Repousser le retour
La Pologne fut le terrain de belles rencontres, mais également une terre de questionnements. L’absence des proches peinait Maxime mais le cœur n’était pas encore au retour. De mon côté, il était évident qu’il fallait continuer, pousser ce voyage et sa folie jusqu’à son paroxysme. J’avais tiré un trait sur le cap nord, mais les pays Baltes, la Finlande, puis un bout de Scandinavie… C’était clairement accessible. Après quelques amères explications téléphoniques avec ses proches en France, Maxime esquisse un sourire soulagé et m’annonce sa décision : « Hippolyte, on continue, cap au nord vers la Lituanie ! ». Le frisson des terres nordiques nous remplit immédiatement de joie, il manquait cette facette de l’Europe à accrocher au tableau de chasse de nos destinations. Le mouvement et les variations culturelles agissaient désormais comme une injonction de sérotonine, dérégulant nos humeurs et notre comportement.
La triplette Balte
Pour un non initié, il est difficile de comprendre pourquoi les pays baltes font encore figure d’altérité. On y mange les mêmes plats, y prie les mêmes dieux et on se méfie autant du même voisinage.
Cette traversée se compose de champs de blé et d’orge à perte de vue, entrecoupés par des forêts, où les villageois abattent bouleaux et résineux pour chauffer l’âtre des maisons, souvent peuplées de familles nombreuses. La caravane est régulièrement chassée par les vents violents de la mer Baltique, rendant la manœuvre une épreuve à haut risque. Maxime n’est pas aidé par la conduite des automobilistes lituaniens – à l’entrée de Vilnius, nous sommes percutés par un vieillard, visiblement plus surpris de voir un vélo de voyage que notre panique. Plus de peur que de mal, Maxime préfère ne pas s’appesantir dans ce genre de situation glissante et décide de poursuivre jusqu’à la capitale.
La Lituanie se pose en fer de lance des défenseurs du christianisme. Le long des routes, sur les maisons, au cou et oreilles des habitants, des croix et symboles religieux sont posés. Près de la frontière lettone, nous découvrons la colline des croix. Depuis le XIVe siècle, des pèlerins catholiques se rendent à Šiauliai pour déposer croix, crucifix, sculptures de patriotes lituaniens ou encore statues de la Vierge Marie. Nous croisons des croyants. Les yeux fermés, ils récitent des prières, les doigts roulant sur des chapelets traditionnels. Les boutiques de souvenirs ont fleuri le long de la route déserte, proposant des bibelots de dévotion à abandonner sur la butte. Certains sont estampillés Made in China, la piété n’échappe pas aux logiques de la mondialisation.
Retour à la mer : une Baltique vivifiante sur un paysage figé
Riga est une formidable surprise. La ville surprend par la diversité de son architecture et par son dynamisme. La vieille ville est extrêmement bien conservée et la plupart des bâtiments datent du Moyen- ge ou de la Renaissance. Le Daugava, fleuve de 1 020 km, dont les eaux abreuvent la Biélorussie et la Russie, relie les architectures de la ville : bâtiments en bois, ornements Art nouveau, architecture classique, buildings soviétiques.
Le marché central est le point de rendez-vous de toute la ville. Nous nous acclimatons vite : 3 français nous ont donné rendez-vous. L’un d’eux, Quentin, avait invité Maxime à sa table une nuit en Turquie. La scène avait eu lieu plusieurs mois auparavant, mais ils étaient restés en contact. Le monde est finalement petit quand on sait se reconnaître. Ils avaient chacun leur histoire, mais pédalaient au même rythme sur les routes européennes.
Notre caravane se joint au convoi et le peloton de joyeux lurons fuse à travers les conifères. Les couchers se font plus tardifs, les levers aussi. La capacité d’organisation du trio a de quoi surprendre. A chaque crevaison (comptez chaque quinzaine de kilomètres), un ballet chorégraphié se met en branle, dans lequel chacun occupe un rôle défini : Martin libère la roue et démonte le pneu, Quentin prépare la chambre à air de changement, pendant qu’Alex identifie la crevaison sur la précédente, qu’il recouvre par une rustine.
Nous nous accordons à vivre dans la plus grande simplicité. Le soir, nous nous arrêtons dès qu’un endroit inoccupé inspire la tranquillité à l’un d’entre nous. Nous cuisinons aux braises de nos feux de camp, un soir dans une grotte avant d’être chassés par un garde forestier, un autre soir sur la plage.
L’Ode à la nature
Après avoir quitté nos trois partenaires de bon matin, nous reprenons notre rythme de croisière. Les contacts humains deviennent nettement plus rares et plus froids. Parfois, un villageois nous arrête : un café souvent, des fruits ou un sandwich plus exceptionnellement permettent de nous remplumer, alors que les températures sont en chute libre (entre 5 et 10 degrés).
