Vous faites parfois référence à Jean Jaurès : en cette année de commémoration du centenaire de sa mort, comment influence t-il dans votre engagement politique français et européen ?
Édouard Martin : Jean Jaurès représente pour moi le porte-parole des oubliés de la société de cette époque, des mineurs notamment. C’est celui qui criait haut et fort ce que pensait la classe ouvrière : c’est cet héritage de Jaurès que j’aime garder à l’esprit.
Vous vous sentez donc le porte-parole des ouvriers, dans le contexte actuel de désindustrialisation de l’Europe ?
EM : Oui, mais pas seulement. Mon combat politique, c’est aussi d’empêcher le patronat européen d’instaurer le débat politique sur le terrain qui l’arrange, notamment celui visant à baisser le coût de la main d’œuvre. Aujourd’hui, aucun pays européen n’échappe à ce débat néo-libéral du ’moins-disant’ social. Le patronat a intérêt à poser les débats sous cette forme là : c’est tellement plus confortable de se tourner vers les gouvernements des États-membres et de faire jouer la concurrence entre eux ! Au nom de la compétitivité, on leur demande de baisser le coût de la main d’œuvre pour éviter que les entreprises n’aillent voir ailleurs. Mais ailleurs où ? Là où l’ouvrier est moins ’cher’, mais également malléable et corvéable à merci...
Lorsqu’on observe objectivement le tissu industriel européen, le constat est différent : le coût de la main d’œuvre sur un produit manufacturé ne représente qu’entre 10 et 17% du prix final, contre environ 70% pour le coût des matières premières et de l’énergie ! Pourquoi le patronat ne parle t-il jamais de ces 70% ? Parce que gagner en compétitivité sur le coût des matières premières l’obligerait à investir ses propres deniers dans des outils de production plus innovants. Alors que se tourner vers les États, c’est bingo ! Les entreprises s’en servent comme d’un tiroir-caisse pour verser des plus-values supplémentaires aux actionnaires... Ce climat est plus que malsain, il est détestable !
Il y aurait donc un effort de solidarité à entreprendre pour éviter une concurrence sociale et fiscale entre États-membres ?
EM : Exactement ! C’est pour ça que je soutiens l’idée d’instaurer un SMIC européen, à l’instar de Martin Schulz. Cela permettrait d’éviter certaines dérives qui cantonneraient l’Europe à un vaste territoire où c’est la loi du plus fort, l’ultra-libéralisme qui l’emportent. Ce qui doit l’emporter, c’est un vrai projet politique et social. Le mot d’ordre quasi religieux et ultra-libéral de baisse du coût de la main d’œuvre entraîne la paupérisation de l’Europe. Ce n’est pas cela le projet européen ! Qu’est-ce que c’est le vivre-ensemble européen ? C’est certes avoir un lieu d’échanges commerciaux, mais également des services publiques de qualité, des réseaux routiers, ferroviaires, l’accès aux soins, à la culture, et à l’éducation. Or, si plus personne ne peut payer d’impôts ou ne veut payer de cotisations sociales, c’est le modèle social européen qui explosera ! Il faut le protéger. Pour cela, l’impôt est un outil de solidarité : c’est comme ça que nous construirons la société européenne de demain. Nous devons passer rapidement aux actes, mais avec le fonctionnement actuel de l’Europe, c’est malheureusement très compliqué à mettre en œuvre...
Justement, parlons de l’architecture institutionnelle de l’Union européenne : de nombreux observateurs plaident pour un plus grand partage de souverainetés entre États-membres, mais peu savent concrètement comment faire... Une Europe plus ’sociale’ et ’solidaire’ passe t-elle pour vous par un idéal fédéraliste ? Pour quelles politiques concrètes ?
EM : Aujourd’hui, la règle de l’unanimité n’est plus tenable. J’ai l’impression que le modèle européen n’avance pas à cause de quelques gouvernements eurosceptiques. Je rejoindrais plutôt l’idée des cercles concentriques de Jacques Delors : faisons l’Europe fédérale avec ceux qui veulent la faire avancer, montrons que notre modèle fonctionne, et intégrons ensuite ceux qui voudront bien en faire partie ! Aujourd’hui, les populistes brandissent le drapeau de la perte de souveraineté : mais que pèse chaque pays européen dans son coin, face à des géants comme la Chine, l’Inde ou les États-Unis ? C’est ensemble que nous serons forts. Je ne suis pas pour imposer le modèle fédéraliste, mais je pense qu’il faut avancer avec ceux qui en ont envie, de façon pragmatique.
