Enrico Letta : « Macron a déjà changé l’Europe »

, par Le Courrier d’Europe, Lola Ferrand, Théo Boucart

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Enrico Letta : « Macron a déjà changé l'Europe »
Photo : Enrico Letta. CC - Barbarie - Made in Europe

Deux rédacteurs de la revue Barbarie - Made in Europe ont rencontré Enrico Letta dans son bureau à Sciences Po, où il enseigne. Trois jours après les élections italiennes, l’ancien Président du Conseil italien donne son avis sur la situation transalpine et réitère son souhait de voir une Europe tournée vers l’avenir et portée par la jeunesse.

Barbarie : M. Letta, vous avez écrit un livre qui s’intitule « Faire l’Europe dans un monde de brutes » dans lequel vous parlez de la « mission européenne ». Pour ceux qui n’ont pas lu cet ouvrage, pouvez-vous expliquer ce qu’est la « mission européenne » et comment celle-ci a évolué dans le temps ?

L’évolution est liée au changement du monde. Le monde a radicalement changé depuis la création du projet européen. Il est en constante évolution et avec les changements démographiques en cours, les équilibres sont bouleversés. Mon discours s’adresse surtout aux Européens du futur, ceux qui seront aux responsabilités dans quelques années, quand l’Europe ne représentera que 5% de la population mondiale. C’est selon moi le point essentiel car quand la construction européenne a débuté, l’Europe était le centre du monde et le reste du monde n’existait quasiment pas - soit pris dans le glacis soviétique ou chinois, soit dans une grande pauvreté.

Nous allons rentrer dans un monde où l’Europe est très petite, soit nous sommes ensemble et capables d’influencer ce monde avec nos valeurs, soit nous nous affaiblissons et nos valeurs ne seront pas exportées. C’est cette « mission européenne » que nous devons mener à bien. Le monde a besoin de valeurs qui ne soient pas anachroniques. L’exemple le plus fort qui me vient en tête, c’est l’environnement. L’Europe est à l’avant-garde de la défense de l’environnement et sa protection est dans l’intérêt des citoyens européens et ceux du monde entier.

Dans votre ouvrage, vous nous rappelez souvent la simultanéité et l’interconnexion des crises que traverse l’UE, provoquant des divergences entre États membres. Quelle divergence semble être la plus profonde et la plus grave ?

Je pense que toutes les divergences sont liées à un même problème, et ce problème, c’est la confrontation entre l’idée de nationalisme qui est en train de revenir et la nécessité d’un partage de souveraineté dans un monde globalisé. La souveraineté nationale pure n’arrive à rien. Cette confrontation est très présente dans les pays du groupe de Visegrád mais aussi en Italie, comme le vote de dimanche l’a montré. L’identité nationale revient en force. Cette confrontation est aussi présente quand on pense aux questions migratoires ou monétaires.

Le slogan des « brexiteers » take back control, est un slogan qui en réalité traverse toutes les sociétés européennes, surtout celles du groupe de Visegrád. Qu’est-ce qu’il faut contrôler et comment contrôler dans un monde où le pouvoir est dispersé ? Nos vies sont influencées par de nombreux facteurs qui ne sont pas forcément liés à l’État, comme les GAFA. Est-ce que l’État a une prise sur eux ? Non. Cela suscite donc la crainte et on cherche à se retrancher sur des repères du passé comme la langue ou la frontière.

Concernant un autre aspect de la pérennité de l’UE, vous ne souhaitez pas la création d’un État fédéral européen. Pourtant, certains disent qu’il pourrait résoudre les problèmes institutionnels actuels de l’UE. Pourquoi êtes-vous contre ?

Je suis fédéraliste et je l’ai toujours été. Je pense que dans la situation actuelle de l’Europe, la seule institution qui fonctionne vraiment bien est la banque centrale européenne qui est l’institution la plus fédérale. Mais je pense aussi que l’Europe, surtout aujourd’hui, est la somme de 28 pays. On ne va jamais faire de l’Europe un État qui va effacer les identités nationales qui restent très fortes et qui sont le moteur de l’Europe. Je suis contre le fait que l’Europe construise une identité propre en opposition aux identités nationales car celles-ci complètent l’identité européenne. Là est la clé même pour parler d’Europe différemment par rapport au passé car c’est une conception moderne. L’identité n’est plus quelque chose que l’on peut résumer en un mot. Je suis italien mais je suis en même temps européen et je suis lié à ma ville d’origine, Pise. Je peux concilier tout cela sans que mon identité locale soit balayée.

L’Europe est différente des grandes puissances unifiées comme les États-Unis ou de la Chine parce que sa caractéristique est la concentration d’histoire, le fait qu’en une heure d’avion, vous passiez d’une ville chargée d’histoire à une autre. Le lien est profond avec le passé, chaque lieu a vu une succession de gens y vivre - Rome est l’exemple le plus intéressant car on ne peut pas creuser pour construire des lignes de métro sans trouver de nombreuses strates de vie différentes. On ne voit pas ça sur tous les continents.

Ce projet de renouveau de l’esprit européen est surtout porté par Emmanuel Macron. Quel bilan tirer des dix premiers mois de sa présidence, alors que les réalisations concrètes sur le plan européen se font toujours attendre ?

