La protection de la minorité kurde par la CEDH

, par Prince Maboussou

La protection de la minorité kurde par la CEDH
Drapeau de la minorité kurde, revendiqué également comme le drapeau du futur Etat du Kurdistan (crédit : Pixabay) Zone peuplée majoritairement par les Kurdes, revendiquée comme territoire d’un éventuel Kurdistan autonome, voire indépendant. (Crédits : Jacques Leclerc)

Alors que les Kurdes constituent la plus grande minorité de Turquie, cette dernière a énormément de mal à les admettre comme citoyens à part entière. La soif d’autonomie voire d’indépendance et la radicalisation de cette minorité à conduit une partie des Kurdes à prendre les armes et à commanditer des attentas meurtriers. Dès lors, alors que le système juridique turc est obnubilé par la question sécuritaire, les Kurdes disposent que de peu de recours si ce n’est devant la Cour européenne des Droits de l’Homme.

Les peuples kurdes sont soumis à plusieurs souverainetés et relèvent de plusieurs États. Pourquoi cette situation de fait ?

On parlait alors de “Kurdistan”. Est-ce un État au sens du droit international ? Le Kurdistan fait référence à une zone, une région ; or ce n’est guère un État autonome, souverain et reconnu. Situé en Asie, le Kurdistan compte près de 520 000 km² et s’étend sur quatre pays limitrophes : la Turquie au Nord, la Syrie à l’Ouest, l’Irak au Sud et l’Iran à l’Est.

Néanmoins, seuls deux territoires possèdent une région sous la dénomination littérale de « Kurdistan » : l’Iran avec sa province du Kordestan et l’Irak avec sa région autonome du Kurdistan. En raison des nombreuses guerres ayant fait rage dans la région depuis des décennies, les Kurdes sont désormais disséminés à travers le monde. Il faut savoir que la diaspora kurde représente aujourd’hui plus de 40 millions de personnes. La population kurde est persécutée, il lui est interdit de pratiquer son culte et sa religion. Les Kurdes ont passé des siècles entre répression et insurrections visant à l’indépendance d’un État pouvant garantir leur culture et leur histoire propres.

La langue kurde est un intérêt capital pour la majorité des nationalistes. En effet, elle est le point central de leur reconnaissance en tant que nation. La langue kurde appartient à la famille indo-européenne mais aussi à celle des langues indo-iraniennes. Les dialectes se divisent en deux groupes majeurs : au Nord, le kurmandji et au Sud, le sorani. La situation des Kurdes à travers le monde est loin d’être satisfaisante. Les conditions pour la formation d’un État sont pourtant matériellement favorables. L’exil a été le salut pour plusieurs milliers de Kurdes. Pour comprendre les raisons de cet exode massif, il faut remonter quelques années auparavant.

Le régime Baas de Saddam Hussein, alors en place en Irak, n’a pas épargné les Kurdes. En effet, les Kurdes ont fait l’objet de bombardements aux gaz chimiques. Quant à la Syrie, elle ne respecte pas l’identité et la spécificité des Kurdes. Ces derniers sont considérés comme des apatrides et ne jouissent d’aucun droit culturel ou politique. En Iran, ils subissent une discrimination religieuse car ils n’appartiennent pas à la majorité chiite – les Kurdes sont en effet majoritairement sunnites – et pour accéder à un poste haut placé, il est nécessaire d’être de confession chiite. Quant à la Turquie, elle contrôle la plus grande partie du Kurdistan historique où habitent près de 17 millions de Kurdes. L’objectif affiché de la Turquie est d’assimiler les différentes ethnies afin de les intégrer dans un État-nation centralisateur et culturellement uniforme. Le PKK – Parti des travailleurs du Kurdistan – est la principale formation politico-militaire kurde d’extrême-gauche. Elle mène une guerre sans merci au pouvoir central, ce qui a convaincu la Turquie, mais également l’Europe et les États-Unis, de le considérer comme une organisation terroriste.

