De l’audacieuse et surmontable question des langues en Inde (2/2)

Seconde partie de l’interview avec Mme Nalini Balbir, Professeur en indologie à l’Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle

, par Ferghane Azihari, Nalini BALBIR

De l'audacieuse et surmontable question des langues en Inde (2/2)

L’Union européenne n’est pas le seul espace politique pourvu d’une immense diversité culturelle et linguistique. À l’heure où certains s’interrogent sur la manière de gérer cette diversité, n’est-il pas opportun de regarder ce que font d’autres civilisations ? Portons un instant notre regard sur l’Inde. Comment gère t-on cette diversité culturelle et linguistique au sein de la plus grande démocratie du monde ? Pour nous aider à répondre à cette question, Madame Nalini BALBIR, Professeur en indologie à l’Université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle a accepté de donner une interview pour le Taurillon. En voici la deuxième partie.

A t-on déjà tenté de remettre en cause ce multilinguisme ?

Tout le monde s’accorde pour constater que le multilinguisme est un fait ancien dans le sous-continent indien. Aux différentes époques de l’histoire, plusieurs langues ont coexisté, et le passage de l’une à l’autre en fonction des contextes d’utilisation était chose courante. On peut distinguer entre langues parlées et langues véhiculaires ou administratives. Le sanskrit et le persan ont joué ce rôle de langues de culture, sans pour autant empêcher l’éclosion et le développement des langues vernaculaires à partir des langues anciennement parlées, du nord au sud et d’est en ouest. Transmission orale ainsi que processus continu de traductions ou de réécritures ont permis cette continuité, et aucune volonté centralisatrice n’a envisagé l’hypothèse, totalement irréalisable, de réduire le multilinguisme.

Cela dit, la question du choix d’une langue nationale ne pouvait manquer d’être débattue dans l’Inde pré-indépendante et dans l’Inde nouvellement indépendante (1947) : certains auraient voulu éliminer l’anglais, langue de la colonisation, et ériger au seul statut de langue officiel le hindi, légitime dans ce rôle car vu comme une langue d’extension géographique plus importante que d’autres langues indiennes. Mais ce projet ne pouvait que susciter de très fortes résistances de la part des populations du sud de l’Inde, de langue dravidienne, en particulier tamoule (1965) ; les émeutes anti-hindi furent violentes et eurent leur lot de morts. Le résultat, inscrit dans la Constitution, montre la difficulté à résoudre le problème : le hindi est langue officielle de l’Union, et l’anglais langue officielle associée – un statut qui devait être provisoire et qui, non seulement dure, mais se consolide – tandis qu’un certain nombre de langues régionales ont une position constitutionnelle, comme on l’a vu plus haut. Les tensions d’ordre linguistique proviennent souvent d’une volonté centralisatrice. Elles montrent que la latitude laissée aux Etats est préférable pour gérer la diversité, car la langue est un signe identitaire fort.

Comment l’espace public médiatique indien s’est-il adapté à ce multilinguisme ?

Je ne suis pas certaine que l’on puisse parler « d’adaptation au multilinguisme », puisque ce multilinguisme est un fait de l’environnement culturel indien que, finalement, personne n’a jamais cherché à remettre en cause. En revanche, on peut dire que tous les médias servent la pluralité des langues. Selon une analyse de 2002, quotidiens et périodiques sont publiés dans 101 langues. Parmi les dix quotidiens les plus diffusés, les langues importantes sont bien représentées (anglais, malayalam, tamoul, gujarati, hindi, penjabi, telougou, etc.), aussi bien dans l’édition papier que dans l’édition en ligne.

La créativité cinématographique est aussi multilingue, même si, en ce domaine, deux langues dominent la production ; le hindi et le tamoul. Il est d’ailleurs évident que la diffusion du cinéma de langue hindie, qui concerne tout le territoire indien, favorise, par le biais des chansons notamment, la connaissance, au moins partielle, de cette langue par des publics non hindiphones extrêmement variés. Par ailleurs, l’explosion technologique et la multiplication des supports médiatiques favorisent la présence de langues multiples et un accès immédiat à un large public, qu’il s’agisse de la radio ou de la télévision. La radio émet en 146 langues et dialectes.