Je pense que M. Macron a déjà changé l’Europe car s’il avait perdu l’élection présidentielle, l’Europe ne serait plus là. C’est tout simple, mais c’est important de le dire. Ensuite il a commencé à changer le discours sur l’Europe, il a remis au centre les valeurs de l’éducation, de la pédagogie et de la culture européenne. Néanmoins, il n’est pas seul en Europe et il doit encore créer un consensus autour de ses idées. Naturellement c’est difficile et je pense que tout se jouera durant la deuxième partie de 2018. En même temps, 2019 sera une année de grand changement d’équilibre politique en Europe car pour la première fois, on change la Commission, le Parlement et la BCE en même temps. Je pense qu’il est important que 2019 commence avec des chantiers initiés en 2018, sinon on va arriver en 2020 sans avoir changé profondément l’Europe.

Pour vous, il faut « débruxelliser » l’Europe, notamment en délocalisant les Conseils européens dans toute l’UE. Alors qu’on se pose la question de relocaliser le Parlement européen à Bruxelles, vouloir faire de cette ville le lieu de rencontre de toutes les institutions n’est-il pas une question d’efficacité ?

Naturellement ce serait efficace, mais ça donne une très mauvaise image de l’Europe aux citoyens, ça montre que Bruxelles est le centre de tout. Lisbonne ou Amsterdam sont aussi des capitales européennes. L’Europe est un lieu polycentrique par définition. Franchement, avec Internet aujourd’hui, on peut très facilement être efficace sans devoir tout centraliser.

Vous dites « la tentation existe d’importer des modèles extérieurs aux nôtres ». Comment rendre notre modèle plus attrayant aux yeux des citoyens européens, surtout ceux qui aujourd’hui s’élèvent contre l’UE ?

Les gens veulent des choses très simples : la sécurité, une économie qui fonctionne, une situation sociale équilibrée. Il faut que l’Europe soit perçue comme une chose positive pour tout cela et ne pas paraître comme « méchante ». Avec les moyens de communication actuels, c’est très facile de s’inspirer des modèles extérieurs de la Russie, de la Chine ou de la Turquie car ça va apparemment mieux là-bas car ce sont des autocraties qui valorisent l’efficacité au détriment de la participation citoyenne. Nous, les Européens, devons démontrer qu’il n’y a pas de choix à faire entre participation et efficacité. Il faut revoir le fonctionnement actuel des démocraties car celles-ci semblent être contestées au niveau européen.

Parlons de votre pays d’origine, l’Italie. Dans votre ouvrage, vous insistez sur le couple franco-allemand comme moteur du renouveau européen. Quel rôle doit jouer l’Italie dans cette refondation européenne ?

Je cite toujours le couple franco-allemand pour une raison assez simple. L’Allemagne a dominé l’Europe pendant les dix dernières années et l’Europe ne fonctionne pas quand il y a un pays dominant. Le seul pays qui puisse faire contrepoids à l’Allemagne, c’est la France. La France a une mission stratégique qui consiste à ne pas créer un couple exclusif avec l’Allemagne. Ma préoccupation est de voir un couple franco-allemand stable et des pays comme l’Espagne et l’Italie qui soient actifs alors que ceux-ci sont actuellement plutôt repliés sur eux-mêmes.

Quel est votre avis sur le revirement politique en Italie ? Quel avenir pour le parti démocrate après la défaite ? Peut-on comparer la situation du PD avec celle du PS en France ?

Je pense qu’il est trop tôt pour prendre pleinement du recul sur la situation, il y a eu un changement total de paradigme en Italie entraînant des conséquences très importantes. Il faut avoir une grille de lecture européenne : le vote italien n’est pas seulement un vote italien mais c’est aussi un message très fort envoyé à l’Europe. Pour le reste, il va falloir réfléchir car il est trop tôt pour analyser pleinement ces résultats. Le grand problème des partis traditionnels est leur incapacité à se mesurer aux outils et aux idées nouvelles. Les sociaux-démocrates, les libéraux et les conservateurs de tous les pays sont concernés. Ce sera un grand sujet des élections européennes : comment s’attaquer à ces défis totalement nouveaux quand on est un parti traditionnel.

Pensez-vous qu’une alliance antisystème entre la ligue du Nord et le Mouvement 5 étoiles soit possible ?

Je pense qu’il est trop tôt pour le dire. Le changement a été trop fort et il ne faut pas s’imaginer trouver des solutions en quelques jours.

Une dernière question concernant la jeunesse européenne : que diriez-vous à un jeune souhaitant s’engager en politique au niveau européen ?

De le faire. Il doit s’engager avec toute sa jeunesse, sa créativité et sa capacité d’adaptation. Il doit toujours avoir une vision de l’Europe du futur et ne pas accorder trop d’importance aux histoires du passé.

Retrouvez ici, l’entretien publié sur Barbarie - Made in Europe, la revue web et papier éditée par les étudiants du master Affaires Européennes de Paris Sorbonne (Paris IV).

Vos commentaires
  • Le 18 mars 2018 à 17:55, par JDBNice En réponse à : Enrico Letta : « Macron a déjà changé l’Europe »

    Bravo pour la publication de cet entretien avec M. Letta. Cela mériterait de passer dans les médias de toute l’Europe. J’ai particulièrement apprécié son propos sur les capitales et l’évolution technologique qui permettrait d’éclater Bruxelles dans plusieurs coins d’Europe. Cela rejoint ma grande préoccupation, celle de feu Umberto Eco, de Claude Hagège et de bien d’autres : le plurilinguisme de l’Europe, à valoriser, par respect des cultures et patrimoines, par goût des différences et de leurs richesses, par envie de réciprocité ; ce qui suppose de ne pas s’installer dans la facilité d’une lingua franca, globish médiocre et signe de soumission à des valeurs extra-européennes, comme le développe mon blogue « ouileslangues ».

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