L’immigration en Europe, le sujet de l’extrême

Episode 3

, par Louis Ritter

L'immigration en Europe, le sujet de l'extrême
Gérald Darmanin, Ministre français de l’Intérieur, a porté le projet de loi sur l’immigration, voté par l’Assemblée nationale le 19 décembre 2023. ©Jacques Paquier, Flickr (30/04/2019)

Allemagne, Italie, Suède, France, Danemark, Royaume-Uni, Union européenne (UE)…les nouvelles mesures contre l’immigration se sont multipliées sur le continent européen ces dernières années. Ce phénomène évolue en parallèle d’une montée sans précédent des partis et des mouvements d’extrême-droite en Europe, qui incarnent pour certains la solution à ce “fléau”. Partout en Europe, le paysage politique a entamé une mutation inimaginable depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La société européenne semble se refermer sur elle-même au motif que l’immigration est responsable de tous ses maux. Vérité ou bouc-émissaire ? L’immigration est-elle vraiment le problème des sociétés européennes ? En essayant de s’emparer du sujet, les gouvernements se heurtent à de nombreux obstacles. (3/4)

Une inflation de textes inefficaces

La nouveau “Pacte asile et migration” a fait l’objet d’un accord en décembre 2020. L’Union européenne (UE) n’est pas la seule à se munir de nouvelles législations en matière de migration ces dernières années. Le Danemark, l’Italie, l’Allemagne et la France très récemment, mais aussi le Royaume-Uni hors de l’UE, opèrent un renforcement général de leur politique migratoire. On trouve plusieurs points communs à toutes ces lois. D’abord, la volonté d’éviter d’accueillir sur leur territoire les exilés en multipliant les contrôles aux frontières et les politiques répressives à l’encontre des arrivants. Surtout, on observe une politique d’externalisation des frontières très marquée. [1] Le Royaume-Uni est l’exemple le plus médiatisé de ces derniers mois. En avril 2022, le gouvernement du très controversé Premier ministre Boris Johnson a signé un accord avec le président rwandais Paul Kagamé, selon lequel le Royaume-Uni verserait une certaine somme d’argent pour traiter les demandes d’asile sur le territoire rwandais et non sur le sol britannique. Mais le 15 novembre 2023, la Cour suprême britannique l’avait invalidé, considérant que le Rwanda n’était pas un pays tiers sûr et que les demandeurs d’asile ne pouvaient y être renvoyés, au risque de violer l’article 3 de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Le gouvernement du Premier ministre conservateur Rishi Sunak a tenté de faire passer un second accord en décembre 2023, lequel a été adopté au sein d’une loi le 18 janvier 2024, par 320 voix pour contre 276. A ce jour, pas un seul demandeur d’asile n’a pris l’avion vers le Rwanda.

Le Danemark avait lui aussi tenté le même procédé avec le Rwanda. Devant la pression de l’Union européenne, le petit pays scandinave a renoncé à son projet au profit d’une solution commune avec l’UE pour effectuer ce transfert. L’Italie a tenté d’externaliser sa gestion des demandes d’asile en Albanie, par un accord signé entre le gouvernement d’extrême-droite italien et le gouvernement socialiste du Premier ministre albanais, Edi Rama, début novembre 2023. D’emblée, les conditions de l’accord inquiètent de l’opposition au gouvernement de Giorgia Meloni jusqu’au Conseil de l’Europe. Il prévoit en effet la construction de centres d’accueil en Albanie, gérés et financés par Rome. Une partie du territoire albanais se trouverait donc de fait sous la juridiction d’un autre Etat. Les associations et institutions juridiques et internationales s’inquiètent des risques d’atteinte aux droits des réfugiés. Que dit l’UE ? Le 15 novembre, la commissaire aux Affaires intérieures, Ylva Johansson, déclare que ce cas n’enfreint pas le droit communautaire, dans la mesure où il se situe en-dehors du territoire de l’Union européenne. Bien que l’Albanie soit un pays candidat. Ce n’est finalement ni l’opposition à la Présidente du Conseil italien, ni le Conseil de l’Europe qui vont stopper le processus, mais le pays partenaire de l’accord, l’Albanie. L’opposition de droite albanaise saisit la Cour constitutionnelle du pays, au motif que l’accord dépasse le simple protocole entre deux gouvernements et viole les conventions internationales dont ce petit pays des Balkans est partie. La Cour a jusqu’au 6 mars pour se prononcer. La ratification de l’accord au Parlement albanais est suspendue jusque-là.

