Une réforme s’inscrivant dans une logique identitaire
Aujourd’hui, en Pologne, il est extrêmement difficile d’avorter en toute sérénité. Depuis les lois de 2020, l’avortement n’est autorisé qu’en cas de viol, d’inceste ou de danger de mort pour la mère.
À la demande de l’Église, les femmes avortant ne sont pas punies et les exceptions précédemment citées sont maintenues. L’Église s’est de ce fait opposée aux plus fondamentalistes qui désiraient voir l’avortement complètement interdit et les femmes punies de prison.
La logique développée par l’autorité de santé polonaise est la suivante : faire de l’avortement une exception absolue et ne pas le banaliser comme le font les sociétés occidentales qui auraient trahi la volonté des précurseurs du droit à l’avortement des années 1970. Certains hommes politiques polonais vont même jusqu’à comparer leur logique aux propos de Simone Veil “L’avortement ne doit être fait qu’en dernier recours et ne doit pas être banalisé”.
Ces lois sur l’avortement sont à comprendre dans une logique conservatrice bien plus vaste dans laquelle la Pologne refuse de se conformer aux exigences occidentales. La lutte contre les droits LGBT vus comme une “propagande pervertissant la jeunesse” ou encore la lutte contre le droit au divorce, sont vues par les autorités polonaises comme des luttes pour sauver l’âme de la Pologne et de l’Europe, où comme elle l’a déjà fait dans son histoire, la Pologne sauverait l’Europe, cette fois de la perversion californienne.
Ces lois font partie des plus restrictives de toute l’Union européenne, obligeant de plus en plus de femmes polonaises à avorter en Allemagne ou en Suède, révélant des inégalités sociales entre elles. Le drame de novembre 2021 ayant vu une femme enceinte mourir à l’hôpital car elle n’a pas eu accès à l’avortement, a provoqué un effroi dans toute l’Europe. “Le tribunal constitutionnel polonais juge anticonstitutionnel le fait d’avorter en cas de “malformation grave et irréversible du foetus ou de maladie incurable qui menace la vie du foetus”.
Avant que cette décision n’entre en vigueur le 27 janvier 2021, seules ces exceptions étaient maintenues comme précédemment explicitées. Or cela était encore l’un des rares motifs légaux pour recourir à l’avortement en Pologne. "Il représentait d’ailleurs plus de 90% des quelques 1000 avortements légaux pratiqués chaque année dans le pays” comme nous le rappelle Amnesty International. Ces dernières décisions de justice viennent accentuer la difficulté de recourir à un avortement.
Des réformes soutenues par la majorité de la société civile
Lorsque le gouvernement polonais adopte sa réforme sur l’avortement en octobre 2020, il peut s’appuyer sur le soutien de la majorité de la société civile polonaise. Dans ce pays fortement imprégné par la morale catholique, où plus de 80 % de la population se déclare catholique pratiquante, selon l’eurobaromètre, le poids de l’Église est considérable.
MM. Mateusz Morawiecki et Adam Niedzielski (respectivement premier ministre et ministre de la Santé de la République de Pologne) s’appuient sur certaines corporations comme le clergé catholique ou d’autres institutions et associations comme celles pro-vie, soutenues par des fonds américains.
Une grande partie des Polonais pense justement que le droit à la vie doit inclure les embryons et les foetus. Pour les partisans de l’interdiction de l’avortement, celui-ci constitue un choix eugéniste de sélection, digne de la barbarie nazie. Nombreuses font des comparaisons entre les régimes totalitaires et ces droits sociétaux, vus comme la source de nombreux maux de la société polonaise. La chute de la natalité, l’égoïsme des individus, le délitement de la société ou encore la perversion des femmes et des hommes viendraient en partie des droits libéraux comme le droit à l’avortement. Dans le subconscient collectif polonais, ces réformes libérales venues de l’Ouest sont perçues comme des risques de dislocation, voire de disparition de la patrie polonaise,qui perdrait son identité en se dilatant dans une société globale pervertie.
L’histoire tragique de la Pologne et des grandes souffrances que son peuple a connues au cours des siècles peuvent être difficilement compréhensibles pour une personne n’étant pas polonaise. La volonté de conserver un ordre, une identité et une vision du monde profondément ancrée dans les mentalités aboutit à ces lois liberticides du point de vue d’un occidental. La pensée de Claude Lévi-Strauss peut résonner ici : “Notre vision du monde s’impose-t-elle à tous ?”. Ces réformes, comme de nombreuses autres, menées par une majorité identitaire viennent donc s’imposer à une minorité, soucieuse de conserver un droit libéral utile pour elle. Les critiques occidentales décrivant la mentalité polonaise comme étant parfois ancrée dans la nostalgie d’un passé qu’elle idéalise et mystifie ne sont donc pas totalement erronées.
Le rôle de l’Union européenne critiqué
Nombreux sont les acteurs, à l’instar d’ONG américaines, à réclamer une intervention de l’Union européenne en punissant le gouvernement polonais. Contrairement aux affrontements entre Bruxelles et Varsovie concernant les infractions polonaises à l’État de droit ou aux exigences économiques, le gouvernement polonais par ses actions sociétales ne se trouve pas juridiquement en faute. En vertu du Traité de Lisbonne datant de 2007 et actuellement en vigueur, l’Union n’a pas de prérogatives en matière sociétale. Comme pour l’euthanasie, le mariage homosexuel ou encore l’avortement, ces domaines relèvent de compétences nationales où chaque État est souverain.
De nombreux auteurs de doctrine juridique pensent qu’il serait impossible d’uniformiser tous les pays de l’UE sur ces thématiques au vu de leurs trop grandes différences de traditions, d’histoire et de leurs sociétés. La devise de l’Union est “Unie dans la différence” et non pas “Uniforme”. Cependant, l’Union européenne est garante des libertés fondamentales et de ce fait peut s’assurer qu’aucun individu, qu’aucune femme polonaise ne soit victime de discrimination ou de violence.
Le rôle de l’Union est de s’assurer du droit à la vie paisible de chaque Polonaise, en leur garantissant des conditions de vie adéquates et de vérifier que leur droit à la vie s’exerce sans discrimination avec les hommes par exemple. Leur droit conféré par l’Union doit être équivalent à celui que l’UE attribue à chaque citoyenne européenne, ni plus ni moins. Si certains États souhaitent conférer des avancées supplémentaires, notamment concernant l’avortement, cela est de leur ressort et en s’additionnent, ils ne touchent de facto plus les mêmes prérogatives initiales. Pour reprendre les paroles de Régis Debray concernant la laïcité, transposables à l’UE : “L’Union européenne est le cadre, elle n’est pas le tableau”.
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