Euro Rétro 1968 : au milieu des tumultes et de la contestation, l’unique, inoubliable triomphe de l’Italie

, par Stefania Santillo

Euro Rétro 1968 : au milieu des tumultes et de la contestation, l'unique, inoubliable triomphe de l'Italie
Image : Matthew Henry from Burst

Alors que l’édition 2020 du championnat d’Europe des nations, voulue comme une édition anniversaire afin de célébrer les soixante ans de la création de la compétition se déroule finalement en juin 2021 dans onze pays différents, le Taurillon propose de revenir sur l’histoire du tournoi. Contexte politique, résultats sportifs, replongez en arrière et revivez ces chapitres du roman du football continental. En juin 1968, l’Italie est le théâtre de l’Euro, avec la vague protestataire qui enrage partout en Europe en toile de fond. Mêlant talent, audace et un destin particulièrement propice, la Squadra Azzurra parvient à surmonter les géants soviétique et yougoslave, sous les yeux abasourdis de son public. Retour sur cette folle édition aux émotions infinies, remportée, contre toute attente, par l’équipe du bel paese. Un exploit resté pourtant la seule griffe italienne dans l’histoire de la compétition européenne.

Un Euro au cœur des turbulences politiques et sociales de l’Histoire

5 juin 1968. Naples. Les mois précédant cette journée historique sont incandescents : la contestation est partout, sur les lèvres de la jeunesse révoltée, sur celles des minorités ethniques discriminées et des femmes opprimées. Elle est surtout au sein des places et des universités d’un monde qui paraît retenir son souffle en permanence, en l’attente de la conflagration décisive. Si l’assassinat de Martin Luther King, le 4 avril, embrase la lutte contre les inégalités raciales aux Etats Unis, l’Europe n’est pas moins au coeur du bouillonnement et de la protestation. Mai 68’ est, de fait, un moment central pour le Printemps de Prague et pour la tentative des dirigeants et de la société civile tchèque de réformer le communisme. Il est tout particulièrement celui de l’explosion du mouvement contestataire global de la jeunesse, qui, tout en se mobilisant de façon spectaculaire en France, n’épargne pas pour autant l’Italie. Au contraire.

Partout la ‘botte’, et notamment ses élites, sont bouleversées et fracturées par les violentes confrontations opposant la police aux étudiants. Ces jeunes Italiens, tout comme leurs collègues européens et américains, revendiquent davantage de droits et de libertés, tout en rêvant d’une révolution culturelle remettant en question le rôle des institutions régissant leurs vies, de l’Etat et de l’Eglise jusqu’au père de famille. Concrètement, toutefois, ils finissent par se battre moins contre l’institution de la police que contre les êtres humains, aux origines souvent très humbles, qui l’incarnent, ce qui leur vaut les âpres critiques d’un intellectuel d’envergure comme Pier Paolo Pasolini, pour lequel ce conflit s’apparente à une nouvelle lutte des classes, entre des étudiants “bourgeois” et des policiers “fils de pauvres, d’ouvriers, de paysans”.

La Nazionale, fédère, séduit et fait rêver une Italie embrasée par la contestation

Pourtant, ce mercredi 5 juin 1968, grâce à un permis spécial du gouvernement italien, les ouvriers de Naples quittent leurs usines à 16 heures, les pensées qui les agitent n’ayant absolument rien à voir avec les revendications pour lesquelles ils se battront à coup de grèves seulement quelques mois après. Ce soir, leurs cœurs, comme ceux de la Péninsule toute entière, ne battent que pour la Nazionale, l’équipe italienne de football masculin, attendue au Stade San Paolo pour la demi-finale d’un Euro d’une version absolument inédite.

Après la défaite profondément humiliante face à la Corée du Nord, lors de la Coupe du Monde qui s’est jouée deux ans auparavant, en 1966, l’équipe guidée par l’entraîneur Ferruccio Valcareggi se présentait à la phase de qualifications à 32 équipes, introduite pour la première fois dans l’édition soixante huitarde de la compétition européenne, dans une quête désespérée de rédemption. D’autant plus qu’elle avait l’opportunité unique d’obtenir un ticket pour jouer l’épreuve chez elle, en Italie, devant son public.

