23 ans de prison. C’est la condamnation reçue le 6 avril 2020 par l’ancien soldat Miroslav Marček, qui a avoué le meurtre du journaliste slovaque Ján Kuciak et de sa fiancée. Une affaire qui est devenue un véritable scandale politique dans cet État de l’est de l’UE et qui a entraîné la démission du président du gouvernement Robert Fico, mis en cause dans l’assassinat.
C’est un exemple extrême des pressions qui pèsent sur de nombreux journalistes au sein même de l’Union. Le reporter d’investigation de 27 ans a été assassiné le 21 février 2018, quatre mois seulement après le meurtre de la journaliste d’investigation Daphne Caruana Galizia à Malte.
Une Union, plusieurs réalités journalistiques
Comme l’expliquait alors le Monde, au-delà de l’émotion qui a agité la Slovaquie, cet événement a suscité la « sidération ». Entre 2015 et 2017, « Reporters sans frontières (RSF) faisait état de « seulement » trois meurtres de journalistes au sein de l’UE, en dehors du massacre de la rédaction de Charlie Hebdo.
Le meurtre de Kuciak est venu nous rappeler brutalement la fragilité du principe de la liberté de la presse dans nombre de pays de l’Union, en particulier dans les anciens pays communistes, intégrés plus récemment.
Dans le classement annuel de la liberté de la presse révélé par RSF le 21 avril, beaucoup d’entre eux se retrouvent en milieu voire en bas de tableau. La Pologne glisse à la 62e place, la Hongrie de Orbán à la 89e et la Bulgarie fait même office de « mouton noir de l’UE » à la 111e (sur 180). Pourtant, ce sont aussi des pays européens qui sont en tête du classement, preuve que le vieux continent reste en avance en matière de démocratie. Derrière la Norvège, la Finlande, le Danemark, la Suède et les Pays-Bas qui font figure d’exemple, le Portugal se distingue à la 10e position malgré la précarité de la profession.
Comment parler de journalisme européen face à une telle disparité de situations ? « Une conception européenne de l’information ou du journalisme, indépendamment même d’un corps des journalistes, pourrait être envisagée, par référence au principe de liberté d’expression ou de communication », souligne Emmanuel Derieux, professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II). Le spécialiste du droit des médias remarque que la signification de ce principe essentiel en démocratie « n’est cependant pas identique dans les Etats européens ».
De fait, la montée au pouvoir de partis nationalistes de la droite « dure » sur le continent met en péril la protection des journalistes dans la plupart des pays européens. Mais certains restent plus fragiles que d’autres. En Pologne, de plus en plus de journalistes se voient condamnés pour diffamation par une justice sous la coupe du parti au pouvoir, Droit et Justice (PiS). Selon le journaliste polonais Bartosz Wielienski, cité par Euractiv, la plupart des médias d’État « diffusent désormais de la propagande pure ».
En Hongrie, si RSF admet que « l’année 2019 a été relativement calme en matière de concentration de la presse », le gouvernement, mené par un Victor Orbán en passe de s’arroger les pleins pouvoirs, n’en garde pas moins la mainmise sur la plupart des organes de presse du pays. À Malte, les journalistes que les autorités échouent à mettre au pas subissent intimidations et menaces de mort.
Mais même au pays des droits de l’Homme, être journaliste n’est pas toujours sans risque. la défiance et les actes de violence sont en hausse en France. En 2019, des journalistes ont même été convoqués par les services de renseignement pour des enquêtes sur les ventes d’armes de la France à l’Arabie saoudite. Une ingérence inédite dans le travail d’investigation de la presse. En revanche, le droit français reste assez solide pour empêcher des condamnations injustifiées. Et le droit peut même être un recours pour certains médias, d’où l’échec, par exemple, de la tentative de perquisition dans les locaux de Mediapart en février 2019.
Leurs confrères d’Outre-Rhin jouissent quant à eux « de solides garanties constitutionnelles et d’un système indépendant » qui leur garantissent « un environnement de travail favorable », selon RSF, tout comme le Danemark ou la Finlande où « les bases structurelles, législatives et institutionnelles en faveur de la liberté de la presse ont été maintenues » l’année dernière.
Pourtant, RSF voit un nuage se profiler à l’horizon. Presqu’aucun pays européen, même au plus haut du classement n’échappe à la défiance, qu’elle vienne des citoyens ou de la classe politique elle-même. Au Portugal, le lanceur d’alerte sur les football leaks s’apprête à être jugé. Au Pays-Bas, en Allemagne, en France mais aussi en Finlande, les journalistes subissent de plus en plus de violences verbales, voire physiques.
Derrière les divergences, une base commune
Les récentes affaires qui ont agité l’UE ont conduit les instances à réagir. Le 5 juin 2018, la Commission des Libertés civiles au Parlement a décidé de réaliser un rapport sur la situation de l’État de droit, avec un focus sur la corruption et la liberté de la presse. Ces recherches ont notamment été ponctuées par des visites à Malte en décembre 2017 et en Slovaquie en mars 2018. Sous l’action de la députée européenne Sophia in’t Veld (ALDE, Pays-Bas), le Parlement européen a adopté un texte rappelant sa préoccupation vis à vis des « menaces visant de plus en plus souvent les journalistes et la liberté des médias ». Il demande « au gouvernement slovaque de garantir la sécurité des journalistes, relevant avec inquiétude que la proposition législative actuelle relative à la loi sur la presse risque de limiter la liberté des médias ».