Il existe une importante diaspora kurde du fait de l’échec du traité de Sèvres en 1920. Ce traité de paix entre les Alliés et l’Empire Ottoman prévoyait la création d’un État kurde. Le seul problème est qu’il n’a jamais été ratifié, ni appliqué par l’ensemble des signataires. En 1923, le traité de Lausanne a divisé le Moyen-Orient en plusieurs pays… sans prendre en compte le droit des Kurdes à disposer de leurs terres et à avoir leur propre État. Selon les données de l’Institut kurde de Paris, la diaspora kurde d’Europe occidentale est à 85% formée de Kurdes de Turquie.

Les Kurdes sont-ils protégés par la Cour européenne des droits de l’Homme ?

Il faut d’abord s’intéresser à un fait pour le moins banal. Selon le langage administratif imposé par Atatürk, les Kurdes de Turquie étaient désignés comme des “Turcs montagnards”. Ainsi, ils étaient obligés de parler la langue turque, d’utiliser l’alphabet officiel établi en 1928 par la loi 1353. Or, cet alphabet empêche de fait de donner des prénoms kurdes du fait que certaines lettres telles que “Q”, “W” ou “X” n’apparaissent tout bonnement pas dans cet alphabet. Dans l’affaire du 2 février 2010 opposant Kemal Taskin, Alpkaya et Firat à la Turquie, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) n’a pas constaté de violation des articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’Homme disposant respectivement du droit au respect de la vie privée et familiale et du devoir de ne pas discriminer. La Cour de Strasbourg a fondé son raisonnement sur le fait que malgré l’ingérence avérée de l’Etat dans le choix des prénoms, elle était prévue par la loi. Ainsi, cette ingérence est légitime et respecte la Convention. Cette décision vient se positionner en continuité avec une autre décision de la CEDH, Güsel Erdagoz contre Turquie, 21 octobre 2008, dans laquelle la requérante s’est plainte d’une « turquisation » de la population kurde.

Globalement, la Turquie se sert de l’arme judiciaire contre les partisans Kurdes et contre les Turcs qui les soutiennent (avocats, journalistes, députés, etc…). Or, afin de se donner les moyens de pouvoir entrer dans les communautés européennes, la Turquie a introduit un droit de recours individuel et a accepté la compétence de la Cour de Strasbourg. La Turquie a alors fait l’objet de plusieurs condamnations dont le nombre a augmenté crescendo - une centaine de requêtes en 1991 contre des milliers aujourd’hui. La CEDH est devenue pour les Kurdes le moyen de judiciariser le conflit politique qui les oppose à la Turquie. La Turquie, comme tout État, privilégie la protection de l’ordre public et de la sécurité nationale, cela ,parfois, au détriment des libertés individuelles garanties par la Convention. Les Kurdes souhaitent se voir reconnaître des droits et comme ils savent que tel ne pourra être le cas devant les juridictions turques, il est nécessaire pour eux que cela se produise au niveau international avec le PIDCP et européen avec la CEDH. En revanche, en 1949, l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe n’avait pas retenu les propositions visant à inclure dans la Convention la question de la protection des minorités. En outre, la Cour a toujours affirmé que la Convention est un instrument vivant et fluctuant qu’il faut interpréter à la lumière des conditions et évolutions actuelles, comme dans l’affaire opposant Tyrer au Royaume-Uni du 25 avril 1978. La CEDH a construit un statut propre aux Kurdes de Turquie concernant leur conditions de détention, leur droit à un procès équitable, lors de l’examen des différents recours du leader kurde, Öcalan.

Devenu définitif le 13 octobre 2014, la Cour a rendu un arrêt de Chambre le 18 mars 2014 dans l’affaire Öcalan contre Turquie. Cette décision était très attendue par les partisans d’Öcalan espérant une condamnation au sens politique de l’État turc. Le leader, qui était initialement condamné à la peine capitale, a vu sa peine commuée en une peine de réclusion à perpétuité aggravée soit un enfermement dénué de possibilités de liberté conditionnelle. La peine incompressible est considérée comme un traitement inhumain par la Cour. En outre, l’île sur laquelle est détenu l’opposant est balayée par les vents et inaccessible. Ainsi, son droit de visite est bafoué.

