Fémin’histoire : Catherine Lalumière

, par Chloé Lourenço, Natacha Da Rocha, Virginie Cardoso, Voix d’Europe, Wassila Zouag

Fémin'histoire : Catherine Lalumière

Le 5 avril 2018, l’équipe de Voix d’Europe allait interviewer Catherine Lalumière, présidente de la Maison de l’Europe de Paris et ancienne Secrétaire générale du Conseil de l’Europe. De cette rencontre est né un échange passionnant sur son parcours, l’avenir de l’Europe, et sur la place des femmes dans le débat politique européen. Retour sur cette entrevue avec une remarquable et inspirante voix d’Europe.

A la rencontre de Catherine Lalumière

VDE : Pourriez-vous nous parler un peu de votre parcours ? Qu’est-ce qui vous a poussé vers l’Europe ?

Catherine Lalumière : Au départ, dans ma famille et ma jeunesse, rien ne semblait me destiner à l’Europe. Je suis née dans une famille « classique », à Rennes en Bretagne, à une époque où il n’y avait pas encore le Traité de Rome. J’ai fait mes études au lycée avant la signature du Traité. Puis, j’ai fait des études de droit français, dans une faculté française – et tout cela est très franco-français… Pourtant, ma famille n’est pas anti-européenne, mais ce n’était pas « son problème ».

Ce sont les hasards de la vie qui m’ont fait toucher aux questions européennes. En réalité, la politique n’est pas du tout mon métier, et ne l’a jamais été. A l’origine, je suis enseignante universitaire. Mais, en 1981, j’intègre le gouvernement de François Mitterrand car on commençait à penser qu’« il fallait des femmes » dans la vie publique. C’est à ce moment que j’ai commencé à étudier les dossiers de Bruxelles.

J’ai été touchée par la grâce en quelque sorte et je me suis beaucoup intéressée à la construction européenne. Cependant, je ne fais pas partie de ces dynasties qui se transmettent le flambeau européen. L’Europe m’a énormément apporté. Au point que, à la retraite, je me suis réinvestie, toujours dans la voie européenne, mais dans des associations cette fois-ci.

C’est le hasard qui m’a poussée vers l’Europe, mais il y a aussi le fait que les questions européennes sont très intéressantes et que j’ai eu la chance d’être sur ces questions à une période très passionnante, en particulier en 1989, au moment la chute du mur de Berlin. A cette époque, j’occupais un poste qui me mettait au premier rang pour suivre les événements et avoir quelque influence.

Je pense que la chute du Mur de Berlin et la réunification du continent qui a suivi sont, avec le lancement du projet européen lui-même, les événements les plus importants du XXème siècle en matière européenne. Et j’ai vécu cette réunification du continent avec la chute du communisme, la libération des pays d’Europe centrale, et la dislocation de l’URSS. C’était particulièrement intéressant, même passionnant.

VDE : Nous avons lu votre biographie et avons remarqué que vous aviez eu différents mandats. Lequel d’entre eux vous a le plus marquée ?

CL : Sans hésitation, celui de Secrétaire général du Conseil de l’Europe.

VDE : Et pourquoi donc ?

CL : Ministre, cela reste très franco-français. Le Conseil de l’Europe, c’est l’Europe et même la grande Europe. L’horizon s’élargit considérablement. Et la période a fait que la chute du mur de Berlin a coïncidé avec mon mandat au Conseil de l’Europe.

À ce moment-là, être à la tête du Conseil de l’Europe, c’était en quelque sorte un cadeau. C’est de loin le mandat qui m’a le plus intéressée.

VDE : Quel rôle aviez-vous au Conseil de l’Europe ?

CL : Celui de Secrétaire général. Le Secrétaire général, c’est le numéro 1. En théorie, juridiquement, le Secrétaire général n’est pas l’organe de décision. L’organe de décision, c’est le comité des Ministres. Le Conseil de l’Europe est une organisation intergouvernementale, et, dans celles-ci, ce sont les gouvernements et les ministres qui sont les patrons.