En France, la très controversée loi sur l’immigration, adoptée au forceps fin 2023 par le Parlement, a été en partie censurée par le Conseil constitutionnel. La faute au processus législatif qui a produit un texte très différent de celui voulu par le gouvernement. Les expériences se multiplient et le résultat semble être toujours le même : le recours aux juridictions suprêmes suivi d’une proscription partielle ou totale. “Non seulement [ces orientations politiques] engendrent beaucoup de souffrances humaines, mais en plus elles apparaissent totalement inefficaces. [2] explique Fabienne Gazin, maître de conférence au CEIE de l’Université de Strasbourg. Pourtant, les gouvernements et les organisations à l’origine de ces textes persistent. L’Italie n’enterre pas l’accord avec l’Albanie, le Royaume-Uni a fait voter un deuxième accord après l’invalidation du premier, la France, malgré la bronca des associations, de la population et même des institutions de l’Etat, [3] a adopté son texte. Quant au nouveau pacte européen, il est lui aussi vivement décrié.

Ces textes vont-ils pour autant arrêter l’immigration ? Absolument pas, nous répondent Fabienne Gazin et Damien Carême, député européen du groupe Les Verts/ALE. “Fermer les frontières, ce n’est pas empêcher l’immigration”, comme l’exprime très justement le politologue François Gemenne, “[c’est plutôt] rendre l’immigration plus coûteuse et plus dangereuse [...] et rassurer une population qui pense qu’elle du bon côté”, martèle Fabienne Gazin. Et Damien Carême d’ajouter : “nous n’avons pas de problème migratoire en Europe, nous avons un problème d’accueil. C’est sur cela qu’il faut consacrer les politiques publiques et les financements. [4]

Ces “indésirables”, carburant de l’extrême-droite

Mais des capacités d’accueil, certains gouvernements des Etats membres européens et une partie de la population n’en veulent pas. L’immigration est devenue l’objet de nombreux débats houleux et la grande cause des partis et mouvements d’extrême-droite. Nombre d’entre eux se sont construits sur la préférence nationale, sur la promesse d’un renouveau pour leur pays, pour la population, et dans notre cas, contre l’Union européenne dans laquelle ils sont représentés au sein du groupe des Conservateurs et Réformistes européens (CRE, ECR en anglais) ainsi que Identité et Démocratie (ID). Cette Union européenne accusée de ne servir que le libéralisme économique, d’exacerber les inégalités et de manquer de proximité avec ses citoyens. Le principal reproche que fait l’extrême-droite à l’UE est de laisser les frontières grandes ouvertes aux migrants qui traversent la Méditerranée ou empruntent la route des Balkans. Un discours qui alimente clairement la défiance à l’égard de Bruxelles. Au milieu des crises sociales et économiques, l’immigration est le réceptacle de toutes les colères. Elle apparaît comme le symptôme d’une société en situation de mal-être et de doute. Un état de fait illustrée par des théories comme celle du “grand remplacement”, selon laquelle la “civilisation européenne” serait engagée dans un processus de disparition progressive sous des vagues de migrations des populations africaines et orientales.

L’extrême-droite s’est donc saisi de ces craintes, de ces doutes, pour exacerber la colère envers “ces indésirables” et élargir son électorat. La méthode fut la même partout en Europe mais les modalités nettement différentes. En Italie, par exemple, le retour des partis d’extrême-droite au gouvernement découle d’un “ras-le-bol” de la population à l’encontre de l’UE, accusée de manquer à ses devoirs de solidarité envers la Péninsule qui se trouve en première ligne de l’immigration en Europe. La surprise fut totale lorsque les électeurs italiens ont choisi de donner le pouvoir à un parti néofasciste, Fratelli d’Italia, dont la cheffe de file n’a jamais caché son admiration pour Mussolini. Le tout dans un pays qui a connu la naissance et le paroxysme du fascisme et dont la Constitution est censée empêcher son retour. Le très médiatique Matteo Salvini, chef du parti de La Ligue (extrême-droite) et Ministre de l’Intérieur en 2018, a ouvert la voie durant les élections européennes de 2019. Aux côtés de Marine Le Pen notamment, ils ont choisi de rompre avec leur logiciel classique d’une attaque de l’UE par l’extérieur. Il n’était alors plus question de sortir de l’UE, mais de la changer de l’intérieur et donc d’accepter les lois du système pour mieux l’infiltrer et le renverser.