En Estonie, en Finlande, en Suède et au Danemark, des abris sont disséminés en forêt permettant aux aventuriers du weekend de passer une nuit à la fraîche. Concernant la Finlande et la Suède, la nature est même érigée comme un droit constitutionnel. Chacun a le droit de parcourir et de profiter des espaces naturels indépendamment de son statut foncier.
La vie sauvage se poursuit. Notre nouveau passe-temps se résume à l’observation de la nature et de ses habitants, essayant d’y trouver notre place, sans déranger. Maxime concocte une omelette agrémentée de champignons cueillis alors que les élans brament aux dernières lueurs du jour.
Compagnonnage helvétique
Une pluie diluvienne nous accueille à Stockholm. Nous nous réfugions au musée du Vasa où nous découvrons un magnifique bateau construit en 1626 et récemment restauré. Le roi Gustave II Adolphe de Suède compte alors sur le navire de pour faire la différence pendant la guerre de Trente ans et donner la victoire à l’union protestante, avec laquelle la France est liguée. Le jour de l’inauguration, tous les yeux européens sont braqués vers la baie de Stockholm, le navire s’élance, puis sombre après quelques mètres.
Un peu plus tard, alors que l’orage nous bloque depuis plusieurs heures dans un café, Maxime lève les yeux de son téléphone et m’annonce qu’un autre compagnon de route est à Stockholm. En réalité, ils ne se connaissent pas vraiment, Nathan a croisé notre chemin en Bosnie, à Mostar, alors qu’il avait quitté la Suisse en décembre dernier. Il accepte finalement la proposition de Maxime et nous rejoint, lui aussi sur un vélo de route très chargé. Le coup de foudre n’est pas immédiat. Voyager avec quelqu’un revient à céder une partie de sa liberté.
Nathan n’était pas à son coup d’essai. Un an plus tôt, il avait traversé l’Amérique du nord en solitaire. La Suède est son bac à sable, un terrain de jeu. Un matin, le câble de vitesse de notre embarcation lâche après 13 000 kilomètres de loyaux services, Nathan propose de nous remorquer. Il s’arrête à chaque porte que nous rencontrons sur le chemin, à la recherche d’une solution. Après une vingtaine de refus, une vieille dame nous ouvre sa grange. Nathan se saisit d’une meuleuse et, commence à découper la tête d’un vieux câble de frein et parvient à le loger dans l’emplacement du câble défectueux. Une amitié est née !
En pleine saga Viking
Les nuits sont le moment propice aux confidences et aux récits de voyage. Nathan et Maxime rêvent à la lueur du feu de camp. Au réveil, ils instituent une drôle de routine : chaque matin, les deux amis amorcent un adieu, pensant se quitter, puis décident de profiter d’une nouvelle journée ensemble, quitte à modifier les itinéraires imaginés. Ce petit jeu continue plus d’un mois et ne s’arrêtera qu’en France, lorsque nous serons dans les Vosges.
La traversée de la Suède et du Danemark prend l’allure d’une quête du Graal, nos deux chevaliers pistent les traces du passé viking sur leur monture d’acier. Guerriers et pillards, les vikings ont semé la terreur dans toute l’Europe, laissant principalement une image de barbares en Europe occidentale. Pourtant, c’est une civilisation avec une histoire riche et intéressante, créant toute sorte d’objets et utilisant un alphabet unique, les Runes, apporté par Odin aux Vikings. Ils les gravaient alors sur la roche, formant les pierres runiques. Nathan utilise son temps libre pour apprendre à déchiffrer le vieux Tuthark, premier alphabet de cette civilisation. Nous découvrons quelques talus artificiels. Il s’agit de tumulus vikings, monticules funéraires traditionnels. Seuls les rauques croassements des corbeaux et le cri des corneilles tiennent compagnie aux glorieux seigneurs de ces temps anciens.
Les villes nordiques sont l’occasion de renouer avec la modernité et l’organisation. Les rues sont calmes, les passants distingués et chaque objet semble avoir été conçu pour simplifier son utilisation. Si le tabac est interdit dans les lieux publics et très mal vu par la société, la plupart des hommes consomment des snüss, de petits sachets de nicotine à déposer contre la gencive. Les tarifs sont nettement plus élevés que dans le reste de l’Europe, notre alimentation se fait au prix d’un savant calcul pour nous permettre d’épargner quelques couronnes suédoises.
Le hareng de Bismarck
Quelques jours plus tard, le retour se précise. Nous atteignons les villes hanséatiques d’Allemagne, Brême puis Hambourg. De plus en plus, les discussions tournent autour du bilan d’un tel périple, des enseignements que nous essaierons de conserver à notre retour. C’est aussi l’occasion de nouveaux projets. On n’imagine jamais mieux un nouveau voyage qu’en étant déjà en voyage.
Nathan et Maxime s’installent le long du port. Demain, ils n’ont pas prévu de pédaler. Ce soir, le programme se résume à de la bière et des harengs. La Suisse pour Nathan, Paris pour nous, les deux destinations d’arrivée ne sont maintenant plus qu’à quelques coups de pédale.
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