Elections espagnoles : la victoire de Sánchez est une victoire pour l’Europe

, par Guillermo Íñiguez, Traduit par Marine Delgrange

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Elections espagnoles : la victoire de Sánchez est une victoire pour l'Europe

Au cours de l’élection présentée comme la plus polarisée et incertaine de l’histoire démocratique espagnole en 40 ans, le parti des socialiste (PSOE) de Pedro Sánchez est apparu clairement vainqueur. Lors de cette soirée, le Parti populaire (PP) a obtenu son pire résultat de tous les temps, tandis que l’extrême droite, avec le parti Vox, est entrée au Parlement espagnol pour la première fois dans l’histoire de la démocratie du pays.

Dès le début, la campagne est apparue comme un combat entre deux blocs : le Parti socialiste (PSOE) et le parti de gauche Podemos d’un côté, le parti Ciudadanos – membre du parti européen ALDE -, le parti populaire (PP) et le parti d’extrême droite Vox de l’autre. Tout au long de la campagne, la presse nationale et internationale ont mis en garde contre deux risques. D’un côté, la possibilité d’un parlement suspendu, qui entraînerait une Espagne « à l’italienne » où la formation d’un gouvernement stable deviendrait impossible. De l’autre, l’émergence de Vox, le parti conseillé par Steve Bannon et qui se reposait sur l’élan acquis après la nomination de ses premiers représentants régionaux aux élections andalouses de décembre dernier.

L’élection du 28 avril a donné une composition étonnante (et complexe) au nouveau Parlement. Le PSOE sort grand vainqueur de la soirée avec 123 députés, soit une augmentation de 38 par rapport à 2016, défiant ainsi une "Pasokisation" [1] que beaucoup avaient déclarée irréversible. Ciudadanos, qui s’est nettement déplacé vers la droite au cours de l’année écoulée, a obtenu 57 députés, réalisant des gains considérables. Une lutte acharnée s’ensuivra sans doute avec le PP puisque les deux partis chercheront à s’imposer en « leaders moraux » de l’opposition. Podemos, tout en obtenant moins de députés que lors des élections précédentes (42), a atténué ses pertes et va chercher à former une coalition avec Pedro Sánchez.

Le Parti populaire est sans aucun doute le plus grand perdant de l’élection avec 66 députés et 4 millions de voix - un record historique -, et ayant perdu 120 députés et 6 millions de voix depuis 2011. À l’extrême droite de la Chambre, le parti nouvellement élu Vox, dont la popularité a été largement alimentée par la crise catalane, a passé une nuit aigre-douce. Malgré l’obtention de 10% des voix et de 24 députés, augmentant leur part de vote de deux millions de voix, il est clair que leurs attentes étaient nettement plus élevées. Les sondages leur attribuaient environ 40 députés et ils espéraient que le Parti populaire constitue l’exécutif national pour être en position de force. Ils entreront au Parlement espagnol pour la première fois, mais le feront en tant que nouveau parti de l’opposition, peu susceptible de se faire représenter au sein de l’organe directeur de la chambre.

Les facteurs clés de l’élection

Comment expliquer les résultats du 28 avril ? Un chiffre clé est le taux de participation qui, à 75,7%, était supérieur de 9,5 points à celui des élections précédentes. Ce taux de participation élevé, qui a toujours été considéré comme bénéfique pour la gauche, peut être expliqué par la référence au voto del miedo (le vote « fondé sur la peur »). Le « fantôme andalou », faisant référence à l’accord de confiance et de soutien signé en Andalousie par la coalition PP / Ciudadanos et Vox, a été fréquemment évoqué par les deux partis de gauche tout au long de la campagne. Le PSOE a évoqué un choix entre progrès et retour à un passé sombre, tandis que Podemos qualifiait l’élection de « constitutive », qui selon eux définirait le pays pour les décennies à venir.

Dans un système électoral (le système D’Hondt) qui a toujours été favorable à une droite politique unie, l’émergence de Ciudadanos et de Vox aux côtés du Parti populaire a cette fois profité à la gauche. Cela a entraîné une fragmentation du vote de droite pour seulement 147 députés, soit dix de plus que ceux obtenus par Mariano Rajoy en 2016 et 39 de moins qu’en 2011. Mais il serait naïf de jeter le blâme sur le système électoral. Le chef du PP récemment élu, Pablo Casado, a opéré un virage à droite considérable, le parti adoptant une part importante du discours populiste de Vox sur des questions telles que la Catalogne, l’avortement et l’immigration. La mesure dans laquelle elle s’est retournée contre lui rappelle peut-être non seulement que l’Espagne est, comme l’a récemment écrit The Economist, une société ouverte et tolérante, mais également qu’adopter le discours de l’extrême droite, comme on l’a si souvent vu dans toute l’Europe, n’est que très rarement couronné de succès pour des partis de centre droit.

A présent, trois options s’offrent à Pedro Sánchez. Il peut conclure un nouvel accord avec Podemos, des nationalistes basques et des députés indépendants, ce qui pourrait, sans que cela soit nécessaire, déboucher sur un gouvernement de coalition formel. Il peut également explorer une coalition avec Ciudadanos. Enfin, comme le vice-premier ministre l’a suggéré, il peut tenter de gouverner par lui-même, dans le cadre d’un improbable accord de confiance et de soutien avec Podemos, des nationalistes catalans et basques et des députés indépendants. Parmi ces options, la dernière semble la moins probable (le PSOE étant tout de même à 53 députés de la majorité absolue), tandis qu’une alliance avec Albert Rivera de Ciudadanos semble la moins favorisée par l’électorat du parti qui s’est déplacé vers la gauche - la foule de milliers de partisans qui se sont rassemblés dimanche soir devant le siège du PSOE scandaient « pas avec Rivera ».

