L’Europe face à la guerre en Ukraine : quelle stratégie pour l’Europe en vue des négociations ?

, par Arkoucha Bogdan

L'Europe face à la guerre en Ukraine : quelle stratégie pour l'Europe en vue des négociations ?
Manifestations à Lyon ©Unsplash

OPINION.L’Europe, s’étant transformée en zone de commerce neutralisée sans danger d’agression, a refusé d’élaborer une stratégie géopolitique de l’Europe orientale. En 2014 déjà, le philosophe Pierre Hassner écrivait “il y a un avant et un après-Crimée” : les négociations américano-russes se faisaient en absence de l’Europe et en absence de l’Ukraine. L’historien Thomas Gomart évoquait à l’époque un “moralisme de pacotille” : nous, européens, sommes bien aise de condamner symboliquement, sans jamais exercer de contrainte réelle face à “une conduite politique délibérément agressive” qui remet en cause l’ordre européen lui-même. Ainsi, face aux obstacles de la morale et de la stratégie, un devoir de réflexion nouvelle s’impose.

Le propos du présent article est de faire entendre qu’il faut un droit affirmé et non humilié pour poser la paix, et cette paix n’est pas autre chose qu’un état de droit, une certaine “tranquillité de l’ordre” comme la définissait Saint-Augustin dans la Cité de Dieu. Le but est d’interroger les conditions effectives de la paix en envisageant l’hypothèse des négociations entre l’Ukraine et la Russie, alors même que les États-Unis s’apprêtent à faire des arrangements dans une zone d’intérêt vital pour l’Union européenne.

Les limites de l’approche pacifiste en Europe

Par cette propension farouche à la négociation forcée, l’on voudrait faire de l’État ukrainien une structure chosifiée qui renoncerait à sa substance vivante : la volonté souveraine. Elle se reconnaît à ceci près qu’elle exerce librement ses prérogatives de sujet autonome notamment par la signature des traités, à savoir l’engagement réciproque de deux volontés étatiques égales. Cela suppose une égalité de droit entre les États. Cependant que le 24 février, l’État ukrainien a été qualifié de « protectorat politique », « réduit à une colonie avec un régime fantoche » par Vladimir Poutine. Il n’y aurait autour de la Russie, selon son dirigeant, qu’un agglutinat informe des peuples sans structuration politique. Or, la condition nécessaire à toute tentative de négociation est la reconnaissance par les deux États de leur pouvoir d’agir réciproque.

Si l’on considère l’État ukrainien comme incapable de tout acte de volonté politique- l’une des prétentions russes -, il devient impossible et absurde d’envisager les négociations en vue d’un consentement de l’Ukraine par un acte libre qui est le traité précisément ; acte dont n’est capable qu’une personne collective autonome exerçant l’unité du vouloir étatique. C’est pourquoi le philosophe Alain écrivait qu’« une paix forcée est un non-sens » (Suite à Mars).

Les contradictions inhérentes à la doctrine de politique étrangère russe

Pour les apôtres de l’irrationnel russe, le fait - la conquête territoriale -, mériterait d’être érigé en droit, puisqu’à l’état de fait l’État seul est juge des « restrictions volontaires qu’il peut s’imposer dans son propre intérêt » comme le dit le juriste Jacques Ficher (Le Droit de la Force et la Force du Droit). Mais alors, ce n’est plus le « droit commun », mais le droit d’un seul qui, par là même, cesse d’être un droit en tant que droit. Il s’agit de dire par là, en des termes kantiens, que le mépris du contenu du droit par la Russie est contraire à un mode d’agir rationnel en ce sens que la Russie conditionne l’agir non par une loi internationale universelle, mais par « un appel exclusivement à soi-même » selon le mot de Kant.

Nous parvenons ainsi à une souveraineté en soi dans sa totalité absolue. Or, celle-ci n’existe que dans un rapport de réciprocité entre les États. Selon Théodore Ruyssen : « l’État n’est souverain que s’il s’isole totalement de la vie humaine. Dès qu’il entre en rapports avec ses voisins, il descend de son absoluité théorique dans la sphère réelle des relations » (La Force et Le Droit). Ainsi, « la vie mutuelle des nations engendre des relations qu’aucune d’elles ne peut régler par sa seule initiative ».

« Ou bien la souveraineté des États résulte d’une convention internationale ; elle a, en ce cas, pour condition, le respect mutuel de la convention ; - ou bien elle n’exprime que la prétention de l’État (...) mais alors elle ne vaut que pour lui, elle n’est que le délire d’une collectivité ; elle n’impose ni créance ni respect ». (Théodore Ruyssen, ibid).

Les conditions réelles de la paix

Les analystes semblent proposer une forme pure du traité de la paix ; or, il existe un « principe » de la paix ; principe qu’il s’agit de comprendre au sens de Montesquieu – quelque-chose qui fait vivre cette paix, à savoir ses conditions d’existence et de durée effectives. Ce principe pourrait se définir comme un « esprit de compromis ». Rappelons ici un mot d’Alain, dans Suite à Mars : l’esprit de négociation implique l’égalité des droits. « En ce cas, la convention conclue n’émane plus de l’arbitraire d’une volonté pure, mais de deux volontés qui se limitent mutuellement en raison des intérêts contingents du présent » (Théodore Ruyssen, La Force et le Droit).

