Sphère d’influence naturelle et vestige d’un ancien empire pour l’un, partenaires ayant vocation à rejoindre le club européen pour les autres, il semblerait que les pays d’Europe de l’Est ne puissent se définir autrement que par leur relation à leurs voisins. Peuvent-ils être autre chose que des Etats tiraillés entre les deux et les objets d’une rivalité d’influence ?
Une intégration différenciée dans l’URSS
En Europe centrale et orientale, tous les États ne sont pas intégrés de la même manière dans le giron soviétique. Entre républiques annexées, et républiques sœurs, toutes ne bénéficient pas du même degré de liberté et ne revêtent pas la même importance pour Moscou. Ainsi, les trois pays baltes sont annexés dans le bloc communiste avant même la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et ce, « sans avoir été consultés d’une façon ou d’une autre ». Ils sont « soumis à la Constitution soviétique et au pouvoir politique de Moscou », écrit Philippe Meyer en 2013 dans un ouvrage consacré à l’histoire de la Baltique. Dans ces pays, le Kremlin y organise la migration et l’implantation systématique de population russe (moyennant certains avantages pour ces derniers), en vue de déstabiliser et fragiliser la naissance d’éventuelles identités régionales. Une politique d’effacement de leur identité mémorielle est aussi menée. « L’indépendance de ces (républiques), en 1918, devient, depuis l’annexion, un événement tabou, qu’il est interdit de célébrer, tout comme les traités de paix de 1920 signés à Tartu, Riga et Moscou, par lesquels la Russie reconnaissait la souveraineté des États Baltes », écrit Jean-François Soulet. Tout comme les langues locales. Dès les années 1940, des circulaires ordonnent de détruire systématiquement les ouvrages en langue étrangère. « Tout est calculé pour que le russe devienne la langue prééminente dans les principaux domaines de la vie publique, au détriment des langues nationales », poursuit l’historien.
A l’inverse, d’autres républiques, comme la république ukrainienne mais aussi la Biélorussie, sont davantage perçues comme des « républiques sœurs ». L’Ukraine tient une place particulière dans les structures soviétiques. Non seulement parce que plusieurs de ses dirigeants ont un passif ukrainien, mais aussi parce que l’Ukraine a permis à l’URSS d’obtenir un siège supplémentaire au Conseil de sécurité de l’ONU, renforçant ainsi son poids dans un système international bipolaire.
La chute de l’URSS conduit les États à osciller entre Europe et Russie
Il n’est dès lors pas surprenant de constater, au sortir de la Guerre froide et de l’éclatement de l’URSS, que ce sont les républiques qui ont le plus souffert de la présence russe, qui sont les plus europhiles, même si les remplacements de population ne sont pas sans conséquences (les minorités russes représentent environ un tiers de la population en Estonie et Lettonie). Le début des années 2000 constitue un moment charnière pour ces pays et pour l’Europe. En Géorgie, puis en Ukraine, les révolutions de couleur, portées par des ambitions pro-européennes « confirment la dislocation d’un espace autrefois unifié et les limites de l’influence russe » dans cette région, selon l’historienne française Anne de Tinguy. En parallèle, l’UE et l’OTAN s’élargissent à l’est, intégrant notamment les pays baltes. « L’étranger proche » russe devient le voisinage de l’UE et ces changements géopolitiques « favorisent une nouvelle poussée d’un sentiment d’encerclement de la Russie ».
A l’inverse, des pays comme l’Ukraine ou la Moldavie, qui ont été plus facilement accommodés de la présence russe, sont beaucoup plus tiraillés. Le lancement du partenariat oriental par l’UE en 2009 laisse les dirigeants de ces pays face à un dilemme : « Faut-il rester dans l’ombre de la Russie ou mettre en œuvre une politique de démocratisation et de libéralisation tout en risquant une instabilité politique en raison des réformes ? », résume en 2013 un journaliste lituanien dans IQ, repris par Courrier international, au sujet de l’indécision dont faisait preuve l’Ukraine face à l’accord d’association négocié avec l’UE. Au même moment en Moldavie, les officiels du gouvernement font aussi preuve d’ambiguïté. « Je suis convaincu que la Moldavie a un bel avenir, mais seulement au sein de l’Union eurasiatique et, croyez-moi, c’est ainsi qu’il en sera », déclare en mai 2013 le nouveau Premier ministre moldave Iurie Leanca alors qu’un accord d’association est en cours de négociation avec l’UE (il est signé un an plus tard). Cette indécision des dirigeants reflète des courants contradictoires au sein de la population.
