser et arbitrer, pour protéger les minorités étrangères. La SDN aurait pu remplir cet office, et elle l’a en partie rempli. Malheureusement, l’Allemagne sort de la SDN et Hitler a compris que, grâce aux minorités, il dispose d’un instrument de politique extérieure efficace et éventuellement d’un moyen de pression sur un grand nombre d’États.
Ce qui a manqué, après la Première Guerre mondiale, c’est une charte globale à l’échelle de l’Europe qui puisse gérer le processus naturel d’enchevêtrement des nationalités. Si l’Europe avait existé comme entité partagée, obéissant à une culture de gouvernance coopérative, il n’y aurait plus eu ces problèmes de frontières et d’interpénétrations conflictuelles. Frenay commence à comprendre, même si ce n’est pas exprimé en tant que tel dans son Mémoire, que le fédéralisme est la solution à ce problème des minorités.
Dès 1942, il explique au général de Gaulle que la condition préalable pour établir une paix durable en Europe après la Seconde Guerre mondiale, c’est de proscrire une politique vengeresse et punitive à l’égard de l’Allemagne. D’où son combat, au sein des groupements fédéralistes, en faveur de la réintégration d’une Allemagne épurée et démocratique dans une Europe libre et unie. Son combat fédéraliste participe de cette ambition qui a le mérite, à ses yeux, de résoudre pacifiquement et définitivement le problème des minorités, et de priver tout pays de visées hégémoniques.
1. Le 8 juillet 2022 à 18:35, par Sébastien Daux En réponse à : De Hitler à Poutine, l’instrumentalisation des minorités nationales, un prétexte pour faire la guerre
Merci beaucoup pour ce très bon article sur l’utilisation des minorités nationales pour justifier l’impérialisme, j’y ai appris une somme de choses et je dois dire que Frenay était visionnaire, espérons que les démocraties ne laisseront pas ce dictateur sanguinaire agir dans une forme d’impunité qui doit être stoppé. Je comprends très bien la peur de la Roumanie et de la Moldavie, de même que celle des pays baltes. La guerre que semble adorer monsieur Poutine n’aboutit qu’à des massacres, la haine et la rancœur. Malheureusement elle pourrait être nécessaire pour stopper cet homme.
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