Mais la marque de fabrique reste la même : l’immigration. Pour démontrer qu’ils ont raison, certains dirigeants de l’extrême-droite européenne n’hésitent pas à aller sur le terrain, là où l’immigration est visible. “Ils vont sur l’île de Lampedusa pour voir les 10 000 arrivées en deux jours, un chiffre assez fréquent en fait, bien que d’ordinaire, il s’étale sur une dizaine de jour lorsque la mer est calme” explique Fabienne Keller, qui s’est déjà rendu sur place. “Je m’y suis rendu deux fois avec le médecin de l’île, poursuit-elle, en réalité l’arrivée de ces migrants ne s’est pas si mal passée que cela. Les habitants de Lampedusa sont des gens de mer, ils ont cette culture de l’accueil de ceux qui arrivent par la mer et beaucoup de familles ont des liens avec les pays du Maghreb par exemple.” Certains ont même nourri les nouveaux arrivants. Les médias et les vidéos diffusées parfois sur les réseaux sociaux de ces personnalités politiques montrent une île qui semble envahie par les migrants. Au point que l’on en arrive à penser que Lampedusa n’est plus un endroit vivable. Or, c’est tout le contraire. “On a beaucoup insisté sur le fait que l’île compte 6000 habitants, mais en réalité vous avez aussi plus de 20 000 touristes italiens pendant la saison. Pour le reste de l’Europe c’est l’île aux migrants alors que c’est un territoire magnifique. Les migrants n’arrivent que sur un tout petit secteur du port et sont ensuite conduits dans le camp qui se situe dans un creux géologique, où il ne reste pas plus de 24 heures le plus souvent.” raconte Mme Keller. “Cette impression d’invasion diffusée par les populistes n’est qu’un effet de choc [qui ne correspond pas à la réalité]”, souligne-t-elle. [5]

Le choc remporte un grand succès, souvent auprès de populations qui n’ont même jamais croisé un immigré ou un descendant d’immigré. C’est à ces populations que les gouvernements européens desquels l’extrême-droite ne fait pas partie tentent parfois de parler pour les détourner de l’extrême-droite. Ainsi, en France, la loi immigration portée par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, proposait de lutter plus efficacement contre l’afflux de migrants afin de montrer que même un gouvernement libéral est en capacité de s’emparer du sujet. Le cas français a néanmoins tourné court, car le texte final adopté en décembre 2023 contient un certain nombre de mesures défendues historiquement par le Rassemblement national. Mauvaise pioche pour le très européen Emmanuel Macron. La focale n’a pas été placée au bon endroit, déplore Damien Carême : “Les gouvernants sont obnubilés par la montée de l’extrême-droite mais se trompent en pensant la combattre en adoptant sa rhétorique sur la question migratoire et pire, en mettant en œuvre ses « solutions ». Au lieu de cela, ils devraient lutter contre le sentiment de déclassement, une meilleure répartition des richesses, une lutte contre l’augmentation de l’inflation et le retour des services publics partout.” La conséquence de ce rendez-vous manqué : l’extrême-droite a connu une montée fulgurante quasiment partout en Europe depuis les dernières élections européennes. “A force de lui faire de la promotion partout on aboutit à ce résultat. Alors oui ça m’inquiète, parce que l’extrême-droite, ça n’est absolument pas la solution à tous ces maux qui traversent la société.” conclut M. Carême. [6]

Notes

[1Fabienne Gazin, entretien avec l’auteur le 30 décembre 2023.

[2Entretien avec l’auteur le 30 décembre 2023.

[3Sur ce texte, le Conseil d’Etat a déploré, dans un arrêt du 26 février 2023, l’absence de diagnostic des réformes précédentes et constate que c’est la huitième loi majeure pour laquelle il est saisi depuis 2007.

[4Entretien avec l’auteur, le 18 janvier 2024.

[5Entretien avec l’auteur, le 22 décembre 2023.

[6Entretien avec l’auteur, le 18 janvier 2024.

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