Fédéralisme

La saga des fédéralistes européens pendant et après la dernière guerre mondiale (IIIb)

Episode 3 : de Zurich à Montreux (1946-1947)

, par Jean-Pierre Gouzy

La saga des fédéralistes européens pendant et après la dernière guerre mondiale (IIIb)
La délégation italienne lors du 1er Congrès de l’UEF à Montreux, en Suisse en 1947, dont Gustavo Malan, Guglielmo Usellini, Ernesto Rossi, Altiero Spinelli et Alberto Cabella.

Les mouvements européens

Une floraison de mouvements européens se manifestera, en effet, parmi lesquels deux grandes tendances vont s’affirmer rapidement : les unionistes et les fédéralistes.

Les unionistes, c’est-à-dire les partisans d’une Union européenne au sens large du mot, emboîteront généralement le pas à Winston Churchill qui, le 14 mai 1947, suscitera la création à Londres de l’United Europe Movement, lors d’une réunion tenue à l’Albert Hall. Il en assumera la présidence. Il faut, à l’origine, rattacher à ce mouvement la Ligue indépendante de coopération économique devenue par la suite la Ligue européenne de Coopération économique. Créée par Paul Van Zeeland, ancien ministre belge des affaires étrangères, cette ligue composée essentiellement de banquiers et d’industriels d’esprit libéral, se donna un statut d’association internationale à but scientifique. Elle jouera par la suite et de nos jours encore, notamment, au sein du Mouvement européen, un rôle non négligeable de laboratoire d’études économiques et monétaires.

Les socialistes constituèrent, de leur côté, à Londres également, le Mouvement pour les États-Unis socialistes d’Europe (futur Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe), qui existe toujours aujourd’hui sous le nom de Gauche européenne. Son premier président fut Bob Edwards, par ailleurs président de l’Indépendant Labour Party. La plupart de ses premiers leaders appartenaient à la gauche du Labour Party, de même pour le parti socialiste du SFIO en France, mais on y comptait également des personnalités belges, néerlandaises, espagnoles. L’orientation radicale des débuts se modifiera, progressivement, notamment sous l’influence de Paul-Henri Spaak.

Les démocrates-chrétiens européens, pour leur part, réalisèrent en juin 1947, leur organisation commune au cours d’une réunion près de Liège, sous le nom de Nouvelles Équipes Internationales. Les statuts des NEI (transformées en 1965 en Union européenne des démocrates chrétiens) définissaient ainsi leurs buts : « établir des contacts réguliers entre les groupes et personnalités politiques des diverses nations qui s’inspirent des principes de la démocratie chrétienne, afin d’étudier à la lumière de ces principes, les situations nationales respectives ainsi que les problèmes internationaux ; de confronter les expériences et les programmes », etc. Parmi leurs objectifs précis, les NEI mettaient en bonne place celui d’une communauté politique européenne.

À Gstaad, enfin, le 1er septembre 1947, le Comte Richard Coudenhove-Kalergi, revenu en 1946 des États-Unis où il s’était réfugié pendant la guerre, présentait un projet de constitution européenne, élaboré par le Mouvement paneuropéen dont la commission juridique avait siégé à New York de 1943 à 1945. Il influença la préparation du discours de septembre 1946 de Churchill à Zurich, et suscita la création d’une Union parlementaire européenne destinée, nous dit Anne-Marie Saint Gille dans son excellent livre sur la Paneurope1, « à servir de prélude à une véritable assemblée parlementaire ».

Le congrès fondateur de l’UEF : Montreux

Au moment où les fédéralistes préparaient leur premier congrès européen à Montreux, qui devait se tenir du 27 au 31 août 1947, la jeune Union européenne des Fédéralistes comptait une trentaine d’associations membres en Grande-Bretagne, Autriche, Belgique, Danemark, France, Pays-Bas, Allemagne et Italie. Le congrès de l’UEF succéda au Congrès constitutif du Mouvement universel pour la Confédération mondiale, né dans la même ville suisse, et devenu le Mouvement universel pour la Fédération mondiale, World Association of World Federalist. Deux cents délégués et observateurs de seize nationalités participèrent au congrès de l’UEF, qui porta la marque de la doctrine fédéraliste intégrale professée par Denis de Rougemont, Henri Brugmans et Alexandre Marc. La motion de politique générale du congrès de Montreux a été très fortement influencée par le rapport de Denis de Rougemont, sur « l’attitude fédéraliste ».