En Europe : stabiliser le voisinage
En Europe, l’élargissement à l’est a aussi des répercussions en matière de politique extérieure. « A la frontière orientale de l’Occident qu’est l’Europe centrale, on a toujours été plus sensible au danger de la puissance russe », écrivait déjà Milan Kundera au début des années 1980. Au-delà d’assurer la stabilité à ses frontières, le développement d’initiatives comme la politique européenne de voisinage (2004) mais surtout le partenariat oriental (2009) visent ainsi à répondre à ce sentiment de vulnérabilité de ces pays à la menace d’un éventuel expansionnisme russe. Ce sont ces mêmes Etats qui poussent l’Union européenne à s’investir dans des négociations diplomatiques au moment de la guerre en Ukraine et poussent pour un discours plus ferme à l’égard de la Russie.
En Russie : reprendre le contrôle sur une sphère d’influence naturelle
Le Kremlin entend néanmoins garder la main sur son « étranger proche », qu’il considère comme sa sphère d’influence naturelle. Son objectif est d’éviter que les anciennes républiques ne se tournent définitivement vers l’ouest. « Moscou a instrumentalisé les conflits ethniques et territoriaux de l’espace postsoviétique. S’ils ont des racines locales parfois anciennes, ces conflits découlent aussi de la politique soviétique des nationalités », expliquent les historiens-chercheurs Jean-Sylvestre Mongrenier et Françoise Thom dans Géopolitique de la Russie (2018). Il soutient pour cela toutes les velléités d’indépendance ou d’autonomie des minorités russes, présentes un peu partout. Un phénomène que l’on observe dès 1991 en Moldavie avec le cas de la Transnistrie. Après des affrontements, la région majoritairement russophone est « érigée en quasi-État dépendant de la Russie, [qui] en fait un levier pour contrôler la Moldavie », poursuivent les auteurs. On retrouve le même procédé (soutien des minorités ayant des velléités sécessionnistes) en Géorgie, en Azerbaïdjan et en Ukraine. Depuis la signature d’un accord d’association entre Chisinau et Bruxelles en 2014, la pression s’accentue sur les dirigeants.
L’un des principaux leviers de pression de Moscou reste la question énergétique. Définie comme un « élément de politique extérieure et intérieure » dans la stratégie énergétique russe de 2003, elle vise à « maintenir ou à renforcer, selon les cas, l’état de dépendance dans lequel sont certains de ses partenaires » en faisant de l’entreprise Gazprom un acteur privilégié de cette stratégie, écrit Anne de Tinguy. Cela passe par la prise de contrôle de raffineries, le rachat de certaines sociétés ou encore le développement de nouveaux gazoducs, dont NordStream 2. Construits à l’échelle de l’URSS, les réseaux de pipeline de la région sont conçus pour lier ces pays à la Russie. A chaque fois qu’un différend politique survient, le Kremlin n’a qu’à couper le robinet de gaz pour ces pays. Les conflits gaziers entre la Russie et l’Ukraine entre 2005 et 2009, alors que Kiev se rapproche de Bruxelles avec la négociation d’accords d’association, en témoignent. En effet, si les gazoducs traversent l’Ukraine, les gisements et la pompe eux sont en Russie. Depuis la révolution orange de 2004, à chaque fois que l’Ukraine faisait un pas vers l’ouest, Moscou a tendance à fermer le robinet, ou en tout cas à réduire le débit, ce qui n’est pas sans conséquences au niveau économique. Une politique qui permet de maintenir ces pays dans un éternel duel d’influence, entre « étranger proche » russe et politique de voisinage européenne.
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