Emily O’Reilly : « Les plaintes que nous recevons relèvent de plus en plus de l’intérêt public »

Une personnalité, un entretien en long format : découvrez l’interview mensuelle du Taurillon

, par Jérôme Flury, Théo Boucart

Emily O'Reilly : « Les plaintes que nous recevons relèvent de plus en plus de l'intérêt public »
Emily O’Reilly, médiatrice de l’Union européenne depuis 2013. Photo : Le Taurillon

Emily O’Reilly, ancienne journaliste, médiatrice de la République d’Irlande et actuelle médiatrice de l’Union européenne, a accepté de répondre aux questions du Taurillon. L’occasion d’en découvrir plus sur cette fonction basée à Strasbourg, ses missions et son utilité, ainsi que sur sa place au milieu de nombreux organes juridiques de l’Union européenne, mais aussi du Conseil de l’Europe.

Le Taurillon : Merci beaucoup d’avoir accepté cette interview. Nos lecteurs ne sont peut-être pas bien au courant de ce que vous faites au sein des institutions européennes. Pouvez-vous nous parler de vos missions principales ?

Emily O’Reilly : Le médiateur européen a été instauré par le traité de Maastricht. Ou plutôt, le traité de Maastricht (1992) a créé la citoyenneté européenne. Le principe derrière la création du médiateur est le suivant : comme la majorité des citoyens de l’Union ont la possibilité de solliciter des médiateurs dans leurs Etats s’ils ont des récriminations sur la manière dont ils ont été traités par leurs administrations, il a été logique de de créer ce rôle pour les administrations de l’Union européenne…

La fonction première du médiateur européen est de recevoir les plaintes des citoyens, journalistes, des organisations non gouvernementales, et de personnalités politiques également, s’ils considèrent avoir été lésés de la part de quelconque organisation, agence ou organe de l’Union européenne. Cela inclut tout ce qui ressort de la Commission, du Conseil, de l’administration du Parlement, de l’administration de la Cour et toutes les agences européennes, comme l’Agence européenne des médicaments. Des institutions comme la Banque centrale européenne et la Banque européenne d’investissement sont également sous ma supervision.

LT : Vous avez pris vos fonctions en tant que médiatrice européenne en octobre 2013. Combien de requêtes avez-vous reçu cette année, en comparaison avec les années précédentes et en quoi ces demandes ont-elles évolué ?

EOR : Nous recueillons quelques milliers de plaintes chaque année. La plupart a trait aux compétences des administrations nationales. Nous les adressons alors aux médiateurs nationaux, mais nous donnons également des conseils aux citoyens. En outre, nous ouvrons entre 300 et 400 enquêtes chaque année.

Dans une certaine mesure, nous avons observé une augmentation du nombre de demandes ces dernières années. Je crois que la grande différence concernant ces plaintes a été qu’elles relèvent plus souvent de l’intérêt public. En d’autres termes, ce qui ne concerne pas seulement un problème individuel mais la société civile, les entreprises, la classe politique ou les journalistes sur des enjeux qui peuvent être plus généraux. Il y a eu une augmentation et je pense qu’elle s’explique par le fait que les citoyens sont plus au courant de l’existence du médiateur européen. La raison est que nous avons entrepris, très stratégiquement pour certains cas, de résoudre des affaires qui concernent non seulement un individu isolé, mais aussi de nombreux citoyens européens, quand bien même ils n’ont jamais entendu parler du médiateur européen.

LT : Quels sont les ressemblances et les différences entre la fonction de médiateur au niveau européen et au niveau national, en particulier en Irlande où vous avez assuré cette fonction pendant dix ans ?

EOR : Je pense qu’environ 75% de notre travail est le même : nous recevons les plaintes des citoyens. Ensuite, nous allons voir le département compétent et nous leur disons « Monsieur untel prétend cela, qu’en dites-vous ? », ils fournissent un rapport, nous retournons voir le plaignant et finalement, quand nous avons tous les éléments, nous dressons une analyse et nous faisons des recommandations si c’est nécessaire. C’est la même procédure en Irlande ou au niveau européen. Je pense que la différence majeure se situe dans les aspects culturels au regard de plusieurs éléments de l’administration, tels que par exemple, la transparence. Dans certains pays, elle a une valeur importante, alors que d’autres États membres considère la protection des données personnelles comme plus importante.

Dans certains pays, les questions éthiques comme les conflits d’intérêt, en France il me semble que vous parlez de « pantouflage », sont toute une histoire, dans d’autres pays, pas du tout. Donc pour le médiateur européen, il s’agit… je ne dirais pas de trouver un équilibre, car cela pourrait suggérer que je doive trouver un juste milieu, mais l’idée est de trouver le seuil d’acceptabilité sur un problème si je juge qu’il y a là un cas de mauvaise administration.

