La dimension géopolitique de la taxe GAFAM

Comment le regain de tensions entre Paris et Washington sur la taxation numérique souligne la dimension géopolitique de l’évasion fiscale

, par Florian Laussucq

La dimension géopolitique de la taxe GAFAM
Le Président américain Donald Trump (à gauche) et le Président français Emmanuel Macron (à droite). Source : Flickr

Le regain de tension entre les Etats Unis et la France au sujet du projet de taxation des GAFAM illustre parfaitement la dimension géopolitique de l’évasion fiscale.

Alors que le peu d’entrain des Etats pour lutter contre les paradis fiscaux s’explique le plus souvent par des liens historiques et culturels (La France avec Monaco ou le Royaume-Uni avec Jersey par exemple), un parallèle semble pouvoir se faire avec l’attitude protectrice des Etats Unis face à la menace pesant sur ses champions.

La menace en question relève d’un projet de taxe sur le numérique, dont le principe fait débat depuis la fin de la décennie 2010. Devant l’absence d’accord au niveau international (OCDE) ou Européen, la France a en effet adopté, le 11 juillet 2019, sa propre taxe sur les services numériques. Or cette initiative unilatérale n’a pas manqué d’agacer les Etats-Unis, qui avait alors menacé de surtaxer "jusqu’à 100%" l’équivalent de 2,4 milliards de dollars de produits français. Étaient particulièrement visés le champagne, des produits laitiers dont l’emblématique roquefort, les sacs à main en cuir, les cosmétiques, ou encore la vaisselle en porcelaine.

Ce projet a paradoxalement fait reculer les travaux engagés au sein de l’OCDE, dont la réalisation avait été rendue possible par le retour des États-Unis à la table des négociations. Pour pouvoir avancer à nouveau sur ce sujet, mais également pour éviter une « guerre commerciale », la France a choisi la voie de l’apaisement, tout d’abord par la voie d’Emmanuel Macron, qui a affirmé, à l’occasion du G7 de Biarritz que dès lors qu’une taxe serait mise en place au niveau de l’OCDE, la taxe française serait supprimée, ajoutant que "tout ce qui aura été payé [à la France] sera déduit de cette taxe internationale". Plus récemment, Bruno Le Maire s’est entretenu le 7 janvier avec son homologue américain, Steven Mnuchin.

Cette affaire illustre donc parfaitement, en matière fiscale, toutes les conséquences de multilatéralisme, et notamment l’impuissance des organes internationaux. En effet, plusieurs accords obtenus lors du G20 de juin 2019 au Japon, mais surtout le G7 finances du 18 juillet 2019, laissaient penser qu’il serait possible d’aboutir à un projet concret, sous l’égide de l’OCDE, et juridiquement contraignant. Ce projet, consistant d’une part à accorder plus de poids aux pays de consommation ; et d’autre part à introduire un taux minimum d’imposition à l’échelle mondiale.

A l’origine de la tension : la taxe sur le numérique

La taxation des entreprises du numérique est devenue ces dernières années un sujet de tension au sein de la société française. Pourtant, peu d’avancées ont eu lieu sur le sujet, en raison de difficultés tant sur le plan technique (comment localiser un activité immatérielle ?) qu’économique (la capitalisation boursière d’Apple est de 1000 milliards de dollars !). La France a donc décidé en juillet 2019 de créer une "taxe sur les services numériques" censée rapporter 400 millions d’euros à l’Etat en 2019 et 650 millions en 2020, selon le ministre de l’Economie.

Afin de relier l’activité économique d’une multinationale du numérique au territoire dans lequel elle se développe, la taxe française se base sur l’idée que c’est l’activité de l’utilisateur qui crée sa valeur. Seront ainsi taxées d’une part les interfaces numériques qui permettent à un utilisateur localisé en France d’entrer en contact avec d’autres utilisateurs et d’autre part la vente de services publicitaires ciblés par une plateforme qui s’appuie sur les données récoltées lorsque des utilisateurs la visitent.

Le problème est venu du champ d’application de la taxe : sont ainsi visées les entreprises dont les chiffres d’affaires annuels obtenus pour ces services sont supérieurs à 750 millions d’euros à l’échelle mondiale et 25 millions d’euros à l’échelle de la France. Le montant de la taxe est calculé en appliquant un taux de 3 % sur ce chiffre d’affaires réalisé en France. Or les États Unis ont considéré que leurs entreprises seraient particulièrement concernées. Ainsi le département du Commerce américain a bouclé fin novembre son enquête sur la taxe GAFAM dont la conclusion est (et ce n’est pas une surprise) qu’elle est discriminatoire à l’encontre des groupes américains.

