L’Union Européenne face à l’enlisement du Yémen

, par Clémence Dogniez

L'Union Européenne face à l'enlisement du Yémen
Bombardement aérien dans la ville de Sana’a, au Yémen (source : Wikimedia commons)

Après six années de conflit ayant coûté la vie à 230 000 personnes selon l’ONU, « la résolution politique est dans l’impasse et la guerre continue » au Yémen, dénonce ainsi Jean-Nicolas Beuze, responsable de l’agence onusienne pour les réfugiés (HCR). Un conflit dont les contours initialement locaux se sont élargis régionalement puis internationalement. Aujourd’hui, de nombreux acteurs agissent plus ou moins directement cette guerre, comme un certain nombre d’États occidentaux engagés dans le commerce d’armes auprès de l’Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis.

Les États-Unis changent de cap et bouleversent l’échiquier

Mercredi 27 janvier, le secrétaire d’État Antony Blinken a annoncé la suspension des ventes de matériel militaire à destination de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, afin de « réexaminer » la décision de l’ancienne administration. Pour rappel, cette décision prise par l’ex-président Donald Trump devait permettre la vente de munitions de précision à l’Arabie saoudite et de chasseurs furtifs (F-35) aux Émirats arabes unis, en échange de la reconnaissance de l’État d’Israël par le royaume saoudien. Il ne s’agit pas ici d’une simple annulation de commande, mais plutôt de réajuster les « ventes d’armes par les États-Unis » aux nouveaux « objectifs stratégiques » de l’administration Biden, selon un haut responsable interrogé par l’Agence France-Presse. En effet, Antony Blinken a fait savoir que la Maison-Blanche souhaitait mettre fin au soutien américain, envers « la campagne militaire menée par l’Arabie saoudite au Yémen ». Cette stratégie ne constitue pas un revirement dans la politique du nouveau président, au contraire. En octobre 2020 déjà, pour l’anniversaire du meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, Joe Biden avait déclaré : « Sous une administration Biden-Harris, nous réévaluerons nos relations avec le Royaume, mettrons fin au soutien américain à la guerre de l’Arabie saoudite au Yémen et ferons en sorte que l’Amérique ne mette pas ses valeurs à la porte pour vendre des armes ou acheter du pétrole. »

Mais quel est l’objectif du président Joe Biden de mettre de côté l’Arabie saoudite, soit le partenaire de sécurité le plus proche des États-Unis dans le monde arabe ? En effet, le royaume saoudien représente un allié puissant et de longue date pour les États-Unis. L’ancien président Barack Obama, et son Vice-Président de l’époque Joe Biden, avait soutenu Mohammed Ben Salmane dans sa guerre contre les rebelles Houthis en fournissant des renseignements, du ravitaillement et une assistance logistique à la coalition. Pour Robert Malley, conseiller stratégique de Barack Obama sur le Moyen-Orient, « l’administration Obama ne s’est pas couverte de gloire en ce qui concerne le Yémen. Dans une certaine mesure, et malgré nos meilleures intentions, nous nous sommes couverts de honte ». Pour autant, Donald Trump poursuivra sa politique de rapprochement avec le royaume saoudien et entretiendra même des liens amicaux avec le prince héritier.

La présidence de Joe Biden vient ainsi rompre avec la tradition d’entente des deux États. De plus, pour le NY magazine, « limiter les ventes d’armes à l’Arabie saoudite pourrait saboter le programme de transformation de l’énergie verte de Biden ». Le magazine explique que l’Arabie saoudite pourrait dès lors augmenter sa production de pétrole, diminuant son prix et influençant ainsi fortement l’industrie américaine du gaz de schiste. Une telle riposte mettrait Joe Biden en grande difficulté quant au respect du plan budgétaire lié aux objectifs de transition énergétique. Quelques soient les visées du Président américain, ce revers dans les alliances aura des conséquences qui iront au-delà du cadre politique.

L’Europe et l’armement du conflit : une tendance à la prohibition qui a du mal à s’imposer à tous

Cette course à l’armement trouve ses sources dans un conflit meurtrier débuté en 2014 opposant les rebelles houthis au gouvernement de Abd Rabbo Mansour Hadi, soutenu à partir de 2015 par une coalition militaire menée par l’Arabie Saoudite (et appuyée par les États-Unis). Ce conflit yéménite va donc prendre une dimension régionale, notamment pour MBS qui voit dans cette guerre une stratégie de légitimation face à l’ennemi iranien (soutien des Houthis). Le conflit s’enlise petit à petit et laisse un front gelé. Pourtant les importations d’armes en Arabie saoudite ne vont cesser de croître (+225 % entre 2013 et 2017).

De nombreux acteurs tentent dès lors de réduire la dimension meurtrière de cette guerre en enjoignant les États occidentaux à stopper leurs ventes d’armes. Pour Philippe Nassif, directeur du plaidoyer pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International, « la suspension des ventes d’armes par les États-Unis est un pas dans la bonne direction et fait monter la pression sur les pays européens, pour qu’ils emboîtent le pas et cessent d’alimenter la misère humaine au Yémen ». Un premier pas qui a récemment été suivi par l’Italie. Alors qu’en 2019, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis représentaient les 10e et 11e plus gros marchés d’exportation d’armes italiennes, Luigi Di Maio a mis fin à la vente de milliers de missiles envers les deux États. Si les autorisations d’exportations avaient déjà été suspendues en juillet 2019, l’Italie a finalement fait le choix de révoquer définitivement ces autorisations le 29 janvier dernier.