Lorsqu’on se déplace d’un État à l’autre de l’Union Indienne, on constate facilement cette mobilité : qu’on allume la télévision au Kérala, on tombera tout de suite sur une ou plusieurs chaînes offrant une grande variété de programmes en malayalam, langue de cet État ; et au Gujarat, sur des chaînes en gujarati. On peut dire que chaque langue officielle a sa chaîne d’information en continu ou sa chaîne musicale, rien n’empêchant bien sûr de zapper sur une chaîne en anglais ou en hindi. Les ressources sont aujourd’hui presque infinies. Dans la pratique, cependant, les utilisateurs iront majoritairement vers les langues qui leur sont familières. Le défi actuel est internet. Étant donné les possibilités presque illimitées qu’offrent le smartphone, outil de maniement plus léger qu’un ordinateur, des actions sont en cours pour faire en sorte de développer des applications qui soient accessibles dans les langues et les écritures indiennes. De plus en plus d’œuvres littéraires, de journaux et de documents de toutes sortes sont disponibles en ligne dans plusieurs langues indiennes. Des efforts sont accomplis pour investir afin d’augmenter les contenus numériques dans toutes ces langues et écritures, qu’elles soient officielles ou non. Car de deux choses l’une : soit on agit en ce sens, et vite, soit l’anglais risque de devenir la seule langue d’accès aux nouvelles technologies, alors qu’elle reste étrangère, encore plus dans sa forme écrite, à des couches importantes de la population. Il faut faire en sorte d’éviter que le multilinguisme engendre une fracture numérique alors que l’outil numérique peut être en théorie un facteur potentiel de progrès.

La diversité culturelle et linguistique de l’Inde incite certains auteurs à utiliser le terme "État-civilisation" pour la décrire par opposition aux États-nations. Cette appellation vous semble t-elle justifiée ?

On parle d’« État-Civilisation » (« Civilization State ») pour désigner une entité politique représentant une sphère de civilisation et dotée d’une taille critique suffisante. Pour qu’il y ait sphère de civilisation, il me semble qu’il faut une diversité, certes, mais aussi un fond culturel commun qui serve de trait d’union et des intérêts communs partagés. En ce sens, je dirais, oui, que cette notion s’applique bien à l’Inde, qui, d’ailleurs, se voit comme un État-Civilisation. Il y a des particularismes et des oppositions parfois ressentis fortement, par exemple entre le nord et le sud de l’Inde, entre musulmans et hindous, mais il y a, malgré tout, majoritairement, un fort sentiment d’appartenance à un même ensemble culturel, un sentiment de fierté de ce qu’est cette culture. D’une manière générale, le slogan « unité dans la diversité » reste d’actualité, et permettre d’exprimer la diversité linguistique ou culturelle a toujours été considéré, jusqu’à aujourd’hui, comme un postulat de base par les politiques successives, d’emblée ou pour répondre à des revendications de la base.

En matière de gestion de la diversité linguistique, l’Europe peut-elle et doit-elle s’inspirer de l’Inde ?

En Inde, comme en Europe, l’une des questions principales est celle du statut de l’anglais. On peut craindre que sa place hégémonique nuise aux langues des États membres de l’Union Européenne. En Inde, malgré les dispositions prises pour encourager l’utilisation des langues indiennes dans l’enseignement, les efforts pour créer des néologismes dans ces langues, etc. l’anglais est vu comme la langue de la promotion sociale, de la science et de la technologie, de la modernité par nombre de jeunes. Mais les situations sont variées, les autres langues sont très vivaces. Selon certaines statistiques, l’anglais est parlé par 125 millions de personnes sur une population totale de 1,222 milliard.

L’Inde est contrainte de réfléchir à la gestion de la diversité linguistique ; les Indiens sont naturellement exposés à un environnement polyglotte et manient souvent plusieurs langues en fonction des contextes (famille / monde extérieur), ce qui n’est pas le cas aujourd’hui de nombreux Européens, monolingues. La promotion du trilinguisme dans l’enseignement indien (« Three language formula », 1956) est la disposition officielle la plus importante en vigueur dans l’enseignement primaire et secondaire. Elle prévoit que chaque enfant apprend : 1) la langue officiele de l’Etat, 2) la langue officielle de l’Union, le hindi, 3) la langue officielle associée de l’Union, l’anglais.