Autrement dit, pour négocier, il faut commencer par supposer l’existence de l’autre comme sujet ; l’on ne traite pas avec l’objet « Ukraine ». Il faut reconnaître à cet autre sujet la capacité juridique et politique, celle-là précisément que la Russie prétend nier. Voyez par exemple les déclarations de Poutine du 5 mars 2022 : alors que les émissaires s’acharnent à négocier, Poutine déclare dans son intervention à la compagnie aérienne Aerflot que l’Ukraine risque d’être « démantelée » et de perdre son « statut d’État souverain » si elle continue à résister à l’invasion ; les autorités ukrainiennes « doivent comprendre que si elles continuent de faire ce qu’elles font, elles mettent en péril l’avenir du statut d’État ukrainien ».

Le Washington Post écrivait alors : « les commentaires de Poutine ont clairement indiqué qu’il n’avait guère l’intention d’arrêter sa campagne pour conquérir d’énormes portions de l’Ukraine et renverser son gouvernement. Les négociations entre les émissaires ukrainiens et russes en Biélorussie n’ont abouti à aucun résultat tangible ».

Malgré toutes ces tentatives, nous avons la situation où la guerre est née d’une volonté délibérée de l’une des parties, d’un dessein de porter systématiquement le conflit hors de la compétence du droit en refusant toute médiation et tout arbitrage.

C’est une violation qui se veut être telle. Dès lors, le pays agresseur doit considérer la résistance qui lui est opposée (armée ou par les sanctions) comme l’effet de sa propre volonté qui est la volonté du non-droit. Puisqu’il se donne pour loi - en tant que règle d’action - la négation de toute loi formelle et l’exercice inconditionné de sa force, il n’y a aucun scandale à lui opposer cette loi, en résistant par tout moyen et en le traitant selon sa propre loi. En cela, cette guerre d’agression est une « suspension du droit ».

Une esquisse pour la stratégie européenne face à l’invasion russe

« Une force de crime », dit Théodore Ruyssen, « ne peut être vaincue que si elle est brisée comme force, c’est-à-dire dominée par une force supérieure, mise au service de la justice (…) Quand le droit est insuffisant, un droit nouveau peut naître de l’insurrection de la conscience collective contre un excès intolérable » (La Force et le Droit).

Raymond Aron l’exprimait en de termes semblables : pour vaincre les régimes fondés sur le mépris des hommes et la négation du droit, et qui en font un principe de leur politique étrangère, « nous employons inévitablement certains de leurs procédés » (La stratégie totalitaire et l’avenir des démocraties, Chroniques de guerre, p.571). Tel semble devoir être le machiavélisme modéré, défensif, ponctuel, de l’Europe.

S’il pouvait sembler que les sanctions européennes soient une méthode qui “recherche l’industrieux et économique moyen de réduire un peuple méchant” comme le pensait le philosophe Alain, il apparaît à présent qu’il n’est pas possible d’isoler la Russie, ni de l’affamer, ni de tracer autour d’elle un “cercle infranchissable aux denrées, aux machines, aux armes” (Alain, Suite à Mars). L’Europe, loin d’espérer un “lâche soulagement” selon le mot de Léon Blum, doit se préparer à assumer une politique étrangère coercitive, suivant le modèle kantien tel qu’exprimé dans la Métaphysique des moeurs : face à un “ennemi injuste”, c’est-à-dire celui qui exprime publiquement la volonté de violer le droit et dont la conduite, si elle était prise pour maxime universelle, conduirait à généraliser l’état de guerre parmi toutes les nations, elle ne devrait pas s’imposer de restrictions quant aux moyens de réponse pour rétablir les conditions de droit.

Ainsi, le philosophe Étienne Gilson disait dans sa conférence de 1939 “l’Europe et la paix” à l’Université de Montréal , que “notre paix ne doit donc pas être une paix de faiblesse, si du moins nous voulons qu’elle fasse cesser le désordre et soit véritablement une paix”. De là vient la nécessité pour l’Europe de s’engager dans une dynamique de puissance, mais non point comme ces puissances tracassières, sûres d’elles-mêmes, et qui se flattent de réduire l’être au néant, l’universel du droit à l’arbitraire d’une volonté politique unilatérale. Au contraire, il s’agit pour l’Europe d’assurer efficacement son rôle de “ligue pacifique” responsable de la stabilité régionale et de l’ordre constitutionnel intra-européen, à travers une action unifiée de soutien - politique, économique, industriel, budgétaire -, à l’effort de l’Ukraine pour que celle-ci puisse faire valoir les droits de son État. Cette action peut s’approfondir à travers l’initiative du Fond d’assistance à l’Ukraine.

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