Loin d’être la grande favorite, l’Italie peut toutefois compter sur des champions notoires, dont Facchetti, Riva, Rivera -qui recevra le Ballon d’Or l’année suivante- Mazzola, Burgnich, Zoff et Anastasi ; ces joueurs passionnent, amusent, séduisent les Italiens, y compris ceux qui, en ce moment bouillonnant, occupent les universités du pays. Dino Zoff, gardien titulaire de l’équipe, explique pourtant que leur véritable atout est la “cohésion du groupe”, un esprit de sacrifice qui parvient à réveiller l’amour pour le drapeau tricolore, redorant le blason de mots de plus en plus impopulaires comme “patrie” et “nation”.

Ainsi les batailles politiques et sociales enflammant le pays restent essentiellement en dehors du stade, en arrière-plan, tel un bruit de fond. Jamais, en tout cas, elles ne franchissent les portes du vestiaire, pénétrant la bulle dorée des joueurs, tout du moins à écouter Valcareggi, l’entraîneur italien de l’époque, qui a confié, ensuite, qu’il “ne s’intéressait pas à ceux qui se passait dehors.” “Les joueurs, je crois, non plus. Le seul bouillonnement, dans leur jeunesse, c’était le match à jouer.” Un ressenti partagé par l’un des protagonistes inattendus de cet Euro, le jeune sicilien Pietro Anastasi, qui admet que même s’ils en parlaient, cela ne les affectait pas, car, d’après lui “la culture des joueurs d’aujourd’hui est supérieure à celle de l’époque. Vous vous imaginez bien, moi, à vingt ans, fils d’ouvriers, provenant du Sud le plus profond…”.

Demi-finale : le redoutable géant soviétique battu par... le lancement d’une pièce

Ce soir du 5 juin 1968, l’Italie se trouve au stade San Paolo de Naples car, en tant que première de son groupe, elle a mérité de plein droit l’accès à la phase finale de l’Euro et donc aux demi-finales, où l’attend pourtant un défi titanesque, incarné par la redoutable équipe de l’URSS, indiscutablement plus compétitive que la Squadra Azzurra. Le coup d’envoi marque le début de 120 minutes, temps supplémentaires compris, de souffrance pure du public napolitain, qui assiste, le souffle coupé, à un match incroyablement tendu, où l’URSS, en dépit de sa supériorité, n’arrive pas à briser la défense stricte des Italiens et doit se contenter du score de 0-0.

Les tirs au but n’ayant été introduits qu’en 1976, c’est aux aléas du destin qu’est prévu, à l’époque, d’attribuer le pouvoir de décider qui a le plus mérité la victoire. Ainsi, dans l’obscurité et le silence du vestiaire, le capitaine italien, Giacinto Facchetti, choisit ‘face’. Son adversaire, le soviétique Šesternëv prend ‘pile’ ; le lancement de la pièce par l’arbitre allemand Tschenscher sourit finalement au premier. Les bras levés au ciel, Facchetti émerge finalement des entrailles du stade, déclenchant le rugissement assourdissant du public de Naples.

Devant cette victoire folle, qui reste la seule jamais décidée par pile ou face dans un Euro, certains on pu suggérer que la pièce était truquée ; une pure “malignité”, selon Valcareggi, qui, lorsqu’on l’interroge sur ces insinuations, répond tout simplement : “Comment pouvez-vous imaginer que l’URSS, qui était à l’époque un bloc unique, puissant, qui faisait propagande de son modèle politique à travers le sport, aurait accepté une tricherie l’excluant de la finale ?” L’Italie vient en effet de battre, grâce au bruit métallique d’une pièce, dans le stade de foot, cette même URSS qui écrasera, quelques mois après et sur un autre terrain, le Printemps de Prague, ainsi que toute espoir tchèque de mettre en œuvre un “socialisme à visage humain”.

