Le Laundromat moldave toujours impuni
Le rapport Kroll 2 a finalement été dévoilé en juillet 2019, un mois après la prise de fonction de la pro-européenne Maia Sandu à la tête du gouvernement. Certains noms sont restés cachés, mais il a le mérite de souligner le rôle central et obscure de deux personnalités politiques majeures : l’ancien président du parti démocrate et oligarque Vladimir Plahotniuc, ainsi que Ilan Șor, maire de la ville de Orhei, devenu l’homme le plus riche de Moldavie. Tous deux sont encore en liberté mais résident actuellement à l’étranger.
C’est d’abord l’oligarque Vladimir Plahotniuc du parti démocrate (PDM) qui a quitté le pays en juin 2019 après la nomination du gouvernement d’opposition formé par la pro-européenne Maia Sandu. Il serait désormais réfugié aux États-Unis, malgré l’interdiction de visas. Des entreprises lui appartenant – dont certaines sont actives dans le milieu médiatique (OTIV Prime Holding, Prime Management LLC, Prime TV FCC) - ont participé à la fraude du milliard de dollars.
Dans un tweet mi janvier, le secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo a déclaré que la corruption de Vladimir Plahotniuc avait « affaibli l’Etat de droit et compromettent l’indépendance des institutions démocratiques moldaves », avant d’ajouter que « Les Etats-Unis se [portaient] aux côtés de la Moldavie dans son combat contre la corruption ».
Quant à Ilan Șor, maire qui a réussi l’exploit de construire pour sa ville le parc d’attractions entièrement gratuit OrheiLand, 77 filiales de son groupe auraient été impliquées dans ce vaste « Laundromat ». Il aurait quitté la Moldavie pour Israël, où il est né.
Une vidéo réalisée par la chaîne ukrainienne Hromadske permet de mieux comprendre le montage financier auquel il a participé et ce que le premier rapport Kroll avait permis de révéler dès août 2017.
Retour à la crise constitutionnelle de juin 2019
Décor planté, il n’est pas étonnant que Reporters Sans Frontières et d’autres ONG affirment que les médias moldaves sont extrêmement polarisés. L’instabilité politique est grande en Moldavie. En novembre, alors que le gouvernement pro-européen de Maia Sandu était au pouvoir depuis juin et menait une politique anti-corruption – baptisée « désoligarchisation » - visant notamment à réformer la procédure de nomination du procureur général, le parti démocrate a réussi un tour de force en forçant la dissolution du Parlement sur la base d’une motion de censure déposée par le parti socialiste (PSRM, pro-russe). Le Parlement actera la destitution du gouvernement Sandu et son remplacement par Ion Chicu, démocrate qui formera son propre gouvernement avec le parti socialiste.
Le parti socialiste – dont la figure de proue par excellence est le président moldave Igor Dodon - s’était pourtant allié avec le parti de Maia Sandu et Andrei Nastase (ACUM DA PAS) après trois mois de statu quo politique. Les élections législatives de février 2019 n’avaient permis à aucun parti d’acquérir la majorité au Parlement sans former de coalition. C’est malgré lui que le parti socialiste a conclu une coalition avec le parti de Maia Sandu. Avec 31% des voix contre 27% pour le parti de Sandu (ACUM), le parti socialiste pensait sans doute pouvoir paralyser les engagements politiques pris par Maia Sandu durant sa campagne pour remettre la Moldavie sur le chemin de l’Etat de droit et de l’accession à l’Union européenne. Elle a alors formé son gouvernement et les socialistes ont obtenu la présidence de l’assemblée parlementaire.
Mais c’était sans compter l’opposition du parti sortant, le parti démocrate, qui s’est appuyé sur l’article 85 de la Constitution et sur un arrêt pris par la Cour constitutionnelle - malgré une certaine partialité, puisqu’elle est contrôlée par le parti démocrate lui-même. La raison de leur opposition ? Un gouvernement aurait dû être formé dans les 3 mois suivant les élections.
