Un sentiment étrange semblait accompagner les événements auxquels je m’apprête à assister. Se mêlaient l’impression que je n’aurais pas dû avoir à être là, et dans le même temps une forme de déjà-vu, comme si l’histoire se répétait, un mois seulement après l’hommage à Valéry Giscard d’Estaing. Il était cependant plus désolant encore de devoir cette fois célébrer la mémoire d’un homme qui, alors que la maladie l’a emporté, était en exercice, pour quelques jours seulement certes ; mais qui avait encore tant à faire pour les autres. J’ai vu David Sassoli pour la seule fois en ce jour d’hommage à VGE, et je n’aurais osé imaginer que son portrait reposerait au centre de l’hémicycle un mois plus tard.
A l’instar du 3 décembre 2021, les larmes versées par le ciel strasbourgeois durant une partie de la journée ne sont sûrement pas étrangères à la cérémonie en mémoire de David Sassoli. Autre ressemblance frappante : une disposition de la salle presque à l’identique, des invités récurrents. L’absent de marque, le maître de la maison strasbourgeoise, sera dans tous les esprits.
Un sourire bienveillant
Une heure avant la cérémonie, l’hémicycle sonne creux. David Sassoli, depuis les écrans géants, contemple une dernière fois de son regard placide la Chambre à laquelle il aura voué les deux dernières années de sa vie. Les eurodéputés socialistes viennent les premiers garnir les bancs et accrochent des roses blanches le long des micros, bientôt imités par leurs alliés de la gauche et du centre. Puis les bancs se remplissent, les tribunes se peuplent et, lorsqu’Emmanuel Macron fait son entrée, la salle est au maximum de sa capacité (limitée à un siège sur deux du fait du contexte sanitaire), certains spectateurs sont contraints de s’asseoir sur les marches.
Roberta Metsola, pour quelques heures encore présidente par intérim, prend la parole pour saluer la mémoire de son collègue et ouvrir la cérémonie en introduisant l’ancien président du Conseil italien Enrico Letta, venu prononcer l’éloge funèbre. Celui-ci déroule durant plusieurs minutes un triptyque du président défunt : son sourire “n’ayant jamais fait défaut” au moment de maintenir des relations cordiales entre les groupes ; ses yeux lui permettant de faire exister les victimes, les humiliés de la société ; et sa parole qu’il utilisa pour défendre les sans-voix. Ce sourire sera d’ailleurs unanimement évoqué par tous les intervenants comme étant peut-être le trait le plus marquant de la présidence Sassoli.
Enrico Letta souligne, tragique coïncidence, que David Sassoli disparaît au moment où sa personne était l’objet d’un consensus large dans son pays d’origine, dans lequel de nombreuses voix le plébiscitaient pour présider la République italienne. Homme de parole, d’un sourire ravageur lui permettant de construire des ponts tout en maintenant la bonne humeur et le respect entre ses collègues, sa personnalité autant que sa méthode laissent, à cet instant précis, un immense vide au sein du Parlement européen.
Charles Michel, parlant au nom d’Ursula von der Leyen retournée à Bruxelles car récemment cas contact, évoque des souvenirs personnels du disparu. Il dit l’avoir découvert lors d’un dîner entre les trois présidents dans la maison de Jean Monnet. Au moment où Charles Michel exprime la chaleur dégagée par cet homme qui ne laissait personne indifférent, je remarque d’ailleurs que la température est nettement montée dans l’hémicycle, comme si la chaleur humaine venait combler le vide laissé par le disparu. Et Charles Michel d’évoquer comme David Sassoli savait se muer en lion lorsqu’il s’agissait de négocier le plan de relance et faire plier la volonté de fer des pays frugaux. C’est d’ailleurs sur l’action du président Sassoli en temps de pandémie que se sont concentrés les hommages dans un second temps.
Une mythification instantanée ?
Tous les interlocuteurs ont souligné les décisions prises par David Sassoli lors des débuts de la crise du Covid-19, citant le combat pour faire fonctionner les séances sur un mode hybride, la décision d’ouvrir les locaux strasbourgeois aux associations proposant une soupe populaire, ou bien son choix de se confiner loin des siens, à Bruxelles. Conjuguées au maintien de relations respectueuses avec ses collègues, ces décisions ont fait de David Sassoli un homme respecté de son vivant. La postérité a semblé commencer à se dessiner lors de cette cérémonie. Cette “cérémonie émouvante” (Martin Schirdewan) laissera l’image d’un homme porteur d’une ambition. Celle de tenir tête aux discours renfermistes sur l’immigration, celle de l’homme qui se battait pour la résilience climatique, habité par un optimisme lui faisant dire que nous saurions nous en sortir, celle de l’homme qui a su protéger le Parlement lorsque la pandémie s’est abattue sur l’Europe, qui a participé à faire sauter les blocages nationaux sur la relance économique.
Au sortir de cette cérémonie, il m’habite le ressenti que nous n’avons pas “seulement” perdu le président du Parlement européen. Les hommages adressés, aussi sincères qu’unanimes, commencent à tracer le souvenir d’un homme que l’envergure place déjà au rang des incontournables ingénieurs de la construction européenne, ceux qui, après les pères fondateurs, ont fait avancer le projet européen dans les crises et tenu fermement la barre dans la tempête. La conjonction de l’action politique de David Sassoli, ainsi que de son décès au moment même où il paraissait au firmament de sa popularité, laisse un vide patent dans le bas-monde de la politique communautaire. Toutefois, sa disparition étoffe d’un nouvel astre la galaxie des monstres sacrés européens. Puisse David Sassoli y incarner l’étoile du berger guidant nos pas pour les temps à venir.
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