Je pense que la plus grande différence est l’absence d’une compréhension culturelle partagée ou de visions de certains aspects de l’administration.

LT : Quand vous dites « nous menons des analyses », combien de personnes travaillent actuellement dans votre institution ?

EOR : Nous avons environ 70 personnes en tout, réparties entre Strasbourg et Bruxelles, donc c’est un petit bureau. Et bien sûr, ces 70 personnes comprennent celles qui travaillent dans la communication, dans l’informatique, et dans tous mes autres départements. Nous employons beaucoup de diplômés en droit car quand on gère ce type de questions à l’échelle de l’Union, il est appréciable de s’y connaître en droit et parce que l’Union européenne est une entité cohérente parce que tout le monde accepte les règles et règlements contraignants.

Actuellement, nous fonctionnons en deux équipes : la première traitant des cas plus généraux et stratégiques, la seconde se chargeant des cas qui surviennent régulièrement comme les contrats litigieux, les cas concernant des employés, tous les sujets qui impliquent généralement des demandes individuelles.

LT : En 2019, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne se sont mis d’accord pour nommer Laura Codruța Kövesi première procureure du nouveau Parquet européen. Craignez-vous que cette diversité d’institutions et de textes puisse altérer la visibilité et l’efficacité du médiateur européen dans le débat public ?

EOR : Je ne pense pas car nous nous occupons de sujets administratifs. L’organe que vous mentionnez traite essentiellement des problèmes criminels et pénaux dont nous ne nous chargeons pas. Donc je ne pense pas qu’il y aura des différends dans nos relations. En outre, nos deux organes ont été mis en place pour faire face à un besoin spécifique. Nous n’avons jamais fait face à des problématiques liées à des organes similaires.

Autre chose : nous émettons seulement des recommandations, et ne prenons pas de décisions contraignantes, ce qui est une différence fondamentale. Personne n’a à faire ce que nous leur conseillons, mais en général, ils le font ! Nous travaillons dans le domaine de la Soft Law, pour influencer les comportements des individus et induire des changements culturels en relation avec les attitudes des citoyens sur certains sujets.

LT : Nous parlons du parquet européen, mais comme je viens de l’évoquer, entre la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne, n’avez-vous pas peur que les citoyens puissent mal connaître votre rôle quand il s’agit de solliciter le médiateur ?

EOR : Vous jouez l’une de mes chansons du moment ! J’ai donné une conférence récemment, et je parlais des présidents que nous pouvons trouver au niveau européen. Vous avez le président du Parlement et douze vice-présidents. Vous avez un président du Conseil de l’Union européenne, un président du Conseil des ministres tournant, ensuite le président du Conseil européen et puis vous avez un Conseil de l’Europe, qui n’a rien à voir avec l’Union et vous y avez aussi un président de l’assemblée…

Je me souviens avoir essayé de l’expliquer un soir à mon mari, il était complètement confus et a arrêté de parler ! Il y a de la confusion, clairement, et je me rappelle aussi qu’au moment du référendum sur le Brexit, un jour que j’écoutais le programme phare de la BBC concernant les actualités, le « Today Show », j’ai pu entendre les présentateurs confondre les institutions européennes et particulièrement la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’Homme et ça arrive souvent.

Cette confusion est à un certain point absurde ou amusante. Mais à un autre niveau, ce qui va plutôt le sens de votre question, c’est très compliqué. Et bien sûr, certaines personnes s’interrogent même sur le fait que cela soit fait intentionnellement, dans l’objectif de garder les citoyens à l’écart de cela. Que cela serait destiné seulement à des individus avec des connaissances particulières sur le sujet, qui comprennent vraiment ce qu’il en est, qui maîtrisent et contrôlent ce qui se passe.

LT : Vous avez publié une nouvelle stratégie nommée « Cap sur 2024 » dans laquelle vous appelez de vos vœux une stratégie plus participative. De quelle manière souhaitez-vous mettre cela en place ? Désirez-vous mutualiser vos efforts avec ce que la Conférence sur l’avenir de l’Europe va faire ?

EOR : Nous faisons constamment la promotion de notre travail auprès des médias, des groupes de la société civile, des associations citoyennes, des entreprises et de la communauté académique pour sensibiliser sur nos réalisations mais aussi pour trouver de nouvelles idées sur le type de stratégie que nous devrions mener. La Conférence sur l’avenir de l’Europe est intéressante, nous sommes tous un peu dans le noir pour le moment sur ce qu’elle va donner. Le débat le plus important ayant porté sur la présidence, ainsi au lieu d’avoir une personne, ils en ont trois désormais en plus d’assistants. J’espère très fortement que l’Union ne va pas berner les citoyens en leur faisant croire qu’ils sont plus connectés ou qu’ils auraient plus d’influence qu’ils n’en ont en réalité.