Toutefois, les patrons en question ont d’autres préoccupations, et dans leur pays, ils ont quantité de responsabilités. Dans le Conseil de l’Europe, ce sont les ministres en effet qui prennent les décisions, mais la personne qui les prépare et les exécute, c’est le Secrétaire général.

C’est pour ça qu’on vous dira que le Secrétaire général, ce n’est qu’un secrétaire et qu’il n’a pas de pouvoir de décision. Mais, en pratique, c’est lui qui donne l’impulsion. C’est pour cela que cette fonction m’a beaucoup intéressée.

L’Europe de demain :

VDE : Que pouvez-vous nous dire sur la Maison de l’Europe de Paris ?

CL : La Maison de l’Europe de Paris, c’est une association, ce n’est pas une institution officielle. Cela fait quand même une différence énorme, parce que nous n’avons aucun pouvoir de décision politique. On observe, on discute, on peut faire des propositions, comme tout citoyen, mais on ne fait pas partie des institutions décisionnaires.

VDE : Quels sont les projets de la Maison de l’Europe de Paris pour sensibiliser les eurocitoyens pour les prochaines élections de 2019 ?

CL :Depuis le moment où je suis entrée au gouvernement en 1981 et que j’ai commencé à m’intéresser à des dossiers européens, sensibiliser les eurocitoyens a été une hantise. Ce qui m’a toujours frappé c’est le fait que le citoyen « lambda » reconnaissait qu’il n’y « connaissait rien ». Cela ne semble pas s’améliorer. Cette ignorance aboutit à la méfiance, et puis au rejet. Les institutions européennes ont des pouvoirs qu’on ne comprend pas très bien, qu’on ne voit jamais. Inévitablement cette organisation risque le discrédit. Les années passent et au contraire l’incompréhension augmente. Donc je m’étais dit : “Le jour où je n’aurai plus de mandat officiel, je me consacrerai, ou les forces qu’il me reste seront consacrées, à rapprocher l’Europe des citoyens”. Tout ce qu’il se passe en ce moment confirme le diagnostic que j’ai fait il y a des années. D’ailleurs je n’étais pas la seule. Tous les gens qui s’intéressaient à l’Europe constataient et déploraient ce fossé. C’est sur la base de ce diagnostic que je m’occupe de plusieurs associations, avec cette idée permanente que la construction européenne est un formidable projet mais d’une extrême fragilité si les citoyens ne sont pas pro-actifs, et pire encore s’ils sont adversaires.

Plus que jamais, je crois nécessaire de former les citoyens. Un soutien populaire nécessite une connaissance du projet, une compréhension du projet et, si possible, une adhésion au projet. Toute cette construction européenne a un besoin vital d’une implication positive des citoyens.

VDE : Comment chaque Etat peut fédérer les Européens entre eux ? On se rend compte qu’il y a de nombreux pays qui rejettent l’Europe, parfois même des pays fondateurs. Cela a été le cas des Pays-Bas l’année dernière, cela a été le cas de la France à l’occasion du référendum de 2005…

CL : C’est la tentation de tous les pays que de se replier sur eux-mêmes par esprit de conservation. Nos pays sont construits, sur le plan juridique, sous forme d’États. C’est une forme qui doit beaucoup à la France d’ailleurs : c’est au XVIème siècle que nos juristes ont dégagé ce que serait l’organisation d’un peuple qui veut se gérer lui-même. Cela marche particulièrement bien, lorsque l’Etat coïncide avec la Nation. La Nation n’est pas une organisation juridique.