La crise catalane

Les résultats de dimanche pourraient être de bonnes nouvelles pour la crise catalane, et le sont très certainement pour l’Europe. D’un côté, c’est parce que les partis sécessionnistes, malgré l’augmentation du nombre de députés de la gauche républicaine catalane (ERC), n’ont obtenu que 39,4% des voix - à peine assez pour considérer l’indépendance comme « la volonté du peuple ». Carles Puigdemont et les Junts per Catalunya (Ensemble pour la Catalogne) de Quim Torra, plus radicaux, se sont classés deuxième dans la lutte sécessionniste. De plus, pour la première fois dans l’Histoire, le parti de gauche ERC a remporté le plus grand nombre de sièges dans la région, le Parti des socialistes catalans (PSC, le parti frère du PSOE) arrivant en deuxième position.

La nuit du 28 avril a également vu la défaite de la droite dans la région, le PP, Ciudadanos et Vox, qui avaient appelé à différents degrés de suspension de l’autonomie catalane, obtenant un total combiné de sept sièges sur 32. Ceci doit être associé à la majorité absolue du PSOE au Sénat, sa première depuis 1989, qui lui donne le dernier mot sur toute application de l’article 155 de la constitution espagnole - inspirée du concept allemand du Bundeszwang - qui permet au gouvernement, sous réserve d’obtenir l’autorisation du Sénat, de suspendre les pouvoirs d’une région autonome.

Si Pedro Sánchez décide de ne pas conclure d’accord avec Ciudadanos, il aura peut-être besoin de l’aide d’ERC, ne serait-ce que par son abstention. Les deux partis sont conscients que Sánchez ne permettra jamais un référendum sur l’indépendance catalogne, ayant promis un dialogue dans le cadre constitutionnel espagnol ainsi qu’un jugement de la Cour suprême à propos des anciens dirigeants catalans (poursuivis pour détournement de fonds publics, désobéissance, sédition et rébellion), prévu pour cet automne. Reste à voir quelle attitude adoptera l’ERC : maintenir sa ligne dure, exiger un référendum impossible et mettre en péril la stabilité du pays, ou se contenter d’une politique plus pragmatique en acceptant de négocier l’extension des compétences dévolues à la Catalogne.

On peut espérer qu’un gouvernement national progressiste fort couplé à la défaite des plus fervents sécessionnistes ouvriront la voie à un refroidissement de la crise régionale, permettant aux parties prenantes de se concentrer sur la politique sociale et économique. De fait, à cause de l’austérité de Puigdemont et Torra, parallèlement à la quête d’indépendance à tout prix qu’ils ont mené, elle a été négligée pendant des années.

Une victoire pour l’Europe

Quelles leçons tirer des élections espagnoles pour l’Europe ? L’absence de politique européenne dans la campagne de cette année, qui a été largement axée sur les questions économiques et les questions d’identité nationale, ne doit pas être un signe inquiétant. Après tout, le pro-européanisme du public espagnol (seulement 13% des citoyens espagnols porte un regard négatif sur l’UE, selon le dernier Eurobaromètre) se reflète dans les principaux partis politiques, parmi lesquels le pro-européanisme est répandu et où Vox, susceptible de rejoindre l’ECR après l’élection de 2019, peut être considéré comme un parti eurosceptique « mou ».

Dans son discours de dimanche soir, Padro Sánchez a annoncé qu’il chercherait à former un gouvernement pro-européen : un gouvernement qui "cherche à renforcer, pas à affaiblir" l’Union. Au cours de l’année écoulée, il s’est distingué comme europhile en nommant au sein de son cabinet des acteurs européens de premier plan (dont l’ancien Président du Parlement européen Josep Borrell, l’ancienne Directrice du budget de l’UE Nadia Calviño et l’ex-Secrétaire général du CESE Luis Planas) pour une Europe plus sociale et plus cohésive.

La stabilité du gouvernement, conjuguée à l’euroscepticisme de la Pologne, de l’Italie et du Royaume-Uni, devrait renforcer sa pertinence au sein du Conseil, où il a été perçu comme le « troisième homme » de l’alliance franco-allemande. Il pourra également servir de fil conducteur aux socialistes et démocrates (S&D), qui semblent faire face à une "Pasokisation" sans fin et qui risquent de perdre environ 50 députés lors des élections européennes du mois prochain. La victoire de Pedro Sánchez est sans aucun doute une victoire pour l’Europe.

En ce qui concerne l’Espagne, la fin d’une campagne marque le début d’une autre. Le 26 mai, le pays se rendra une nouvelle fois aux urnes, à une date qui combinera les élections locales, régionales et européennes. Le Parlement national nouvellement élu siégera pour la première fois à peu près à la même date, Pedro Sánchez ayant jusqu’au début du mois de juin pour former un gouvernement. Quel sera l’impact de l’élection de dimanche dernier, quel sera celui de l’élection de mai prochain sur celle-ci ? Cela reste à déterminer.

Notes

[1Terme issu du nom du parti grec PASOK, désignant un processus rapide de quasi-disparition, par érosion de l’électorat.

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