Cette idée des cercles concentriques rejoint aussi la proposition des groupes Eiffel Europe (français) et Glienicker (allemand) d’approfondir l’intégration de la zone euro en la dotant d’un gouvernement et d’un budget spécifiques. Certains économistes français (Manifeste pour une union politique de l’euro, http://pouruneunionpolitiquedeleuro.eu/) appellent même à un accord entre États-membres pour une définition commune de l’assiette de l’impôt sur les sociétés, dont les recettes seraient en partie allouées aux pays en difficulté de la zone euro. Quel est votre sentiment face à ces propositions ?
EM : Je soutiens l’idée d’un accord sur une assiette commune de l’impôt sur les sociétés : il faut aller dans cette direction, car c’est un outil qui permettra aussi d’éviter une concurrence fiscale déloyale entre États-membres. Mais concernant l’idée d’un gouvernement de la zone euro, il faut surtout voir le projet politique qui conduira ce mouvement ’fédéral’. Nous devons d’abord nous mettre d’accord sur le modèle que nous voulons construire ensemble... Aujourd’hui, le fédéralisme fait peur, mais si un projet politique clair se dégage et que les citoyens s’y reconnaissent, alors oui, il faut le faire. Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs ! Il reste un grand effort de pédagogie à faire pour éviter qu’une fois encore l’Europe avance sans expliquer tous ses enjeux. Mon sentiment, c’est qu’on n’associe pas assez les citoyens à construire le projet européen : il ne faut pas s’étonner que les eurosceptiques gagnent du terrain ! Je suis persuadé qu’une grande majorité des Européens ne sont pas contre l’Europe. Le problème, c’est qu’ils ne s’y retrouvent plus, car ils ne la comprennent plus : il faut donc leur expliquer, et surtout les écouter !
Pensez-vous que les prochaines élections européennes permettront de faire la pédagogie de l’Europe ?
EM : En deux mois de campagne électorale, il sera difficile de faire de la pédagogie ! Est-ce que les médias donneront à l’Europe suffisamment d’espace pour parler des bonnes choses qui sont faites ? L’Europe n’est pas la source de tous nos maux : j’ai récemment visité un centre universitaire à Besançon qui a bénéficié de 16,9 millions d’euros de subventions européennes. Il faudrait mettre en avant ce travail collectif accompli, dans lequel il y a toujours l’Europe ! Pour faire un parallèle avec le monde du travail, l’Union européenne doit avoir la même philosophie qu’un syndicat : ’ensemble on est plus fort’. Jamais un ouvrier ne dira qu’un syndicat ne sert à rien !
Justement, les syndicats de certains États-membres ont pu gérer la crise en coopération étroite avec le patronat de leur pays... Est-ce un exemple pour les syndicats français ? Et quel est votre sentiment sur l’avenir du syndicalisme européen ?
EM : Pour moi, le syndicalisme européen est une solution, à condition qu’il existe vraiment...
Pour vous, il est donc encore à bâtir ?
EM : Oui, et c’est un syndicaliste profondément européen qui vous le dit ! On peut être sévère avec les autres, mais il faut aussi s’interroger sur ses propres responsabilités. Aujourd’hui, le syndicalisme européen a bien avancé, mais on est encore loin du compte. Pourquoi ? À cause de ce réflexe naturel des syndicats - peut-être un peu dicté par les politiques nationales- de négocier localement pour leurs adhérents...
Avec pour conséquence une concurrence sociale entre États-membres ?