Détruire l’Europe et revenir aux Etats-nations, je dis -ce que je crois vraiment profondément- que c’est la chose la plus bête qui soit.C’est un peuple qui a le sentiment d’appartenir à une même communauté. L’Etat-Nation devient l’idéal parfait avec un groupe humain qui partage une même histoire, une identité et qui s’appuie sur une organisation juridique, l’Etat. L’Etat-nation, c’est le grand triomphe du XIXème siècle. Au XXème siècle, on a quand même été, au nom des Etats-nations, les géniteurs de deux guerres mondiales, avec un beau lot de massacres et d’horreurs. Si on dépasse certaines limites avec l’État-nation, alors on devient l’ennemi des autres ou plus exactement, on a l’impression que les autres sont des ennemis. L’idée européenne est née de cela : on ne pouvait pas continuer avec une philosophie nationaliste-étatiste qui est aussi agressive, intolérante, à l’égard des voisins. D’où cette idée de réconciliation d’abord, et puis l’idée de délégation à un organe supérieur d’une partie des pouvoirs de l’Etat-nation.

VDE : On voit que l’Europe commence à se fermer à l’Europe de l’Est, notamment avec la Pologne et la Hongrie. Vous pensez qu’on peut encore réconcilier les deux parties du continent, ou la fracture ouverte par la guerre froide ne pourra jamais se refermer ?

CL : Je ne suis pas pessimiste à ce point. Je crois que la réconciliation profonde est tout à fait possible. 1989 et la chute du mur de Berlin est une première étape. Il y a eu un espoir, sans doute prématuré et excessif. On attendait cette réconciliation. Quand Robert Schuman lançait l’idée d’une coopération européenne à l’Ouest, il insistait sur le fait que c’était “en attendant que nos frères de l’Est puissent revenir aussi”. Les nouvelles équipes à l’Est n’ont pas du tout le même état d_esprit. Il suffit de parler avec eux pour se rendre compte que ce n_est pas du tout le même calibre que la géEn 1989 et dans les années qui suivirent, nous avons travaillé avec des interlocuteurs qui avaient bien réfléchi à leur projet, qui étaient déjà très rôdés à penser “européen”, et, j’en ai été le témoin, ils partageaient nos valeurs et étaient prêts à jouer la règle du jeu européen. L’erreur a été de prendre nos désirs pour la réalité et de croire que toute la population avait condamné le communisme et allait faire de parfaits Européens de l’Ouest, avec les valeurs de démocratie et de Droits de l’Homme. La génération que j’ai connue à cette époque-là, dans les années 89-90 disparaît soit pour des raisons naturelles soit car ces personnes ont été battues aux élections.

Les nouvelles équipes à l’Est n’ont pas vraiment le même état d’esprit. Il suffit de parler avec elles pour se rendre compte de leurs différences avec la génération précédente. On voit l’exemple de Viktor Orban, le Premier ministre hongrois qui a forgé cette notion de “démocratie illibérale”. Pour nous, il paraît impossible d’avoir une démocratie avec des élections mais sans liberté ni respect des Droits de l’Homme.

VDE : Vous n’êtes donc pas pessimiste sur le rapprochement entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest ?

CL : A condition qu’on soit patient, volontaire et lucide…

VDE : Mais êtes-vous pessimiste ou optimiste sur les prochaines élections européennes ? Quand nous essayons d’en parler, soit on nous dit : “L’Europe ça ne sert à rien”, soit “ De toute façon, je n’irai pas voter parce que je ne connais pas”. Comment voyez-vous les prochaines élections européennes ?

CL : Je ne suis pas très bonne pour faire des pronostics, mais essayons : a priori,je suis moins pessimiste qu’il y a un an. Il y a un an, j’avais vraiment l’impression qu’on allait à Canossa. Ce qui m’a redonné un peu de tonus, c’est l’élection d’Emmanuel Macron. Non pas parce que c’est Macron. Mais parce qu’il a démontré qu’on pouvait d’abord stopper un mouvement comme le Front National. Ceux qui ont tendance à dire “on n’y peut rien, le courant anti-européen est trop fort” ont vu que cela était possible au second tour des élections en France. Ce qui s’est passé en France n’est pas forcément reproductible dans l’ensemble des 27 pays qui vont rester dans l’UE. Mais on doit pouvoir recommencer. Simplement il faut « se remuer ». Et tirer les leçons. Cela m’a redonné un espoir qui avait tendance à diminuer dangereusement.