En 2019 déjà, plusieurs pays de l’Union européenne se sont engagés sur cette voie. L’Allemagne par exemple, avait décidé de geler les ventes d’armes à Riyad à la suite de l’assassinat du journaliste saoudien Adnan Khashoggi, survenu en octobre 2018. De son côté, le gouvernement britannique avait annoncé, en juin 2019, la suspension de ses ventes d’armes à l’Arabie saoudite, suite à une décision de la Cour d’appel de Londres les jugeant non conformes au droit (car l’exécutif « n’a pas évalué » si les Saoudiens avaient « commis des violations du droit international humanitaire » au Yémen).

Malgré des appels récurrents, de nombreux pays refusent d’entraver ce partenariat économique, comme l’illustre le cas français. Le royaume saoudien a acheté à la France pour près d’1,4 milliards d’euros de matériel de guerre, et des armes françaises ont été trouvées au Yémen, selon Nadine Epstain, journaliste pour France Culture. Suite à la publication du rapport de la mission d’information sur le contrôle des exportations d’armement du 18 novembre 2020, plusieurs ONG ont ainsi lancé un appel à « mettre fin à l’opacité française sur les ventes d’armes et instaurer un véritable contrôle du Parlement ». Ces diverses ONG accusent la France de ne pas respecter « ses engagements internationaux relatifs au Traité sur le commerce des armes (TCA) ». En effet, selon le Haut Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies, les divers acteurs du conflit sont dénoncés pour leurs « violations du droit international humanitaire », exposant la France à un risque juridique, en vertu de ses obligations au titre du traité sur le commerce des armes.

Mais au delà du cadre juridique, ces ONG accusent plus largement la France d’aller contre « la position commune de l’Union européenne » car depuis 2016, ce sont ainsi douze pays européens qui ont fait le choix de suspendre ou de limiter les ventes d’armes vers les dirigeants de la coalition : l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. La France semble aujourd’hui faire exception dans une tendance européenne à la prohibition des ventes d’armes dans le conflit yéménite.

L’Union européenne : un engagement avant tout financier

Selon la Commission européenne « après presque 6 ans de guerre, le Yémen demeure la plus importante crise humanitaire au monde ». En effet, ce serait aujourd’hui plus de 13,5 millions de personnes qui souffriraient de graves pénuries alimentaires. Un nombre qui pourrait atteindre 16,2 millions en 2021. L’année 2020 a été particulièrement dévastatrice pour le pays avec une pandémie qui a montré les limites des services de santé ou encore les diverses invasions de criquets accumulées aux inondations qui ont détruit les récoltes dans plusieurs zones du pays. À cela, Amnesty International ajoute plus de 40 frappes aériennes provenant de la coalition qui auraient enfreint le droit international humanitaire (dont beaucoup constitueraient des crimes de guerre).

Une situation humanitaire qui s’est vue encore davantage déstabilisée le 11 janvier 2021 lorsque Donald Trump désigna les rebelles houthis de « terroristes ». Cette annonce survenue quelques jours seulement avant la passation des pouvoirs, fût perçue comme fortement susceptible d’entraîner des effets perturbateurs sur l’acheminement de l’aide humanitaire, aggravant ainsi la situation économique sur place. En effet, une telle désignation devrait freiner les acteurs extérieurs dans leurs échanges avec les autorités houthies, par crainte de poursuites américaines. Or les rebelles houthis contrôlent la capitale et le nord du Yémen où vit la grande majorité des yéménites. Les groupes humanitaires internationaux sont donc dans l’obligation de passer par ces autorités pour accéder aux populations dans le besoin . Cette complication dans l’assistance aux zones contrôlées par les rebelles, pourrait engendrer « une famine à une échelle que nous n’avons pas vue depuis près de 40 ans », selon l’ONU. La nouvelle administration américaine a donc rapidement réagi à cette mesure. Lundi, le Trésor américain a autorisé presque toutes les transactions financières qui auront lieu avec les rebelles houthis lors du mois prochain, en attendant le réexamen de l’ordre.

L’Union européenne a également critiqué, dès le lendemain, la qualification de « terroristes » affiliée aux Houthis. Un porte-parole de Josep Borrell, chef de la politique étrangère de l’UE, a déclaré à cette occasion, que l’initiative risquait « de rendre plus difficiles les efforts menés par l’ONU pour parvenir à une solution globale du conflit au Yémen ». Une solution à laquelle l’Union tente également de participer à travers d’importants apports financiers. Ce montant avoisine les 900 millions d’euros depuis 2015, réparti entre une aide humanitaire (553 millions d’euros) et une aide au développement (318 millions d’euros). Le budget humanitaire a été revu à la hausse en 2020, compte tenu de la pandémie (+50 millions d’euros). Quant au volet « développement », l’UE tente à travers ses financements, de maintenir les besoins élémentaires d’une population qui vit depuis six ans dans le chaos. Par exemple, l’UE finance de nombreux projets éducatifs qui visent à réhabiliter les salles de classe et ramener les enfants sur les bancs de l’école. Le système éducatif est effectivement très fragile au Yémen. D’après l’ONU, 1 école sur 5 n’est plus en état d’accueillir des élèves. La politique européenne cherche donc à « augmenter le financement humanitaire et de s’attaquer aux causes politiques et économiques de cette crise » (cf. site de la Commission européenne).

Alors que le conflit persiste, l’Union européenne peut jouer un rôle dans sa résolution, bien que pour certains, une ligne commune doit d’abord être consolidée. Pour le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, il est temps pour l’Union d’agir : « cela fait longtemps que nous ne parlons pas assez de la crise aiguë qui sévit au Yémen. Nous devons gérer ce conflit oublié ».

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