Plus globalement, la Constitution turque protège la liberté d’expression. En revanche, elle apporte des exceptions à tel point que cela devient un droit strictement conditionnel, rapporte Mohamed Salah Helali dans son livre Civitas Europa, traitant de la question Kurde devant la Cour européenne des droits de l’Homme. En effet, il est interdit de s’exprimer en public dans une “langue interdite”. En l’occurrence, le kurde était une “langue interdite”. Cette interdiction sera levée en 2001 et malgré cela, des restrictions telles que la limite à45 minutes quotidiennes ou 4 heures hebdomadaires de diffusion d’autres langues que le turc dans le domaine de l’audiovisuel. On retrouve un soutien expresse de la Cour aux autorités turques dans le célèbre arrêt Zana à propos des limites au droit à la liberté d’expression pour les différents représentants politiques. «  Le soutien apporté au PKK […] par le Maire de Diyarbakir dans un entretien publié dans un grand quotidien national, ne pouvait qu’aggraver la situation déjà explosive dans la région.  » Par cette formulation, la Cour légitime la limitation en énonçant que la réaction des autorités ne faisait que répondre à un « besoin social impérieux » et n’était pas constitutif d’une violation de l’article 10.

Dans le second arrêt Zana, le désormais ex-maire de Diyarbakir, a été condamné par contumace par les juridictions turques pour des déclarations devant la sous-commission des droits de l’Homme du Parlement européen. Ces déclarations ont alors été estimées comme étant contraires à la législation en matière de lutte contre le terrorisme. Cette fois, la Turquie a été condamnée par la CEDH. Par ailleurs, les Kurdes de Turquie ont fait l’objet de discriminations constatées et dénoncées par le Conseil de l’Europe par le biais de la Commission européenne contre le racisme ; le Parlement européen et Amnesty International sont également montés au créneau.

La Cour protège-t-elle la minorité kurde ? Comme évoqué plus haut, la Cour n’a pas vocation à protéger les minorités. Cela est fustigé par le juge Bonello à l’occasion de la décision Anguelova c. Bulgarie du 13 juin 2002. Selon lui, la Cour a reconnu «  fréquemment et régulièrement  » que des «  membres de minorités vulnérables avaient été tués ou soumis à des traitements contraires à l’article 3 ; mais pas une fois elle n’a estimé que ces faits étaient liés à leurs spécificités ethniques. […] La Cour ne peut se convaincre que leurs races, couleur, nationalité ou lieu d’origine aient quelque chose à y voir. » Il conclut avec une phrase qui fait réfléchir : «  des infortunes s’abattent ponctuellement sur des groupes minoritaires déshérités, mais seulement du fait de coïncidences propices. » Une question doit se poser. Cette situation est-elle de la faute de la Cour ? De prime abord, on pourrait dire que oui. Or, la Cour se heurte à la limite de ses compétences. En clair, la protection des minorités et de leurs langues relève d’autres instruments internationaux auxquels la Turquie n’a pas adhéré.

Un autre juge, M. Mularoni, a déclaré à plusieurs reprises regretter que les Kurdes fassent l’objet d’une différence de traitement dans l’arrêt Natchova c. Bulgarie. Il énonça dans l’affaire Dizman c. Turquie du 20 décembre 2005 qu’il est temps que la Cour «  considère qu’il soit possible qu’émerge un problème grave sous l’angle de l’article 14 ». L’article 14 dispose en effet de l’interdiction de toute forme de discrimination.

En définitive, la Turquie demeure sous la surveillance attentive du Comité des ministres du Conseil de l’Europe dont la mission est de veiller à la bonne exécution des arrêts de la Cour. Le Comité des Ministres atteste des efforts faits par la Turquie. Cependant, il énonce dans son rapport CM/Del/Dec 1201 du 6 juin 2014 que la Turquie doit accentuer les réformes indispensables dans un État de droit.

Le bilan que l’on pourrait tirer n’est pas flatteur puisque d’un point de vue objectif, nonobstant la question kurde, les minorités ne sont pas protégées par la Cour car non reconnues. Cependant, la Cour et les institutions européennes et internationales peuvent recevoir des éloges quant à la gestion de la minorité kurde. Il faudra néanmoins aller au bout du raisonnement et opposer une impossibilité de siéger dans de telles institutions si ce type d’exactions persistent.

L’ensemble des arrêts mentionnés dans cet article est à retrouver sur le site de la Cour européenne des Droits de l’Homme : https://www.echr.coe.int/Pages/home.aspx?p=home&c=fre

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