La directive « droit d’auteur » : ou comment (essayer) de réguler la jungle numérique

, par Laura Mercier

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La directive « droit d'auteur » : ou comment (essayer) de réguler la jungle numérique

S’il y a un projet de directive européenne qui fait débat depuis maintenant plusieurs mois au point d’être même expliqué, commenté et analysé dans les médias – directement concernés -, c’est bien la directive dite « droit d’auteur ». Celle-ci a provoqué une forte mobilisation de divers acteurs de la presse et des plateformes de partage. Les députés européens doivent se prononcer le 12 septembre prochain sur ce projet de directive.

Ce projet de réforme du droit d’auteur, élaboré dans le cadre du marché numérique unique, a été proposé par la Commission européenne en 2016. Depuis, il a été débattu par le Conseil et le Parlement européen. Le 20 juin dernier, la commission des affaires juridiques du Parlement européen avait adopté la directive révisée sur le droit d’auteur, et ce déjà dans un climat tendu. Mais le projet de directive n’a pas convaincu la majorité des députés européens qui ont rejeté le texte par 318 votes contre, le 5 juillet. Après de nouveaux amendements – possibles jusqu’au 5 septembre – le projet de directive sera à nouveau soumis au vote des députés européens le 12 septembre prochain. En attendant, le débat continue à travers la mobilisation des partisans et des opposants qui se livrent à une véritable bataille d’arguments, fondés et justifiés on peut l’avouer, selon les points de vue.

Ce projet de directive vise à adapter le droit d’auteur à l’ère numérique, la dernière législation datant de 2001... D’un côté, les « ayants droit » que sont les créateurs, artistes et éditeurs de presse, défendent la directive. De l’autre, une alliance hétéroclite rassemblant les entreprises multinationales du Web, de Google à Facebook en passant par Dailymotion et les tenants de l’internet ouvert et de la licence libre comme Wikipédia, qui s’opposent au texte et en dénoncent les travers. Pour la Commissaire européenne au numérique, Mariya Gabriel, l’objectif est justement de « rééquilibrer un rapport de force entre auteurs et grandes plateformes en ligne qui, trop longtemps, a été à l’avantage des seconds ».

Le « droit voisin » : outil de protection du journalisme vs impôt sur les hyperliens

Parmi les 24 articles qui composent ce texte, l’article 11 fait l’objet de nombreuses oppositions. Il prévoit de conférer aux éditeurs de presse un « droit voisin » du droit d’auteur. Il se concentre sur l’utilisation d’hyperliens par les plateformes de partage qui redirigent ensuite vers des articles de presse. Selon la Commission européenne, 57% des internautes accèdent à ce contenu de presse via les réseaux sociaux ou moteurs de recherche. A ce jour, les médias ne peuvent pas réclamer de droit sur ces hyperliens.

Le droit d’auteur n’est que très peu utilisé dans la presse, car il ne peut être mobilisé comme protection que pour du contenu considéré comme « original ». Ce « droit voisin » pourrait ainsi permettre aux éditeurs de presse de réclamer des droits aux plateformes de partage qui proposent un lien hypertexte vers leurs contenus. La Commission assure que cela ne concernerait que les plateformes de partage comme Facebook et Google News et non tous les site web. Mais pour la députée européenne Julia Reda, qui mène l’opposition à ce texte au sein du Parlement européen, une telle pratique s’apparente à une « link tax » (impôt sur les hyperliens) et n’est rien d’autre qu’une atteinte à la liberté d’expression.

L’article 13 n’est pas passé inaperçu non plus. Celui-ci porte sur le filtrage automatique du contenu, notamment audiovisuel, diffusé sur les plateformes comme YouTube et Dailymotion. Si l’on s’en tient à la directive e-commerce de 2000, ces hébergeurs n’ont pas d’obligation de filtrage, mais doivent réagir au moins a posteriori, donc après la mise en ligne du contenu considéré comme litigieux et réagir en conséquence. La directive droit d’auteur rendrait ce filtrage obligatoire et automatique, supposant donc la mise en place d’outils de filtrage permettant d’identifier les contenus soumis au droit d’auteur et empêcher leur mise en ligne. Pour certains producteurs et auteurs, c’est une nécessité pour éviter la diffusion de contenus litigieux. Mais ces algorithmes de filtrage pourraient également être désavantageux pour de plus petits artistes pour lesquels ces plateformes sont essentielles à leur développement. Par ailleurs, l’obligation de recourir à de telles techniques de filtrage automatisé encouragerait la centralisation d’internet puisque les starts-up et nouvelles plateformes qui souhaiteraient se lancer sur ce marché n’auraient pas forcément les moyens et les outils pour mettre en place ce filtrage automatisé.