« Je n’ai jamais eu aussi peur du terrain »
La couverture médiatique des trois jours de manifestations, s’étalant du 7 au 9 juin 2019, organisées par le Parti démocrate (PDM) et d’une ampleur inédite dans Chisinau depuis 2009, est utile pour prendre la mesure de la situation de la presse. Les journalistes ont parfois fait part de leur peur du terrain, espace public où ils ne trouvent pas leur place et où les hommes politiques du PDM au mieux repoussent à plus tard les interviews, au pire refusent l’accès aux journalistes. Selon l’association pour la presse indépendante, 16 journalistes ont été les cibles d’intimidation, d’insultes, de violence ou bien ont vu leur matériel dégradé par des manifestants.
Le 7 juin 2019, Mihai Avasiloaie (vidéo) du site d’actualités www.agora.md a déclaré qu’il s’agissait de la première fois qu’il avait eu aussi peur de sa vie en allant interroger des manifestants sur le terrain. Un manifestant avait lors réagi de façon disproportionnée à son encontre en lui demandant à plusieurs reprises : « Pourquoi tu emmerdes les gens ? » et un autre de renchérir « Tu as un accent intéressant, d’où tu viens ? ».
Maxim Pulber – Un manifestant a brûlé le micro du journaliste pendant les manifestations avec une cigarette. Capture d’écran Facebook
Le 8 juin 2019, Anastasia Antoceanu (vidéo), journaliste pour le même site internet a été bousculée en face du ministère de l’Intérieur par un des organisateurs du rassemblement qui avait pour objet de coordonner la réponse des manifestants face aux médias.
Le 9 juin 2019, quand une journaliste de la chaîne Pro-TV Chisinau est finalement arrivée à se rapprocher des hommes forts du parti démocrate (Vlad Plahotniuc et Pavel Filip) qui étaient à la tête du cortège se dirigeant vers le palais présidentiel pour y lancer des dindes vivantes et réclamer la démission du président Igor Dodon, celle-ci s’est fait repousser par un garde du corps (vidéo).
Une autre journaliste pour UNIMEDIA s’est vu d’abord refuser l’accès à la manifestation et quand bien même elle est arrivée, en plein milieu de la manifestation, à rejoindre la tête du cortège, Vladimir Plahotniuc lui a promis de répondre lorsqu’ils auraient rejoint le palais présidentiel puis l’a ignoré en continuant sa vindicte « Dodon, le traître ! » (vidéo).
La journaliste Cornel Dudnic de Reporter de Garda a dû faire face à la vindicte des manifestants. L’un d’entre eux lui ayant arraché son sac à dos, la journaliste n’a trouvé à dire que ces quelques mots : « Êtes-vous fier de vous ? » (vidéo). Mais la journaliste n’en a pas pour autant démordu et est allée questionner un autre manifestant. Alors qu’elle l’interrogeait pour savoir d’où il venait, et qu’il était en passe de rejoindre son bus, sans doute affrété par le PDM pour permettre aux Moldaves de rejoindre la capitale, celui-ci a fait preuve d’une violence injustifiée à son égard, à laquelle la journaliste a seulement pu répliquer par : « vous êtes dans l’espace public et vous n’avez pas le droit de faire ça ». (vidéo)
Encore plus éloquente est la vidéo enregistrée devant les grilles Palais présidentiel. Le journaliste Sergiu Niculita et son équipe faisaient face avec leurs caméras et micro aux manifestants répétant à l’unisson : « Nous sommes le peuple ! » (vidéo)
Quant à Daniela Cutu pour TV8, les manifestants campant en face du gouvernement lui ont répondu de faire du « tourisme » ou bien « aller voir un concert » avec un ton empreint d’ironie. Sous une température frôlant les 30 degrés, les manifestants avaient à leur disposition des bouteilles d’eau et elle s’est permise de leur demander s’ils les avaient achetées eux-mêmes. Un des manifestants, visiblement agacé par ses questions, a jeté sa bouteille d’eau sur elle. (vidéo, photo ci-dessous)
Une autre journaliste prouvera à la suite que les manifestants ont bien été rémunérés par le PDM pour leur présence à Chisinau.