Les deux finales de Rome : un unicum dans l’histoire du football mondial

La finale, qui se joue au Stade Olympique de Rome le 8 juin, voit l’Italie affronter la Yougoslavie, équipe formidable au talent infini, qui lui avait permis notamment de surmonter, en demi-finale, l’Angleterre des champions du monde de 1966. Dragan Dzajic, auteur du but décisif et qui sera élu meilleur joueur de la compétition, a le mérite de cette victoire. Les 85 000 spectateurs romains, qui suivent la finale ce 8 juin dans un froid glacial, ont aussi bien du mérite. Le match, dominé par les balkaniques, se termine pourtant sur le score de 1-1 et doit ainsi se rejouer pour la seule fois dans l’histoire de cette compétition.

Lorsque, deux jours après, le 10 juin 1968, les deux équipes se retrouvent à nouveau face à face, le rapport de force paraît s’être inversé. L’entraîneur italien a l’audace de changer cinq hommes, un choix hardi qui se révèle déterminant, puisque la Nazionale joue avec enthousiasme, insouciance et une sacrée détermination. Ainsi, les buts de Gigi Riva et du jeune Anastasi percent l’équipe yougoslave la plus forte de son histoire, qui, épuisée par l’effort de la première finale, où elle a tout donné, plie sur le score de 2-0 en faveur de l’équipe locale.

Lorsque le coup de sifflet de l’arbitre annonce la fin du match, l’Italie est championne européenne pour la première, et jusqu’à présent également dernière, fois dans son histoire. Elle vient de remporter son premier trophée international footballistique depuis la Coupe du Monde de 1938, gagnée sous le fascisme. Un cri de joie pure déchire le ciel de la Ville Éternelle. Une explosion de bonheur envahit les cœurs et les places du bel paese. Une fête interminable, dans laquelle les héros de l’Euro se mêlent, incognito, à la foule émue, poussés par le désir de partager avec elle leur gloire, de savourer un triomphe qui se réverbère dans le tricolore agité avec orgueil en dehors de chaque fenêtre, dans les chants, les carrousels et les coups de klaxon qui animent les rues et ravivent la fierté nationale d’un pays en ébullition.

L’Italie vit, pendant quelques semaines, dans une bulle de bonheur éblouissant, tout aussi impénétrable qu’éphémère. L’exploit de l’Euro de 1968 représente une trêve nationale pour le pays, avant qu’il plonge dans une obscurité profonde. À peine quelques mois plus tard, ces ouvriers qui avaient suivi, la gorge nouée, les prouesses de leurs idoles à travers le petit écran en noir et blanc, se joignent au mouvement étudiant de contestation. Leurs revendications sont portées à coups de grèves et d’émeutes violentes, qui paralysent une Italie en proie à l’essoufflement du boom économique des années 50’ et 60’.

L’incapacité du gouvernement italien à élaborer des réponses satisfaisantes au malaise exprimé tout en endiguant la “protestation sociale contre un système qui accumule des retards dans la modernisation du capitalisme et réprime le potentiel démocratique hérité des luttes antifascistes et de la Résistance”, comme expliqué par le philosophe Toni Negri, est en partie à l’origine de la violence qui caractérise la décennie suivante, également connue comme “les années de plomb”. Le 12 décembre 1969, un an et quelques mois après la nuit magique du 10 juin 1968, l’attentat de Piazza Fontana à Milan inaugure la saison du terrorisme d’Etat, un traumatisme destiné à se poursuivre jusque dans les années 80’.

L’édition 1968 de l’Euro, théâtre de rêves, d’aléas et de folies, a risqué d’être effacé de la mémoire du bel paese, engloutie par la violence d’un moment tumultueux de l’Histoire mondiale auquel l’Italie n’a manifestement pas échappé. Un demi-siècle et une crise sanitaire plus tard, l’Euro 2021 aspire à représenter la même bouffée d’insouciance, de bonheur et d’unité que l’a été ce tournoi en 1968, avec l’ambition toutefois d’être moins une parenthèse que l’aube d’un redressement décisif. Le cas échéant, il a de fortes chances d’être gravé pour toujours dans l’histoire sportive européenne, comme l’a été, particulièrement en Italie, cet Euro 1968, un exploit légendaire et, surtout, unique. Tout du moins pour l’instant. Cinquante ans après, le rêve fou de toute une nation est qu’il cesse finalement de l’être.

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