Dans les Etats dont la langue est le hindi, les enfants sont censés idéalement apprendre une autre langue moderne de l’Inde, de préférence une langue dravidienne. Il n’y a pas de protestation contre cet apprentissage multiple. Mais le schéma idéal est parfois dévié de son but initial : dans les Etats de langue hindi, le sanskrit ou une langue étrangère (français, allemand, russe) sont parfois préférés à une langue dravidienne ou une autre langue moderne indienne ; dans le sud, de trilingue la formule devient bilingue : 1) langue de l’Etat. 2) anglais. La question de la première langue est objet de débat : la langue officielle de l’État n’est pas forcément la langue première de l’enfant. Dans certaines régions les élèves ont le choix entre des écoles utilisant jusqu’à quatorze langues d’enseignement, mais l’offre est inégale. Lorsque le hindi et l’anglais occupent les premières places comme langues d’enseignement alors que les populations parlent d’autres langues, c’est une source de difficulté et d’inégalité dans l’accès à l’éducation.

Dans l’enseignement supérieur, la situation est variable : la langue d’enseignement peut être la langue de l’État ; plus souvent, c’est l’anglais et/ou le hindi qui dominent. La réelle maîtrise des langues apprises est aussi une question – de même que l’authentique souhait des locuteurs d’apprendre une autre langue indienne, au-delà de son utilisation quotidienne, certains préférant étudier une langue étrangère pour sa portée internationale. Les attitudes des locuteurs face à leur langue première sont aussi un facteur en prendre en compte : certaines langues minoritaires, utilisées par les populations tribales, par exemple, sont en danger, parce que les locuteurs eux- mêmes les voient comme peu utiles.- Bref, si l’Inde offre des solutions théoriquement positives au renforcement du multilinguisme et à la sauvegarde ou à la promotion des langues minoritaires, la réussite reste assez inégale. – L’Europe doit, me semble-t-il, trouver elle-même ses propres méthodes. Mais l’une des clés d’un multilinguisme réussi et « spontané » est d’exposer les enfants très tôt à la variété des langues, européennes en l’occurrence, tout en attirant l’attention sur les liens qui peuvent les unir.

Le Taurillon remercie Madame Nalini BALBIR pour avoir accepté de partager son expertise sur la question de la diversité culturelle indienne.

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Vos commentaires
  • Le 24 mars 2014 à 23:06, par Alexandre Marin En réponse à : De l’audacieuse et surmontable question des langues en Inde (2/2)

    Un grand merci, madame Balbir, pour ce brillant éclairage sur la diversité linguistique de ce pays fascinant et mystérieux, qui ne cesse de nous émerveiller depuis Alexandre le Grand !

    Une question me vient à l’esprit : dans son atlas des langues en danger dans le monde, l’Unesco répertorie 197 langues menacées de disparition.

    Parmi celles-ci, 5 seraient d’ores est déjà éteintes. 42 seraient en situation critique, c’est à dire que les plus anciennes générations vivantes en auraient une connaissance partielle. 6 seraient sérieusement en danger, ce qui signifierait qu’elles n’auraient pas été transmises des grands-parents aux parents. 63 seraient connues des parents, mais ne seraient pas transmises aux enfants. Enfin 81 seraient vulnérables, ce qui voudrait dire qu’elles seraient cantonnées à certains domaines de la vie privée.

    La plupart de ces langues sont soit au nord-est, dans la région frontalière de la Chine du Myanmar, de l’est du Bangladesh, et du Boutan (par exemple le Khamyang ou le Tangam), soit au nord-ouest, dans la région frontalière entre la Chine, le Népal et le Pakistan (comme le Zangskari ou le Baghati).

    D’autres groupes se trouvent le long de la côte est, dans le Ouest-Bengale (comme le Turi), l’Odisha (comme le Parji), ainsi que de nombreuses langues des îles Andaman et Nicobar.

    Quelques autres se trouvent au sud-ouest du sous-continent, dans le Tamil Nadu (comme le Koraga).

    Toujours selon l’Unesco, six langues seraient menacées dans le centre du pays : le Gondi, le Korku, le Naiki, le Kolami, le Nihali, et le Nahali.

    Voici la référence : http://www.unesco.org/culture/languages-atlas/index.php?hl=fr&page=atlasmap

    Selon vous, que traduisent ces indications ? Comment doit-on les apprécier ? Correspondent-elles à des réalités concrètes ?

    Ces langues, dont les situations sont probablement très diverses, sont-elles réellement menacées ? Indiqueraient-elles une marginalisation des populations locutrices ou serait-ce une évolution naturelle ? Le déclin de ces langues devrait-il nous inquiéter ? Préoccupe-t-il la société civile et les pouvoirs publics ?

    Merci d’avance pour vos réponses.

    Respectueusement.

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