Ainsi, prenons par exemple l’Initiative citoyenne européenne, qui a été lancée comme un outil de démocratie participative pour les citoyens. Si vous avez un million de personnes de sept Etats membres différents qui soumettent une proposition à la Commission, cette dernière pourrait l’accepter et en faire un règlement. En réalité, les résultats de cette initiative ont vraiment été minimes. La conférence sur l’avenir de l’Europe va vraiment être riche en enseignements si et seulement si elle implique réellement les citoyens. Vous avez entendu l’expression de « greenwashing » ? Lorsque quelqu’un fait quelque chose qui semble favorable à l’environnement mais qui s’avère en réalité nocif ? Je pense que parfois, l’Union se rend coupable de « citizen-washing », introduisant des éléments qui semblent aller dans le sens des citoyens ou qui semblent les inclure dans le processus décisionnel mais qui n’en sont en réalité rien.

LT : Concernant l’actualité, la position de la Commission européenne et son manque de transparence sur la stratégie vaccinale ont été très critiqués. Recevez-vous des plaintes à ce sujet ?

EOR : Oui, nous avons reçu plusieurs demandes sur l’accès aux documents, spécifiquement sur les contrats vaccinaux. Au cours des dernières semaines, et ce depuis sa dispute avec AstraZeneca sur le contenu desdits contrats, la Commission a découvert la vertu de la transparence en la matière. Politiquement, elle la trouve désormais utile.

Ce matin (le 26 mars, ndlr), j’écoutais les informations sur le nombre de vaccins produits en Europe et exportés. Le mot « transparence » revenait sans cesse. Je pense qu’avant l’affaire avec AstraZeneca, la Commission aurait été réticente à publier le contrat, pour des questions commerciales sensibles, même s’il s’agit de l’intérêt commun. Je pense que la Commission est maintenant sous pression et voit que la transparence le sert politiquement.

Le scepticisme vis-à-vis des vaccins est aussi un problème. Si l’Union européenne et les gouvernements nationaux veulent que les vaccins soient le plus possible acceptés, ils doivent montrer qu’ils sont prêts à divulguer les clauses des contrats. Ainsi, la transparence est presqu’une affaire de santé publique.

LT : Vous êtes entrée en fonction en 2013 mais vous avez décidé de candidater pour un nouveau mandat en 2014 puis en 2019, pourquoi cette décision ?

EOR : Mes deux prédécesseurs ont vécu exactement la même chose que moi. J’ai choisi de candidater pour un nouveau mandat avant tout parce que j’adore ce métier. Deuxièmement, parce que j’ai de l’ambition pour cette fonction. Je souhaite qu’elle soit plus pertinente et plus utile et tout cela prend du temps. Je suis arrivée en 2013, et j’étais la seule candidate à se déclarer en 2014. Cela m’a donné cinq ans, et oui, je veux continuer. Je veux continuer à mettre en place la nouvelle culture que j’ai apportée à la fonction. Bien entendu, mon successeur pourra mettre en place ce que lui ou elle souhaitera, mais je pense que nous avons eu quelques réussites et que nous devons capitaliser là-dessus et en faire la norme pour le poste de médiateur européen.

LT : Et à quel point jugez-vous la communication importante pour le médiateur européen ?

EOR : Bien sûr la communication est essentielle pour moi, je suis une ancienne journaliste, nous connaissons son importance. Quand je suis arrivée à ce poste, je le connaissais déjà bien, parce que j’étais membre du Réseau européen des médiateurs lorsque j’étais médiatrice en Irlande. Je me suis dit « Je ne vais pas passer cinq ou dix ans à me rendre aux quatre coins de l’Europe pour expliquer que j’existe. Comme je gère les plaintes liées à des institutions européennes, la plupart des citoyens n’aura jamais besoin de mes services. » J’ai donc réfléchi à la manière dont je pouvais rendre mon service plus efficace et c’est la raison pour laquelle j’ai commencé à utiliser mon pouvoir d’initiative personnel plus souvent. Si je juge qu’il existe quelque chose relevant de l’intérêt public et si je pense être en capacité de le résoudre et que cela apporterait quelque chose aux citoyens, alors j’ouvre une enquête.

Ainsi, dans mes dernières inspections, j’ai mené une série d’enquêtes sur le commerce, les droits humains, et l’éthique. Résultats : les citoyens, les médias et la société civile ont été sensibilisés à notre rôle. Et c’est de cette façon-là que nous faisons la différence.

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