EM : Oui ! Avec les ’mini-jobs’ en Allemagne, ou bien la baisse des salaires en Espagne... Il ne faut surtout pas cloisonner la société européenne ! Cette question dépasse le simple cadre du syndicalisme : elle soulève l’enjeu de la place que les politiques veulent donner aux corps intermédiaires. Au sein du Parti Socialiste Européen, Catherine Trautmann et moi-même réfléchissons aux moyens de donner plus de place à la Confédération Européenne des Syndicats (CES). La CES connaît les territoires et leurs difficultés économiques : il ne faut surtout pas la négliger pour établir un dialogue social de qualité. Prenons un exemple : quand le site de Florange a subi de plein fouet la crise en 2009, j’avais sollicité la direction d’Arcelormittal pour former ses salariés au lieu de les mettre au chômage. En sollicitant les fonds publics disponibles, on aurait pu profiter de cette baisse d’activité pour rendre les salariés plus compétitifs pour l’entreprise ! Quelle a été la réponse d’Arcelormittal ? ’Nous n’avons aucun besoin spécifique actuellement...’ Aujourd’hui, tout le monde en appelle au dialogue social, mais en réalité peu le pratiquent ! L’Europe devrait obliger les partenaires à dialoguer de façon permanente, à l’instar de ce qui se fait en Allemagne.
Concrètement, qu’est-ce que c’est pour vous ’l’Europe qui protège’ ?
EM : C’est une Europe qui impose ses normes sociales. L’Europe ne peut pas imposer des règles strictes au sein de son continent et fermer les yeux sur ce qu’elle importe. Si elle a réussi à imposer des restrictions sur les normes de sécurité pour les voitures ou les jouets par exemple, pourquoi ne pourrait-elle pas le faire pour les normes sociales et environnementales ? Voilà une belle idée de l’Europe, qui parle immédiatement aux citoyens européens ! Et qui ne les mettrait pas en concurrence déloyale avec des pays qui ne respectent pas nos standards de conditions de travail !
Quel regard portez-vous sur le bilan de la Commission Barroso, et quels espoirs suscitent en vous la candidature de Martin Schulz à la prochaine présidence de la Commission européenne ?
EM : Je suis très critique vis-à-vis de la mandature de José Manuel Barroso : il a réussi l’exploit de faire douter jusqu’aux européens les plus convaincus du bien fondé de l’Europe ! Martin Schulz en revanche insuffle une dynamique positive au débat européen, et essaie de changer l’orientation des politiques européennes. Quand il parle d’instaurer un SMIC européen ou bien de la place des jeunes en Europe - il souhaite augmenter de 6 à 20 milliards d’euros le budget de l’initiative européenne pour l’emploi des jeunes-, je pense qu’il va dans la bonne direction. Les européens se reconnaissent dans cette Europe là !
Quel serait votre message aux électeurs français tentés de voter pour l’extrême droite eurosceptique ?
EM : Réfléchissez bien au moment du vote ! Vous avez un bulletin qui peut vous permettre de changer l’Europe, pour qu’elle aille dans une direction qui corresponde davantage à l’intérêt général européen. Ou alors vous pouvez voter pour des candidats qui vous leurrent, qui vous vendent un message qui se retournera demain contre vous : attention à l’effet boomerang ! Je me sens patriote, j’ai envie que la France soit forte : voter pour l’extrême droite ne fera que l’affaiblir parmi les autres États-membres. Prenons l’exemple du référendum suisse contre l’immigration : Marine Le Pen soutient ce genre de référendum contraire aux principes de l’Union européenne garantissant la libre circulation des biens et des personnes. Mais que fait-elle de tous les frontaliers français qui viennent travailler en Suisse ? Elle veut les empêcher de travailler ? Ne trouve t-elle pas qu’il y a déjà assez de chômeurs en France et en Europe ?
1. Le 13 mars 2014 à 04:32, par Xavier C. En réponse à : Édouard Martin : « Il faut protéger le modèle social européen »
Comme d’habitude, les socialistes français sont à la traîne... Relents idéologiques, lecture biaisée de tant de choses...
M. Martin, syndicaliste, devrait au moins se souvenir que, fût un temps, les ouvriers arrivaient à s’organiser sans l’aide « bienveillante » de l’État.
La solution ne viendra pas d’une centralisation européenne, et encore moins d’une uniformisation. La défense du SMIC est une aberration...
Il est plus que regrettable que Trautmann aie été écartée pour un type pareil... pour des raisons purement populistes, justement !
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