Texte magistral où l’homme fédéraliste est considéré « à la fois libre et engagé », comme « une personne » et non comme un être humain indéterminé et donc abstrait. S’inspirant de l’exemple de la Suisse, Denis de Rougemont énumèra les principes du fédéralisme tel qu’il le concevait :
 renoncement à toute hégémonie ;
 renoncement à tout esprit de système ;
 sauvegarde des minorités ;
 préservation des qualités propres à chaque entité fédérée ;
 « amour de la complexité ».

« Une fédération, disait-il, se forme de proche en proche par le moyen des personnes et des groupes et non point à partir d’un centre ou par le moyen des gouvernements. » La motion de politique générale de Montreux voyait dans « l’idée fédéraliste » un « principe dynamique qui transforme toutes les activités humaines [...]. Solution de synthèse, elle est faite de deux éléments indissolublement conjoints : la solidarité organique et la liberté. Autrement dit, l’épanouissement de la personne humaine à travers ses communautés de vie quotidienne […]. Partant des principes même du fédéralisme tels que nous venons de les rappeler, nous affirmons qu’il est possible de s’engager immédiatement dans la voie d’une organisation européenne supranationale. La gravité de la situation dans laquelle se trouve l’Europe exige un commencement de réalisation fédérale là où elle peut être tentée […]. » La fédération ainsi « amorcée doit rester ouverte à tous les peuples (européens), même à ceux qui momentanément, pour des raisons intérieures ou extérieures, ne peuvent y participer […]. C’est la souveraineté absolue des États qu’il faut réduire, une partie de cette souveraineté doit être confiée à une autorité fédérale […] possédant essentiellement : 1. un gouvernement responsable ; 2. une Cour suprême ; 3. une force armée de police. ».

Dans la motion de politique économique de Montreux, on sent l’influence des idées chères à Alexandre Marc : « Toute organisation centralisée et totalitaire de l’économie, affirmait-elle, est absolument incompatible avec les objectifs fondamentaux du fédéralisme […], toute organisation économique doit reposer sur une décentralisation radicale des pouvoirs économiques à tous les échelons […] et, réaliser une planification des structures, notamment, dans des domaines de la monnaie et du crédit », etc.

Les textes adoptés à Montreux, en 1947 étaient, par ailleurs, des textes précurseurs sur deux points :
 « l’application à l’Allemagne de mesures permettant l’utilisation de son potentiel industriel et de ses richesses naturelles au profit de la collectivité européenne dont les allemands font partie. La Sarre et la Ruhr doivent être des amorces de coopération économique au profit de tous les européens. » C’est cette idée qui inspira Jean Monnet quand il préconisa l’institution de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier.
 Plusieurs passages de la résolution de Montreux en faveur de « la fédération économique de l’Europe » que tenteront d’organiser les hommes de gouvernements, à partir de 1957, avec le traité de Rome de Communauté économique européenne puis, en 1986, avec l’Acte unique européen.

Enfin, pour en finir avec le premier congrès européen de l’après-guerre, il faut préciser encore que c’est à Montreux, en 1947, que les Allemands et les Autrichiens participèrent pour la première fois depuis la fin du IIIe Reich, et sur un pied d’égalité avec d’autres européens, à un congrès international démocratiquement convoqué.

Pour lire l’épisode précédant : De Zurich à Montreux (1946-1947) - 1ère partie

Pour lire l’épisode suivant : Du Congrès de La Haye au Conseil de l’Europe (1948-1949)

Illustration : La délégation italienne lors du 1er Congrès de l’UEF à Montreux, en Suisse en 1947, dont Gustavo Malan, Guglielmo Usellini, Ernesto Rossi, Altiero Spinelli et Alberto Cabella.

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