Ceux qui ont tendance à dire “on n’y peut rien, le courant anti-européen est trop fort”, ont vu que cela était possible au 2nd tour en France.

VDE : Justement… qu’est-ce que vous voulez leur dire à tous ceux qui veulent détruire l’Europe ?

CL : Détruire l’Europe et revenir aux Etats-nations, je dis – ce que je crois vraiment profondément – que c’est la chose la plus bête qui soit. Surtout si l’idéal des europhobes est le retour au passé. Il n’y aura pas de retour au passé. C’est illusoire. La France qu’on a connue au XIXème siècle, l’Empire colonial, c’est terminé. Par ailleurs, ont émergé des pays qui n’existaient pas en tant que puissances. Ces pays sont devenus très importants. Ce sont des forces qui méritent une prise en considération si ce n’est simplement du respect. Avec nos pays de moins de 80 millions d’habitants, nous existerions sans doute dans le futur, mais nous serions balayés, et sur tous les plans. Les anti-européens, vous qui êtes attachés à une certaine culture, à certaines traditions, vous devriez être les plus ardents défenseurs de l’Europe. Nous avons nos intérêts économiques mais plus encore nous avons nos valeurs, nos manières de penser, notre conception de l’Homme en société. Si on veut défendre efficacement cela, on doit le faire ensemble. Anti-européens, vous qui êtes attachés à une certaine culture, à certaines traditions, vous devriez être les plus ardents défenseurs de l’Europe ! L’Europe est le seul moyen de défendre ce que vous dites être votre idéal le plus précieux.

VDE : D’ailleurs, cela se constate avec la sortie du Royaume-Uni. Énormément de jeunes Britanniques, qui ont voté “Remain”, se rendent comptent qu’on les prive de beaucoup de choses et de tout ce que l’UE leur apportait et ne leur apportera plus.

CL : C’est totalement vrai. Et surtout, les Britanniques sont très attachés à leurs traditions. Mais comment défendre des traditions ? En se repliant ? Alors on meurt même si c’est une mort lente. Ou alors on ouvre les portes, les fenêtres, on respire. Il y aura des changements, bien sûr, mais on aura aussi les moyens, les forces de protéger, de défendre, peut-être pas tout notre passé, mais la substantifique moelle de ce que nos ancêtres ont fait de mieux. En ouvrant les portes et les fenêtres, nous acquérons une santé qui permet de défendre les choses auxquelles nous tenons vraiment.

VDE : Mais les deux ne sont pas incompatibles ? On peut être très attaché à sa culture nationale et en même temps croire à l’Europe. On peut se dire aussi que l’Europe va renouveler la culture et qu’on va apprendre des autres.

CL : Evidemment. La culture européenne, c’est une mosaïque de cultures qu’il faut faire vivre. Tout d’abord, il faut respecter cette mosaïque et c’est ce que fait la construction européenne en redonnant à ces différentes cultures de la vigueur et des moyens pour lutter contre l’étiolement. Ensuite, il ne faut pas oublier que, depuis l’Antiquité, l’esprit européen a toujours été vers l’ouverture. Ce n’est pas une attitude fermée. La culture européenne c’est une mosaïque de culture qu_il faut faire vivre.

J’aime beaucoup la référence que certains intellectuels font à Homère et au personnage d’Ulysse, parce qu’Ulysse, c’est l’Européen-type. Homère a pressenti l’Europe. Ulysse, sur son île d’Ithaque, est heureux : il a une épouse et une famille, mais il est curieux d’esprit. Il veut voir ce qu’il y a derrière l’horizon. L’Européen est curieux. Ulysse part avec ses camarades, fait le tour de la Méditerranée, fait la connaissance de diverses personnes, enrichit son esprit, ses connaissances. Il va jusqu’à Gibraltar. Et là – et un autre trait de l’Européen se détache – il se rappelle que les années passent et que ses racines sont à Ithaque. Après avoir effectué son périple, s’être enrichi, il va revenir à ses racines. Mais l’Ulysse qui revient est un Ulysse transformé. Et cela, c’est l’Europe.