Une liberté de la presse fantoche
La Moldavie est censée être une démocratie où la liberté de la presse est normalement protégée par la Constitution de 1994. L’article 32 garantit à chaque citoyen « la liberté de pensée et d’opinion ainsi que leur expression publique par n’importe quel support ». L’article 34 est relatif au « droit d’avoir accès à n’importe quelle information en rapport avec la gouvernance et le fonctionnement des institutions ».
La loi de la même année sur la presse et son article 20 stipulent l’ensemble des droits des journalistes, qu’il s’agisse du droit de participer à des conférences ou de simplement filmer et photographier sur quelque lieu public que ce soit. A cette loi a fait suite, en 1995, la loi sur l’audiovisuel et la radio qui a créé le Conseil de l’audiovisuel, puis en 2000 la loi sur l’accès à l’information.
Mais cet arsenal législatif souffre de lacunes : entre autres, la loi sur la presse (en son article 7, paragraphe 4) ne spécifie pas avec précision les cas dans lesquels une licence peut être retirée à un média par le tribunal.
Et que se passe-t-il si les médias ne sont pas indépendants et que l’instance même qui les représente – le Conseil de l’audiovisuel - ne l’est pas ? Le Conseil de l’audiovisuel doit viser au « respect du pluralisme des idées et des opinions dans le cadre des programmes radiodiffusés placés sous le contrôle des juridictions de la République de Moldavie ». Que pense-t-elle de l’initiative lancée par le Centre pour un journalisme indépendant en créant son site Stop Fals ! pour lutter contre les Fake News en Moldavie qui circulent sur le web ? Stop Fals ! réalise des vidéos hebdomadaires qui recensent les fake news les plus marquantes circulant sur l’internet moldave.
Des médias sous le contrôle politique
Dans son rapport publié, Reporters Sans Frontières a bien indiqué que les lignes éditoriales sont étroitement liées aux intérêts politico-financiers de leurs propriétaires. Les médias restent sous le contrôle des responsables politiques. Le chef de file du PDM, Vlad Plahotniuc dirige depuis des années un vaste empire médiatique (Prime, Canal 2, Canal 3, Publika, Muz FM, Maestro FM). Vient ensuite le parti socialiste qui détient 4 principaux médias (NTV Moldova, Accent TV, THT Exclusiv TC, Argument and facts Moldova). Le parti Șor, du nom de son leader Ilan Șor, est à la tête d’une holding dans laquelle se trouve les chaînes Orhei TV et Televiziunea Centrala.
Le Centre pour un journalisme indépendant a récemment démontré au cours d’une enquête réalisée entre le 9 mars et le 15 mars que la chaîne Moldova 1 « avait largement ajusté son actualité en fonction de l’agenda du gouvernement, et les autorités publiques centrales étaient celles les plus fréquemment mentionnées et citées dans l’actualité ». Le président Igor Dodon y serait en outre toujours présenté de façon positive.
Une désinformation fertile à l’heure de la pandémie
Dans le contexte actuel de la pandémie de SARS-CoV-2, et afin de « signaler des cas de limitation d’accès à l’information, à la liberté d’expression ou au droit à l’information » tout en « faisant pression sur les autorités pour assurer que les droits des journalistes soient respectés », le Centre pour un journalisme indépendant a mis en place une cellule de crise regroupant 25 médias moldaves. Selon eux, le gouvernement de Ion Chicu (PDM/PSRM) aurait communiqué de manière unilatérale sur la crise et aurait accordé de façon très sélective des interviews. Le 13 avril, dans un communiqué commun, ils se sont adressés directement à la ministre de la santé en réclamant la mise en place de conférences de presse en ligne, pendant lesquelles tous les journalistes seraient invités à poser leurs questions.
Même si le pays est relativement épargné face à la pandémie avec un bilan actuel de 124 décès et de 3984 cas de contamination confirmés, il n’a pas encore levé l’état d’urgence sanitaire.
