Éditorial : Quel avenir pour une Europe « géopolitique » ?

, par Christian Gibbons, Traduit par Yasmina Ben Lagha

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Éditorial : Quel avenir pour une Europe « géopolitique » ?

Alors que divers pays européens commencent à rouvrir, une « nouvelle normalité » émerge lentement. Même s’il est impossible de savoir dans quelle mesure nos vies vont être modifiées au cours des prochains mois, les plans sont en cours de réévaluation, des principes sont mis à l’épreuve et les problèmes jadis au premier plan ont été mis de côté pour un autre jour. Même l’accord Schengen, considéré à juste titre comme un pilier de l’intégration européenne, a soudainement été remis en question.

Alors que divers pays européens commencent à rouvrir, une « nouvelle normalité » émerge lentement. Même s’il est impossible de savoir dans quelle mesure nos vies vont être modifiées au cours des prochains mois, les plans sont en cours de réévaluation, des principes sont mis à l’épreuve et les problèmes jadis au premier plan ont été mis de côté pour un autre jour. Même l’accord Schengen, considéré à juste titre comme un pilier de l’intégration européenne, a soudainement été remis en question.

Cela étant dit, il n’y a aucune raison de penser que l’Union européenne devrait abandonner les progrès effectués dans les différents domaines où l’objectif est d’améliorer le statu quo. Les objectifs mis en lumière par le programme de la Commission européenne, allant de la création d’un Green Deal global afin de remédier au réchauffement climatique à une Europe plus forte, plus affirmée et plus « géopolitique », demeurent sans doute toujours aussi essentiels. Dans notre série « L’Europe dans le monde », nous avons choisi de nous focaliser sur l’aspect géopolitique de l’Europe. Comment l’UE s’est-elle récemment comportée dans cet environnement de plus en plus dynamique et incertain ? Quels sont les défis ou possibilités qu’elle devra emporter dans une nouvelle ère de politique internationale menée par l’intermédiaire de Zoom ? Ci-dessous un résumé des points les plus importants.

Un besoin de changement, tant interne qu’externe

Début 2019, la chaîne de télévision France 3 a diffusé une série documentaire en deux parties intitulée Europe : dans les coulisses d’une décennie de crise. La série, qui comprend des entretiens avec des personnalités politiques de premier plan comme Alexis Tsipras, François Hollande, Wolfgang Schäuble, Matteo Renzi, Franz Timmermans, Donald Tusk et Jean-Claude Juncker, offre une vision assez conventionnelle de la dernière décennie de l’Union européenne. Des crises en série, allant de la lutte au sujet de la dette souveraine au Brexit en passant par la débâcle migratoire en passant ont conduit à une impasse politique au sujet de problématiques cruciales et une menace grandissante de désintégration. Cependant, la série documentaire ne s’attarde pas sur d’autres questions d’une portée plus internationale, telles que le changement climatique, le retour à une concurrence des grandes puissances ainsi que des relations transatlantiques tendues avec les États-Unis. Elle n’aborde pas non plus la crise de l’ordre international libéral qui a tant mis à l’épreuve la coopération multilatérale ces dernières années, la base même de l’approche de l’UE en matière de politique mondiale.

Ces problématiques n’ont été mentionnées que plus tard en 2019, cette fois-ci non pas sur les écrans de télévision, mais lors d’une conférence de presse où la nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a pour la première fois déclaré son intention de créer une « Commission géopolitique ». S’exprimant devant un auditoire composé de ses pairs, Mme von der Leyen a déclaré : « ma Commission n’aura pas peur de parler la langue de la confiance [...], mais ce sera à notre manière, à la manière européenne ».

La propagation du coronavirus a peut-être muselé les efforts de la Commission, qui en fin de compte, utilise le langage du pouvoir, mais elle ne les a pas rendus inutiles. Ne vous méprenez pas : si l’Europe a été un sous-continent assiégé par des crises, ces crises n’ont intrinsèquement pas été moins externes qu’internes. L’histoire de la reprise de l’Europe après une décennie de crise doit également être écrite en gardant à l’esprit les affaires étrangères. Mais comment l’Union européenne peut-elle se préparer au mieux aux défis du monde actuel ?