La bataille des arguments, au nom de la liberté et du journalisme

L’association Wikimedia France s’oppose à cette directive et à ces deux articles en particulier. En effet, dans le cas de Wikipedia, si l’article 11 est appliqué et respecté, un particulier qui met à jour une page et cite un article, mettant alors un hyperlien vers le contenu en question, devra d’abord demander la permission à l’éditeur pour le citer. Une aberration, pour Wikimedia France, pour qui la directive droit d’auteur est contraire à l’Internet libre. S’agissant de l’article 13, l’association craint qu’une telle procédure n’encourage les hébergeurs à opter pour le principe de précaution en mettant en place un filtrage très (trop ?) poussé pour éviter toute faille, limitant alors la liberté de publication sur Internet.

Les géants du Web comme Google et Facebook mobilisent l’argument financier : leurs plateformes de partage comme Google Actualités génèrent du trafic sur les sites des médias et indexent leurs contenus gratuitement. Sans ces « relais », le trafic sur les sites de médias baisserait, tout comme leurs recettes publicitaires. Mais cet argument a une limite : les plateformes Google et Facebook captent une grande partie de la publicité numérique (78% en 2017), marginalisant les médias et leurs parts sur le marché de la publicité numérique.

Numerama explique que l’Espagne a mis en place une « taxe Google Actualités » qui a finalement poussé l’entreprise à fermer son service dans le pays. Mais cette taxe diffère tout de même de la directive droit d’auteur. En Espagne, cette taxe octroie aux éditeurs un droit dit inaliénable pour réclamer une compensation lorsqu’un de leur contenu est cité via un hyperlien sur une plateforme, alors que la directive droit d’auteur donne seulement la possibilité aux éditeurs de réclamer ou non cette compensation financière. L’Union européenne (500 millions d’habitants) ne représente pas le même poids démographique que l’Espagne (46 millions d’habitants), ce qui pourrait dissuader Google de fermer son service Actualités dans toute l’Union - c’est du moins ce qu’espèrent les partisans du projet de directive.

En juillet dernier, 146 organisations, dont Creative Commons, l’April et le Conseil national du logiciel libre (CNLL) avaient cosigné une lettre ouverte adressée au Parlement européen, appelant les députés à voter contre la directive droit d’auteur. Ils rappelaient que plusieurs voix avaient elles aussi émis leurs doutes quant à ce projet de directive, à l’image de Jimmy Wales, cofondateur de Wikipédia, de Tim Berners-Lee (l’inventeur du concept d’hyperlien, justement), mais aussi le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection de la liberté d’opinion et d’expression, David Kaye.

Si certains de ces arguments sont compréhensibles et audibles, ceux mobilisés par les éditeurs de presse et journalistes le sont aussi. Fin août, le directeur du bureau de l’Agence France Presse à Bagdad, Sammy Ketz, a publié une tribune dans plusieurs médias français, défendant le droit voisin prévu par l’article 11. Il a été rejoint par d’autres journalistes et par plusieurs rédactions européennes, dont la liste est consultable en ligne. Ce manifeste est écrit au nom de la démocratie et d’« un de ses symboles : le journalisme ». Sammy Ketz témoigne de son expérience et du travail de journalisme en zone de conflits : « [...] Or les médias qui produisent les contenus et qui envoient leurs journalistes risquer leur vie pour assurer une information fiable, pluraliste et complète, pour un coût de plus en plus élevé ne sont pas ceux qui en tirent les bénéfices, mais des plates-formes qui se servent sans payer. C’est comme si vous travailliez, mais qu’une tierce personne récoltait sans vergogne et à l’œil le fruit de votre travail. Si du point de vue moral, c’est injustifiable, du point de vue de la démocratie, ça l’est encore plus. ». Il poursuit : « Il faut savoir que Facebook et Google n’emploient aucun journaliste et ne produisent aucun contenu éditorial, mais ils se rémunèrent par la publicité associée au contenu que les journalistes produisent. ».

Deux mois après le rejet – de courte majorité – de ce projet de directive européenne, le vote du 12 septembre prochain reste incertain. La journée sera riche en débats dans l’hémicycle européen de Strasbourg puisque le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, prononcera son ultime discours sur l’Etat de l’Union, à 9h et participera ensuite à un débat avec les députés européens. Ces derniers commenceront ensuite la série de votes du jour par celui sur cette fameuse directive droit d’auteur. Le tout sera diffusé en direct, sur le site du Parlement européen.

Mise à jour : Mercredi 12 septembre, les députés européens ont adopté la directive droit d’auteur : 438 voix pour, 226 votes contre.

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