L’actualité n’a pas manqué de s’emparer du sujet et de s’enflammer sur les théories conspirationnistes. Selon elles, la diaspora moldave en Europe serait à l’origine de l’arrivée du coronavirus dans le pays, et que ni l’Union européenne, ni les Etats-Unis ne savent gérer la crise, a contrario de la Russie et de la Chine qui se portent bien… Sputnik n’a pas été le dernier à relayer l’inefficacité de l’UE et dispose d’une influence importante en Moldavie. Selon Sputnik, c’est même la Russie – comme par hasard - qui aurait trouvé le vaccin qui sauvera le monde.
Récemment, les médias ont pu communiquer sur l’aide médicale parvenue en grandes pompes de Chine dans un avion russe. Jolie opération de communication pour le président pro-russe Igor Dodon. L’Union européenne est pourtant bien là et a annoncé 100 millions d’euros d’aide pour faire face à la pandémie dans le cadre de sa politique de voisinage. Elle a récemment approvisionné deux villes moldaves, Cahul et Ungheni, en matériel médical.
Un prêt russe comme chantage politique
Siegfried Mureșan, député européen (PPE), président de la délégation à la commission parlementaire d’association UE-Moldavie, a récemment déclaré que « l’Union européenne ne tolèrera pas d’être portée au rang de bouc-émissaire ». Et celui-ci de poursuivre : « Alors que l’aide européenne est minimisée et omise dans les médias, il est décourageant de voir comment les autorités actuelles approuvent un prêt douteux de la Russie qui favorise leurs intérêts politiques et impose un fardeau supplémentaire pour les Moldaves et le budget du pays ».
A l’origine, il s’agit d’un prêt visant à rénover les infrastructures routières en Moldavie… Une vidéo publiée par Stop Fals ! retrace les faits qui ont marqué l’actualité en lien avec ce prêt russe au taux d’intérêt annuel de 2% qui est passé d’un montant initial de 500 millions de dollars en novembre 2019 à 300 millions de dollars un mois plus tard puis en mars 2020 à 200 millions de dollars.
Le 23 avril 2020, le président de la Cour constitutionnelle a été contraint de quitter ses fonctions à la suite d’un vote de défiance initié par les juges de la Cour. Le jour même de sa destitution, Dominica Manole est élue présidente. Elle avait fait campagne en février 2019 aux côtés de Maia Sandu dans la ville de Cimișlia. Etrangement, le soir même, l’accord de prêt avec la Russie est suspendu…
Le lendemain matin, Igor Dodon a annoncé qu’un 1,3 milliard de lei a été introduit dans le budget d’Etat, en précisant bien qu’il s’agit là « de l’argent de la Fédération de Russie » et que « chaque village recevra au moins 1 million de lei pour rénover un problème concret lié à son infrastructure routière ». Mais le soir même, lors d’une conférence de presse tenue à 17h la version était différente : le prêt est suspendu à cause de la Cour constitutionnelle et le paiement des pensions et salaires des Moldaves ne serait plus assuré… Pourtant, ce montant total dépasse très largement le 1,3 milliard de lei…
Selon Radio Free Europe, il est très clair que ce prêt est un moyen pour le Kremlin de faire du chantage et d’afficher son soutien au président moldave pour les élections présidentielles prévues en novembre 2020.
Et si on s’engageait ?
Si la liberté de la presse est fragile et souvent mise à mal en Moldavie il est possible de s’engager avec ces femmes et ces hommes qui croient en un futur meilleur et en une véritable liberté de la presse en Moldavie. Si vous avez entre 18 et 30 ans, vous pouvez vous engager dans le Corps européen de solidarité et devenir volontaire européen pour le Centre pour un journalisme indépendant qui recherche un.e volontaire pour la période du 1er août 2020 au 1er juin 2021. Les candidatures sont encore ouvertes.
Et comment s’informer sur l’actualité en Moldavie en toute sérénité ? Voici quelques sites : Stop Fals !, Radio Europa Liberă Moldova, Deutsche Welle Moldova, Radio France Internationale, Ziarul de Garda, Agora.md, Rise.md.
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