De meilleurs instruments, des partenariats plus authentiques, un multilatéralisme plus efficace

Selon les analystes, dans de nombreux endroits, la pandémie du coronavirus a entraîné un regain de prospérité pour l’État. Cela ne pourrait pas être plus en contraste, selon eux, avec les attentes des dirigeants mondiaux vers l’an 2000, lorsque la dynamique mondiale favorisait un monde toujours plus structuré selon les fluctuations des marchés. Avec la fin de la guerre froide, la mondialisation du libre-échange était supposée apporter une meilleure démocratisation et un monde post national plus cosmopolite. Aujourd’hui, alors que les chaînes d’approvisionnement s’effondrent et que la coopération internationale dérape, d’autres pensent fermement que la pandémie pourrait en fait conduire à l’effondrement de la mondialisation. La nouvelle économiste en chef de la Banque mondiale, l’Américaine d’origine cubaine Carmen Reinhart, a prédit que « nous allons voir beaucoup plus de tendances de replis sur soi » étant donné que les nations du monde entier commencent « à se rendre compte de l’important de l’autonomie comme jamais auparavant ».

Toutefois, dans cette série on a montré qu’une réalité plus complexe existait. Si les forums multilatéraux et autres formes standard de diplomatie sont voués à en prendre un coup, les organisations internationales ne disparaîtront probablement pas. De la même manière, même si les chaînes d’approvisionnement mondiales se contracteront et se découpleront probablement, les nations choisissant de réduire les exportations et de délocaliser les centres de production plus près de chez elles, le commerce entre nations ne disparaîtra pas non plus. En réalité, comme l’a démontré Reuben Bharucha dans sa comparaison entre l’UE et l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ANASE), les organisations régionales qui existent dans ce but précis pourraient devenir plus importantes.

De plus, même si les organisations régionales sont amenées à faire face aux mêmes obstacles, elles jouissent d’avantages particuliers tels que l’offre de ressources, d’aide et d’instruments politiques à leurs membres ainsi que la coordination des réponses intergouvernementales aux crises. L’UE, étant aujourd’hui l’exemple le plus avancé d’intégration régionale dans le monde, a jusque-là précisément utilisé ses organisations régionales dans la lutte contre le coronavirus même si ses efforts ont souvent été imparfaits et controversés.

Pour des raisons similaires, les relations interrégionales sont également susceptibles de devenir plus importantes pour l’UE. Pendant des décennies, la conduite de l’UE sur son territoire a été profondément marquée par deux politiques : la possibilité d’adhésion à l’UE pour certains pays (ainsi que toutes les conditions qui l’accompagnent) et la politique européenne de voisinage (PEV) qui fournit un cadre pour une coopération renforcée avec les pays riverains. Ce n’est un secret pour personne que la manière dont l’UE aborde les adhésions doit être repensée. Toutefois, la PEV doit également être révisée.

Comme le révèle l’article en trois parties de Théo Boucart au sujet du Partenariat oriental, l’influence normative et commerciale de l’UE a créé à l’Est des paradoxes et non pas des partenariats. Même si le Partenariat oriental a permis à l’UE et à d’autres États de profiter d’associations mutuellement plus avantageuses, il détermine clairement les limites de leur marge de manœuvre. Il se peut donc que le Partenariat oriental devienne de plus en plus une restriction plutôt qu’un atout. L’UE doit être capable de modifier cet accord afin qu’il témoigne des besoins actuels, et plus particulièrement dans un monde postérieur à la pandémie où la sécurité et le développement futurs des états partenaires sont plus précaires qu’autrefois. Ces changements auront aussi l’avantage supplémentaire d’assurer les bonnes relations de l’UE avec son voisinage face à l’influence toujours plus invasive de la Russie et de la Chine.

Il en va de même pour le sud de l’Europe où, comme l’ont montré Florian Lauer et Conor Ryan, des dynamiques politiques en Afrique du Nord ont eu tendance à rendre certaines formes d’implication régionale à la fois inefficaces et malvenues. Toutefois, malgré le fait que l’Union pour la Méditerranée et d’autres initiatives n’ont pas rencontré de francs succès, tout n’est pas morose dans les relations UE-Afrique.

