Le parcours compliqué de l’intégration de la langue gaélique au sein de l’Union européenne
Avec l’adhésion de l’Irlande en 1973 à l’Union européenne, l’irlandais devient une langue officielle de l’Union. À ce titre, les traités ont été traduits en gaélique depuis cette date. Ils étaient néanmoins les seuls documents européens à être traduits en irlandais. L’irlandais acquiert le statut de langue officielle de l’Union européenne en 2007, après une demande faite par Dublin. Néanmoins, en raison d’une pénurie de traducteurs, le Conseil accorda à cette langue une dérogation spéciale, qui se traduisait par une limitation de documents à traduire en gaélique. En effet, si l’irlandais gaélique est la première langue officielle de la République d’Irlande et est considérée comme une langue régionale en Irlande du Nord, cette langue est peu parlée : en Europe, moins de 2% de personnes la maîtrisent.
En 2015, l’Irlande réitère sa demande tendant à faire de l’irlandais une langue de travail de l’Union européenne à part entière, et la dérogation sera alors progressivement supprimée aux cours des années suivantes. Ainsi, le volume de documents disponibles en irlandais, de la législation au contenu Internet, a triplé entre janvier 2016 et avril 2021. Le 1er janvier 2022 marque la fin officielle de la dérogation en vigueur depuis 2007. L’irlandais devient donc une langue officielle et de travail de l’Union européenne : les institutions sont à présent dans l’obligation de traduire tous leurs documents en gaélique.
L’affirmation d’une identité nationale
Le fait d’ajouter le gaélique en tant que langue officielle et de travail n’est pas un événement négligeable. Il s’agit au contraire d’un symbole fort. Ainsi, le Président irlandais, Michael D. Higgins, s’est félicité de la nouvelle place centrale de la première langue officielle du pays : « Aujourd’hui est un jour important pour la langue. [...] Ce statut à part entière est une reconnaissance importante, au niveau international, de notre identité spécifique en tant que peuple possédant une langue propre que nous utilisons aux côtés de toutes les autres langues que nous utilisons et respectons ». Il insiste alors sur la place retrouvée du gaélique dans l’Union, qui « place notre langue sur un pied d’égalité avec celles des membres fondateurs de l’Union, et celles des États membres qui l’ont rejointe depuis ».
Une protection accrue des langues régionales et minoritaires par les institutions européennes
Le multilinguisme est inscrit dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui a valeur de droit primaire, en son article 41 sur le droit à une bonne administration. Ainsi, selon la Charte « toute personne peut s’adresser aux institutions de l’Union dans une des langues des traités et doit recevoir une réponse dans la même langue. » Du côté du Conseil de l’Europe, la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales et la Charte européenne des langues régionales et minoritaires visent à encourager l’usage courant de ces langues, notamment dans les services de l’enseignement et des services publics. Or, l’Irlande a refusé de signer la Charte, car le gaélique étant déjà une de ses deux langues officielles, elle n’avait pas de langue à protéger et donc pas d’intérêt à la signer. Toutefois, ces différents textes font état de la prise en compte croissante par les institutions du multilinguisme et d’un mouvement général de revalorisation des langues régionales et minoritaires en Europe.
La fin d’une suprématie de l’anglais ?
Le Brexit a évidemment changé la donne en termes de linguistique dans l’Union européenne. Si l’anglais reste une langue officielle de deux États membres - l’Irlande et Malte - de nombreux acteurs plaident pour la fin d’une utilisation massive de la langue anglaise au sein des institutions européennes.
Il ne faut pas oublier que l’Union européenne représente un système unique en matière de traduction, avec des traducteurs traduisant instantanément les débats au Parlement européen en 24 langues et la traduction écrite de centaines de documents officiels.
Les institutions de l’Union utilisent principalement trois langues de travail : l’anglais, le français et l’allemand. Néanmoins, l’anglais y reste la langue “majoritaire” : elle est ainsi qualifiée de langue “procédurale” dans la bulle bruxelloise, et est grandement utilisée pour les documents officieux comme dans les couloirs des institutions. Elle représente ainsi un tiers du budget européen alloué à la traduction ; et ce poids budgétaire traduit l’importance de la langue anglaise au sein de l’Union européenne, et cela même après le Brexit.
Cependant, certains Etats essaient de changer les règles du jeu.
La récente revalorisation de l’irlandais n’est en effet pas anodine. Celle-ci doit être comprise dans le contexte de l’accord post-Brexit, fruit de négociations difficiles concernant le retour de la frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande. En effet, le fait que la République d’Irlande reste au sein de l’Union européenne, là où sa voisine du Nord, en tant que territoire du Royaume-Uni, quitte l’UE, fait craindre la résurgence des conflits entre ces deux territoires. L’irlandais devenant langue officielle et de travail en 2022 représente-il un acte d’affirmation de la République d’Irlande face à ses voisins anglais et une tentative de rapprochement de l’Irlande du Nord ?
La France est loin d’être en marge dans ces débats linguistiques. Le choix d’Emmanuel Macron d’une utilisation unique du français pendant tous les événements liés à la Présidence française de l’Union européenne de janvier à juin 2022 en est bien la preuve. Faire du français LA langue “procédurale” à Bruxelles - remplaçant à ce titre l’anglais - renforcerait forcément le poids de la France au sein des institutions, les fonctionnaires français de l’UE seraient dès lors “avantagés”. En tant qu’une des trois langues majoritairement utilisées dans les institutions - avec l’anglais et l’allemand - la langue française comporte d’ailleurs déjà un avantage. La France souhaiterait-elle que le français remplace l’hégémonie de l’anglais au sein des institutions de l’Union européenne, afin de renforcer son poids diplomatique ?
Un multilinguisme encore plus renforcé au sein des institutions serait peut être à privilégier, et le concept de langue “procédurale” à oublier. Cependant, il faut garder à l’esprit que cette solution engendrerait des frais supplémentaires de traduction à un budget déjà très élevé, et pourrait porter préjudice à une facilité de communication entre des fonctionnaires de l’Union pour la plupart anglophones. Néanmoins, des documents européens traduits et conçus dans toutes les langues des citoyens européens auraient au moins pour avantages de rapprocher ces derniers des “hautes sphères européennes”, un sujet à suivre notamment dans le contexte de la Conférence sur l’avenir de l’Europe.
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