La proposition du Parlement européen, adoptée par 398 voix pour, 85 contre et 69 abstentions insistait surtout sur les risques de corruption et la nécessité de préserver l’État de droit. Les députés européens ont plus globalement alerté sur la nécessité de poser des règles plus strictes à la fois aux échelles nationale et européenne, pour assurer la sécurité des journalistes, blogueurs et lanceurs d’alerte.
L’enjeu est bien de renforcer des règles et non de les créer : la liberté de la presse est protégée par le droit européen. L’Article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme pose un principe large : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations (...) ». L’article 10 protège non seulement le droit de communiquer mais aussi celui d’accéder à des informations ou de les recevoir. Cet article ne protège pas spécifiquement le corps des journalistes mais toute personne qui souhaite y faire appel, et il s’applique aussi aux personnes morales et donc aux entreprises de communication.
L’alinéa 2 précise cependant immédiatement une limite, ces libertés pouvant être soumises à « certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi (...) ». D’après la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), les États doivent être l’ultime garant du pluralisme de la presse mais ils ont aussi la possibilité de poser des limites, des « ingérences » sur la liberté des médias. Au 1er septembre 2019, quatre États signataires de la Convention, dont deux de l’UE, Malte et l’Espagne, avaient émis des réserves portant sur cet article 10. Mais ces divergences avec leur droit national ne diminuent pas la protection de la liberté d’expression dans ces États parties.
Des droits et devoirs pour les journalistes de l’Union
D’autres textes de base existent, comme la Convention européenne (n° 132) sur la télévision transfrontière du 5 mai 1989. « Au-delà de la référence à ces principes fondamentaux, la seule composante d’une identité professionnelle commune des journalistes pourrait être l’adoption, par des syndicats de journalistes de différents pays européens, d’une « déclaration des droits et des devoirs des journalistes » commune, dite « charte de Munich », de 1971 », rappelle aussi Emmanuel Derieux.
Cette Charte, signée à Munich en 1971 par les syndicats de journalisme des pays fondateurs de l’UE, distingue dix devoirs et cinq droits essentiels au métier. Depuis, elle a été adoptée par la Fédération européenne des journalistes (FEJ).
Plus récemment, d’autres textes sont venus compléter cette Charte. En 2018, sous l’impulsion de la FEJ, 14 organisations professionnelles ont signé une charte sur les conditions de travail des journalistes. Celle-ci vise à mieux protéger les journalistes en Europe, notamment en (re)définissant les rapports qu’ils entretiennent avec les directions. Mais sur la liberté de la presse, c’est en 2009 qu’une seconde charte a vu le jour, la European Charter on Freedom of the Press. Signée par 48 rédacteurs en chef de 19 pays européens, cette charte a été rédigée à l’initiative de Hans-Ulrich Jörges, alors rédacteur en chef de l’hebdomadaire allemand Stern. En plus d’affirmer le rôle essentiel de la liberté de la presse dans nos démocraties, les signataires demandent la reconnaissance de ce texte, et son application, comme condition préalable pour intégrer l’UE. Mais si cette charte vise la reconnaissance de principes fondamentaux pour les journalistes dans tous les pays membres, elle n’instaure pas de statut européen unique pour la profession. Il n’est donc pas encore question de créer une carte de presse européenne. Même si la Fédération internationale des journalistes (FIJ) a lancé la sienne. Pour Emmanuel Derieux, une telle carte n’est pas nécessaire : « La carte de presse française est prise en compte par les autorités des États démocratiques européens. Sur présentation d’une telle carte nationale, des accréditations spécifiques sont nécessaires pour être admis à suivre l’activité de diverses institutions. Qu’apporterait de plus la création d’une carte de presse européenne ? Par qui serait-elle attribuée ? »
Des perspectives et des garanties à assurer
Au-delà de ces débats, la question est aujourd’hui de prévenir et de résoudre les atteintes au journalisme. Des mécanismes existent. En octobre 2019, le Conseil de l’Europe a livré une étude dans laquelle le Professeur Jacques Ziller reprécise que la CEDH est l’organe central et qu’elle peut être saisie directement par toute personne se plaignant d’une violation des droits garantis par la Convention par les autorités d’un État partie. Tous les Etats membres de l’UE sont donc concernés, l’adhésion à la Convention européenne des droits de l’Homme constituant même une des conditions d’adhésion d’un nouvel État à l’Union.
La Cour de justice de l’UE se réfère régulièrement à la CEDH. Or la jurisprudence de cette dernière est « très largement favorable à la liberté d’expression », comme le précise Emmanuel Derieux. « Elle influe fortement sur les décisions rendues par les juridictions nationales et a fortement contribué à la consécration du droit à la protection des sources d’information des journalistes. »
Le rapport annuel d’activité de la Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatovic, évoque le 2 mai 2019 une intervention de l’experte bosnienne en droit des médias appelant à « un renforcement de l’engagement politique pour la protection de la liberté de la presse ». Dunja Mijatovic a notamment « attiré l’attention sur la situation alarmante de la liberté et de la sécurité des journalistes en Europe et a souligné qu’il était essentiel de protéger la liberté de la presse pour garantir les libertés et les droits de chacun ».
Ces dernières années, le métier de journaliste traverse une « crise », selon le terme employé par le Syndicat des journalistes de Croatie qui souligne l’importance de préserver les emplois. Les mots écrits par Dunja Mijatovic à l’heure d’écrire son bilan annuel appellent à poursuivre les efforts et à ne pas relâcher la vigilance dans le domaine : « Il reste beaucoup à faire pour mettre en place un environnement sûr pour les journalistes et les médias en Europe ».
Suivre les commentaires : |