C’est en Europe qu’on a fait les grandes découvertes géographiques, intellectuelles et scientifiques. Au lieu de rester confinés dans l’endroit où ils étaient nés, les Européens ont toujours cherché autre chose. C’est cela, la culture européenne, et c’est en cela qu’elle est particulièrement intéressante.

Si on veut garder la richesse de l’Europe, il faut respecter cet esprit curieux qui cherche toujours derrière le miroir. Ce n’est pas en restant entre soi que cela se fera car l’entre soi fait que la culture se dénature, et finit par s’asphyxier.

VDE : Du coup, pourquoi pensez-vous que cet esprit de curiosité est en train de se perdre dans tous les pays européens ?

CL : Il ne se perd pas, il perdure. En revanche, il n’a pas touché massivement la population. Et c’est à nous de faire prendre conscience de cela, en profondeur. Je ne dis pas que tout le monde doit lire des livres qui véhiculent ce que je viens de vous dire rapidement. Mais fondamentalement, oui, il le faudrait. Il faut qu’on prenne conscience du projet européen. Quel est son but ? Que veut-on en faire ?Européens, nous avons accumulé tous ensemble toute cette richesse au fil des siècles.

Si je résume pour moi, le but de la construction européenne, c’est défendre, préserver, améliorer une conception de l’Homme dans la société. L’Europe, c’est une conception de la société fondée sur certaines valeurs et sur certains principes soigneusement choisis.

VDE : Justement, le projet européen n’est pas connu…

CL : Il n’est pas connu car on n’en parle pas assez ! La presse, la plupart du temps, ne parle que de dossiers “rasoirs”. Si on n’est pas soi-même aux manettes, les questions européennes paraissent trop souvent compliquées et ennuyeuses. On parle mal de l’Europe, on ne la rend pas intéressante.

Pour mobiliser les gens, il faut un but, les outils ne servent qu’à atteindre ce but. J’attache beaucoup d’importance aux questions politiques, mais je pense qu’on a justement fait une grave erreur politique en présentant le projet européen exclusivement comme un projet économique. Sur ce point, nous avons été influencés par les Anglo-saxons. Le langage sur l’Europe est devenu axé essentiellement sur le business et l’argent. Certes, cela est très important, mais ce n’est pas avec cela qu’on soulève l’enthousiasme du grand public. On a fait une lourde erreur d’orientation politique depuis le Traité de Rome.

Il faut bien mettre la conception des Droits de l’Homme en pole-position, si on respecte les Droits de l’Homme, on n’a plus de camps de concentrations. On a des bases saines.

C’est en cela que le Conseil de l’Europe m’a beaucoup touchée. Mon apprentissage s’est effectué à Bruxelles, dans l’UE, sur des dossiers économiques. C’était intéressant et c’est là que j’ai été touchée par la “grâce européenne”. J’ai participé aux négociations sur l’entrée de l’Espagne et du Portugal dans la Communauté économique européenne. C’était passionnant et vivant.

Mais quand j’ai découvert l’autre côté de l’Europe avec le Conseil de l’Europe, la chute du Mur de Berlin, la soif de libertés qu’il y avait à l’Est, cela dépassait les négociations sur « les quotas de tomates » dont on parlait à Bruxelles. J’ai mieux compris les enjeux fondamentaux. Je n’ai rien contre les dossiers économiques, ils sont très importants. Mais ce n’est pas tout à fait à la même profondeur que de se battre pour sa liberté.

Avoir fait la connaissance de personnalités comme Bronisław Geremek en Pologne, Václav Havel en Tchécoslovaquie, et beaucoup d’autres, a été pour moi extrêmement enrichissant. Il m’est arrivé de penser que pour comprendre véritablement le projet européen, il fallait avoir fait dix ans de prison, car c’est un projet pour protéger les libertés, les droits de l’Homme, le respect de l’autre et qui remet à sa place l’esprit national lorsque celui-ci conduit au rejet de l’Autre. On est vraiment là au cœur du projet européen.