Au contraire, il y a encore de nombreuses possibilités d’engagements multilatéraux productifs ; un phénomène qui n’est pas passé inaperçu dans les imposants couloirs du bâtiment du Berlaymont, où la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a récemment promis une rotation vers l’Afrique. Comme l’a assuré Benjamin Robinet, les propositions ambitieuses de la Commission quant aux collaborations plus intimes avec l’Union africaine (UA) permettront d’assurer plus de prospérité aux citoyens de l’UE, mais également de renforcer la sécurité, la paix et la stabilité au sein des États membres de l’UA. En effet, si Luisa Stauder a raison, l’UE peut significativement investir dans son propre avenir en investissant dans celui de l’Afrique ; étant aujourd’hui le plus grand fournisseur de fonds de développement en Afrique, l’UE peut avoir un impact décisif sur la création de biens publics régionaux tels qu’une main-d’œuvre plus éduquée, des citoyens plus engagés, ainsi que le recul de la pauvreté et des conflits. Cela est d’autant plus important aujourd’hui que la pandémie a considérablement ébranlé les affaires de nombreux pays émergents en difficulté et accablés de dette.

Mais même si les développements les plus prometteurs semblent être localisés en Afrique, l’UE ne devrait pas mettre l’Asie de côté. L’UE y rencontre les mêmes problématiques qu’elle rencontre en Europe de l’est et en Afrique. Bien que les dirigeants politiques semblent faire confiance à leur capacité de promouvoir la bonne gouvernance et les droits de l’homme à l’étranger au travers d’instruments financiers et économiques, certaines approches précédentes n’ont pas vraiment fonctionné, comme le démontre l’article de Marie Moussard au sujet de l’accord de libre-échange entre l’UE et le Vietnam. Les accords commerciaux dotés d’une plus grande conditionnalité sont une possible solution. Par exemple, une proposition récente de la France et des Pays-Bas exigeait un plus grand respect des normes européennes sur l’environnement et le travail chez ses éventuels futurs partenaires commerciaux. Toutefois, il faut souligner que l’UE n’a qu’une influence limitée en Asie, à un moment où l’Asie gagne en importance.

L’inverse n’est malheureusement pas vrai : les relations de l’UE avec d’autres États d’Asie de l’Est et du Sud-est révèlent également, une fois de plus, le risque d’influence étrangère. En Inde, où le gouvernement nationaliste Hindutva de Narendra Modi a dû faire face à une vague de critiques concernant l’adoption récente d’une loi controversée sur la citoyenneté, les ouvertures diplomatiques faites aux groupes de droite au Parlement européen pourraient l’avoir conduit à devoir retirer ses critiques antérieures sur la politique du gouvernement indien. L’article de Niklas Götz et Radha Malkar sur cette affaire démontre que même si le Parlement européen gagne en autonomie, ces jeux politiques le rendent plus vulnérable aux interférences de puissants États. Il n’est pas le seul dans ce cas : le Service d’action extérieure de l’UE a récemment fait preuve de faiblesse. En effet, il aurait modifié un rapport sur la désinformation chinoise après avoir subi des pressions de la part de Pékin.

L’Europe de demain

En résumé : tout comme l’UE elle-même, l’approche multilatérale de l’UE en matière de politique mondiale présente à la fois des avantages et des inconvénients. Ces dernières années, les outils traditionnels de l’UE ont été les accords commerciaux, les accords politiques, les partenariats et la diplomatie multilatérale, avec une forte dose de conditionnalité dans ses relations bilatérales. Ces outils ne perdront pas de leur pertinence dans un monde post-pandémique, mais ils doivent être améliorés et l’UE doit être prête à les actualiser en fonction des besoins du moment, même si ceux-ci sont imprévisibles. Ils ne sont pas non plus suffisants pour les tâches à venir, et les responsables politiques européens doivent rester conscients de l’ampleur du travail à mener pour réformer l’organe politique de l’UE qui souffre de la crise. Comme l’a récemment écrit Josep Borrell, haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, dans une tribune : « le monde de demain est déjà là ». Comme nous l’avons vu, ce monde a été marqué par un échec quasi absolu de la gouvernance mondiale. Une Europe plus forte, l’Europe de demain, pourrait aider à trouver les solutions.

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