Cette question est un brin provocatrice, il faut l’admettre. L’Allemagne est un pays politiquement très stable comparé à d’autres régimes parlementaires. Pour autant la décision de Martin Schulz, aussi noble soit-elle, d’accepter des pourparlers avec la CDU-CSU pourrait grandement porter préjudice au SPD car celui-ci n’a jamais pu tirer son épingle du jeu lors d’une grande coalition. À vrai dire, le partenaire mineur d’une coalition gouvernementale est quasiment tout le temps perdant. En 2009, le FDP de Guido Westerwelle participait au Cabinet Merkel II, 4 ans plus tard, le parti était exclu du Bundestag après avoir vu son score divisé par 3 par rapport aux élections précédentes.
Christian Lindner a mis à mal l’art du compromis allemand
Christian Lindner, le leader du FDP, avait certainement cela bien en tête lorsqu’il a rompu les négociations avec la CDU-CSU et les Verts. Selon lui, son parti ne s’était peut-être pas suffisamment remis de l’apocalypse électorale de 2013 pour faire bonne figure au gouvernement. C’est pour cela qu’il s’est montré dès le début très inflexible, sur les questions nationales comme sur les questions européennes. Cette stratégie a plutôt bien fonctionné car les Verts ont énormément concédé sur les thèmes climatiques et migratoires. Cela rend d’autant plus incompréhensible la décision de M. Lindner de quitter la table des négociations. L’explication la plus probable est celle d’une décision purement électoraliste et un désir de se positionner comme chancelier potentiel en 2021.
Toujours est-il que Christian Lindner n’a pas respecté un principe fondamental de la politique allemande : la recherche du compromis. Même s’il est vrai que celle-ci donne lieu aux bras de fer politiques les plus divers et est donc un bon indicateur des rapports de force entre les partis, elle est fondamentale pour les coalitions gouvernementales et a bien fonctionné jusqu’alors. Pour cela, les négociateurs doivent savoir faire des concessions. Horst Seehofer, le leader de la CSU bavaroise en a fait sur son système de contrôle des migrants. Cem Özdemir, le leader des Verts, en a fait sur les moteurs à combustion, sur le charbon et sur le regroupement familial. Christian Lindner n’a pas su en faire. Lui et son parti sont donc les principaux responsables de l’échec des négociations gouvernementales.
La perspective d’une coalition à 4 partis est révélatrice d’un changement profond dans la vie politique allemande
Attention, Christian Lindner n’est pas pour autant l’unique responsable de l’échec de la tentative de former une « Jamaika Koalition ». Des causes structurelles bien plus importantes que l’ego d’un leader politique sont à retenir ici. Pour expliquer cela clairement, revenons à l’opposition FDP-Verts. Sincèrement, une coopération gouvernementale au niveau national entre les deux partis est impossible à cause d’idéologies trop éloignées. Le FDP a opéré un mouvement sur la droite de l’échiquier politique il y a environ 40 ans à la faveur des crises économiques des années 70. En 1982, celui-ci désavouait Helmut Schmidt et plaçait Helmut Kohl à la Chancellerie, depuis lors, le SPD et le FDP n’ont plus jamais gouverné ensemble et cela ne risque pas de se reproduire dans un futur prévisible.
Une autre raison du capharnaüm politique actuel réside dans l’équilibre très précaire du paysage politique outre-Rhin. Pour un Français cela peut paraître très étonnant (et l’ouragan politique qui s’est abattu sur les partis politiques de notre pays cette année ne permet pas non plus de comprendre cela) mais il existe un équilibre bien précis entre les principaux partis politiques allemands et leur idéologie, de sorte que certaines coalitions sont possibles et d’autres pas du tout. Entre 1949 et le début des années 80, il n’existait que trois partis de gouvernement en RFA : la CDU-CSU, le FDP et le SPD. C’est en reconnaissant l’économie de marché à Bad Godesberg en 1959 que le SPD a pu accéder à la chancellerie avec le FDP qui lui a imposé une dynamique toujours plus à droite.
Les choses ont changé avec l’émergence des Verts et leur entrée au Bundestag en 1983 avec Joschka Fischer en baskets dans l’hémicycle. Pour la première fois de l’histoire, le SPD pouvait compter sur un potentiel partenaire de coalition à gauche tandis que le FDP était définitivement acquis à la CDU-CSU. Il a fallu près de 15 ans aux Verts pour devenir un parti sérieux de gouvernement. Entre 1998 et 2005, ils dirigèrent le pays avec le SPD de Gerhard Schröder.
L’équilibre s’est rompu avec la création de Die Linke en 2005 à partir de la réunion de l’aile gauche du SPD et d’anciens communistes d’ex-RDA. Le parti de gauche radicale ne pouvant pas s’allier avec un SPD très centriste mais ayant tout de même un certain poids électoral, la majorité absolue devint plus difficile à atteindre : en 12 ans, il y a eu par conséquent deux coalitions entre la CDU-CSU et le SPD. La création de l’AfD en 2013 a confirmé la dynamique d’émiettement des partis sous l’effet de la construction européenne ou de son rejet ainsi que des bouleversements économiques mondiaux. À l’heure actuelle, la majorité absolue ne semble être possible qu’en s’alliant à trois ou quatre partis (ce fut la tentative de la coalition jamaïcaine, avec les résultats que l’on connaît) ou en réitérant des « Grosse Koalition » (ce qui n’est clairement pas le souhait des électeurs allemands).
Les positionnements idéologiques des partis politiques vont-ils mettre un terme à l’émiettement du paysage politique ?
Avec l’émergence d’un parti de droite radicale, l’Allemagne a forgé une scène politique classique pour un pays européen en 2017. Que va-t-il se passer dans les prochaines années ? Sommes-nous « condamnés » en Allemagne à une récurrence des coalitions entre les deux grands partis que représentent la CDU-CSU et le SPD ? Peut-être pas. Pour survivre, le SPD de Martin Schulz doit se démarquer le plus possible de la CDU-CSU en abordant des thèmes bien particuliers. C’est la raison pour laquelle l’ancien Président du Parlement européen a prononcé un discours plein d’ambitions pour une Europe fédérale d’ici 2025. Le SPD devra aussi virer à gauche pour répondre aux envies de changements des Allemands tout en restant ouvert à la discussion avec les partenaires de la coalition. Ce mouvement idéologique pourrait-il permettre à moyen terme la création d’un gouvernement SPD-Die Linke ? Cette configuration existe déjà en Thuringe, un Bundesland à l’Est du pays (c’est d’autant plus remarquable que le Ministerpräsident de Thuringe, Bodo Ramelow, est issu de Die Linke). Le mouvement de la CDU vers la droite, voulu par une partie de ses militants et cadres, rejoint aussi la dynamique du FDP. Le parti Vert devra se renouveler pour pouvoir être le partenaire à la fois de la CDU-CSU ou du SPD et ainsi prendre le rôle historique du FDP.
Ainsi peut-on assister à une certaine polarisation de la vie politique allemande, développement le plus récent d’un processus enclenché il y a plusieurs décennies. Cette polarisation, que l’on observe aussi en France et aux États-Unis, est-elle la réponse à terme à la crise de gouvernance que semble traverser l’Allemagne cette année ? Un accord entre trois partis et plus est difficilement tenable et une grande coalition CDU-CSU-SPD renouvelée régulièrement est une impasse dangereuse. Ce nouveau positionnement des partis peut ouvrir de nouvelles alternatives, surmonter les difficultés de gouvernance du pays le plus puissant d’Europe et combattre efficacement l’AfD qui se nourrit allègrement de cette situation.
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