Un rejet américain entraînant une menace de sanctions commerciales

Ce rejet a donc entraîner la menace de sanctions commerciales contre les importations françaises. L’administration Trump menace de surtaxer l’équivalent de plusieurs milliards de dollars de produits français. Ces surtaxes, "si elles devaient tomber, elles seraient pénalisantes pour l’économie française, en particulier pour la viticulture", a reconnu M. Le Maire.

Une solidarité européenne se mettant en place

Face à une telle menace, la France apparaît bien désarmée pour riposter. Pour adopter des mesures de représailles européennes contre les Etats-Unis, la France doit obtenir le soutien d’une majorité qualifiée des 27 Etats membres et s’assurer notamment de celui de l’Allemagne, elle aussi menacée par des tarifs douaniers américains sur ses exportations de voitures. Toutefois, un vent de solidarité semble se lever au sein de l’Union européenne. En effet, le commissaire européen au Commerce, Phil Hogan, a réitéré le soutien de Bruxelles à la France avant de se rendre, du 14 au 16 janvier, à Washington pour s’entretenir notamment avec Robert Lighthizer, le représentant américain au Commerce. Il y a donc une solidarité européenne qui semble se mettre en place face à la menace de mesures de rétorsions contre la France. "S’il y a des sanctions américaines contre la France pour sa taxation nationale digitale, l’Europe réagira", a d’ors et déjà prévenu M. Le Maire.

Cette solidarité politique est tout à fait bienvenue, mais ne doit pas faire oublier que le cavalier seul de la France a justement pour origine l’inaction des États membres et leur manque de solidarité face aux GAFAM. On soulignera à ce titre que la commission n’a réagi que par le biais du commissaire au Commerce. La fiscalité des GAFAM ne semble donc pas un sujet en soi pour l’Europe, à moins que le commerce ne soit impacté par ricochet. Peut être une nouvelle méthode des petits pas chère aux pères fondateurs...

Une tension empêchant toute avancée multilatérale sur la taxation du numérique. Cette affaire illustre donc les dangers de l’inaction en matière de taxation des multinationales (on notera que la France semble elle même plus encline à imposer les GAFAM américains que ses propres champions comme Total). En l’absence d’action multilatérale allant au-delà de simples négociations, un État est amené à faire cavalier seul, provoquant la réaction d’un autre, qui menace de se retirer des négociations multilatérales. Voilà un cercle vicieux dont il est bien délicat de sortir. Une solution purement nationale a déjà montré ses limites, et de même, la taxe Gafa d’une part comporte un pervers : elle ne reflète pas la capacité contributive et peut être répercutée au client final. Et d’autre part, il faut garder à l’esprit qu’elle a été conçue à l’origine comme une rustine en attendant de nouvelles règles mondiales, et non comme une solution pérenne (cf la déclaration de Macron au G7).

La solution devra donc être internationale, reposant soit sur l’OCDE, soit sur l’UE. Au niveau européen, la règle de l’unanimité continue de bloquer toute réforme sérieuse. Au niveau de l’OCDE, la question de savoir s’il est possible d’envisager une réforme de la fiscalité du numérique sans l’appui des Etats-Unis ? Il est vrai que les précédentes réformes, qu’il s’agisse de la fin du secret bancaire ou du plan BEPS contre l’optimisation des multinationales, se sont toujours faites avec une participation limitée des Etats-Unis. Ceux-ci étaient certes parties prenantes aux négociations, mais ont toujours privilégié par la suite leur solution nationale aux propositions de l’OCDE. Dans ce cas de figure toutefois, la situation est différente, des entreprises américaines se retrouvant directement impactées.

Tout comme le feu naît de la friction du silex, il semble évident qu’une réforme réelle de la taxation des GAFAM ne pourra naître que d’un rapport de force équilibré. L’Union Européenne, qui semble s’être découvert un début de solidarité à l’occasion du Brexit a ici une occasion de mettre celle-ci à l’épreuve, en parlant enfin d’une seule voix, tout comme sait le faire le gouvernement américain face à ces mêmes GAFAM, lorsqu’il s’agit de les taxer sur le sol américain.

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