VDE : Que devrait-on faire pour le faire connaître au maximum ?

CL : Ce que je fais avec vous aujourd’hui. Quand on parle de l’Europe, on parle à mon sens, trop exclusivement des outils. Par exemple, on parle très souvent et en détails des institutions. Tout cela est intéressant mais les institutions sont des outils, des outils qu’il faut connaître, mais seulement des outils. Il est rare de soulever l’enthousiasme des populations en leur parlant d’outils. A la limite, l’économie est aussi un outil, un outil matériel et financier qui permet de réaliser un certain nombre de choses. Mais pour mobiliser les gens, il faut un but ; les outils ne servent qu’à atteindre ce but.Loin de moi l’idée de considérer que l’économie européenne n’est pas importante ; créer de la richesse, des emplois, c’est important. Mais il faut savoir dans quel but ultime. Et dans le projet européen, il y a un but.la construction européenne est un formidable projet mais d_une extrême fragilité si les citoyens ne sont pas pro-actifs

Ce but, je l’ai déjà dit, c’est cette conception humaniste de la société. C’était évident pour les Pères fondateurs parce que le projet européen est consécutif aux horreurs nées de l’hypernationalisme et des régimes totalitaires. Dans les années 1930-1940, on a eu une juxtaposition sur le continent européen d’un grand nombre de régimes hyper-nationalistes et totalitaires : Hitler en Allemagne, Mussolini en Italie, Franco en Espagne, l’Empire russe qui tombe aux mains de Staline et de façon moins spectaculaire Salazar au Portugal. Dans le genre totalitaire, on fait difficilement pire.

Qu’est-ce qui explique que tous ces pays, qui ont une histoire commune tombent dans le totalitarisme ? L’analyse a été tentée par des hommes politiques comme Aristide Briand et beaucoup d’intellectuels des années 1930, comme Stefan Zweig. Que se passe-t-il pour que l’Europe, cette Europe si fière de ses découvertes, de son intelligence, sombre dans la barbarie ? Le comble a été atteint avec les camps d’extermination, l’élimination d’une population. Il n’y a pas pire, on est dans l’horreur absolue. le projet européen est né des horreurs de Hitler et du constat que le tout-national aboutissait à des monstruosités

Pourquoi le premier texte européen, après la guerre, contrairement à ce qu’on dit souvent, n’a pas été le Traité de Rome mais la Convention européenne des Droits de l’Homme adoptée dès 1950 après le Congrès de la Haye ? La raison de cette chronologie est que, dès le départ de la construction européenne, les Pères fondateurs voulaient marquer que ce projet serait en complète rupture avec les régimes totalitaires et que cette construction serait fondée sur des principes humanistes incontournables.

Dès le départ la construction européenne n’est pas neutre. Elle a été fondée sur des valeurs, une véritable philosophie politique.

VDE : En conclusion, quel message voudriez-vous diffuser à l’occasion de cette Fête de l’Europe 2018 ?

CL : L’espérance. L’idée d’espérer, de croire. L’Europe et l’espérance s’articulent l’une l’autre assez bien : l’Europe a besoin d’espérance mais l’espérance pour nos sociétés a besoin d’une Europe apaisée et vivante.

L’Europe et l’espérance s’articulent l’une l’autre, l’Europe a besoin d’espérance mais l’espérance pour nos sociétés a besoin d’une Europe.

Si j’aime l’Europe, c’est parce que c’est aussi une espérance. L’Europe est une entité très ancienne mais la construction européenne, récente, est un signe d’espérance magnifique. Cela reste un but très mobilisateur et très adapté à nos sociétés d’aujourd’hui.

Nous remercions Catherine Lalumière d’avoir répondu à nos questions, ainsi que la Maison de l’Europe de Paris, sans qui cette interview n’aurait pas été possible.

Une interview réalisée initialement par Chloé Lourenço, Virginie Cardoso, Natacha Da Rocha et Wassila Zouag, pour Voix d’Europe. Nous remercions l’autrice et le site de nous laisser reproduire ici cet article.

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