La station spatiale internationale, un avenir en question dans un univers aux profondes évolutions

Deuxième partie de l’interview de Claudie Haigneré, ancienne ministre française et ancienne astronaute.

, par Jérôme Flury, Sophia Berrada, Théo Boucart

La station spatiale internationale, un avenir en question dans un univers aux profondes évolutions
Image : ©ESA/CNES

Claudie Haigneré, ancienne ministre française, ancienne astronaute et ex-membre de l’Agence spatiale européenne, a répondu aux questions du Taurillon au cours d’un grand entretien concernant les évolutions de la conquête spatiale, le travail de l’agence spatiale européenne et la place de l’Union européenne dans cette aventure. Découvrez ici la deuxième partie de cet échange.

Le Taurillon : Le 23 avril, l’astronaute Thomas Pesquet s’est envolé pour la deuxième fois vers l’ISS mener de nouvelles expériences scientifiques. Il aura cette fois-ci le rôle de commandant, et deviendra le 4ème européen à l’endosser. Comment s’organise la gestion internationale de l’ISS ?

Claudie Haigneré : Il existe un accord multilatéral international sur l’ISS entre les cinq partenaires (NASA, Roscosmos, JAXA, CSA et ESA) avec un code de conduite, élaboré depuis plus de vingt ans, dans lequel sont définis tous ces rôles dont celui du commandant. Tous les membres d’équipage sont soumis à l’autorité du Commandant dont la responsabilité est d’assurer la sécurité de l’équipage et de la Station. C’est essentiellement en cas de conditions non nominales qu’il est important de centraliser les décisions entre les membres d’équipage et le centre de contrôle de la mission, situé sur Terre. C’est également le Commandant qui transmettra les consignes à l’équipage qui arrive avant le retour au sol à la fin de la mission de son expédition.

Thomas Pesquet, au cours de sa mission ALPHA, aura ce rôle de commandant environ un mois à la fin de la mission de l’expédition 65. Shanon Walker (expédition 64) vient de passer le relais à l’astronaute japonais de la JAXA Akihiko Hoshide qui l’aura pendant quatre à cinq mois de mission. Thomas aura en particulier la charge de tout organiser pour l’arrivée de l’équipage suivant, dont fera partie l’astronaute allemand Matthias Maurer. C’est un joli moment symbolique qu’un commandant européen de station spatiale accueille l’astronaute européen qui va le rejoindre.

LT : Quelles sont les responsabilités d’un commandant à bord de l’ISS ?

CH : Le commandant doit assurer le lien avec le centre de contrôle au sol. En cas d’urgence - ils sont en général très rares - bien évidemment, la prise de décision finale revient au commandant. En général, il y a très peu de cas d’urgences. Mais par exemple, quand il y avait eu l’incendie à bord de la station Mir, ou quand en cas d’urgence on n’a plus d’interaction avec le sol (une collision qui provoquerait une dépressurisation ou un feu mal maîtrisé, altérant les possibilités de communication), l’équipage doit prendre des décisions en autonomie. Le consensus est souvent rapide, on est entraîné pour cela. Pour une évacuation d’urgence, le cas échéant, c’est le commandant qui en prendra la décision.

Le fait de désigner Thomas Pesquet comme commandant, comme l’ont été précédemment trois autres astronautes de l’ESA, est aussi une reconnaissance appuyée de la qualité du partenariat de l’ESA dans cette aventure internationale, ainsi que de l’expertise de haut niveau des astronautes européens. C’est sans doute une exigence pour les équipages qui seront amenés à des missions au-delà de l’orbite basse, à destination de la Lune.

Pour l’anecdote, je n’ai pas souvenir de commandant qui ait affirmé un leadership autoritaire, qui n’ait pas été issu de discussions préalables, soit au sein de l’équipage, soit avec le sol. Et prenons le cas d’un crime ou d’un délit qui aurait lieu dans la Station spatiale internationale, c’est également écrit dans l’accord intergouvernemental de la station. Quand un astronaute doit être incarcéré, c’est le commandant de la station qui décide où il sera mis. Cela a été pensé dans le Code de conduite et le Commandant suivra la règle validée par tous - la mise à l’écart du délinquant en attendant l’examen de la situation. Mais cette situation ne s’est jamais produite, et je ne l’imagine pas au sein d’un équipage d’astronautes et de cosmonautes professionnels.

LT : Quel avenir attend l’ISS ? Jusqu’à quand sera-t-elle maintenue en orbite ?

CH : Tous les partenaires ont signé jusqu’en 2024, voire jusqu’en 2028 pour la plupart. Le premier module qui compose l’ISS a été mis en orbite en 1998. Ainsi, 2028, cela représentera une durée d’exploitation importante. Chacun a conscience des conditions extrêmes de l’environnement spatial, avec des arrimages à répétition exerçant des contraintes sur la structure, les multiples impacts de petits débris de tous types, la durée de vie des équipements non remplaçables par une maintenance à bord, etc. Il est donc normal que la situation de fonctionnalité et de sécurité soit examinée et discutée entre les partenaires. Mais les possibilités d’évolution sont diverses, et les discussions sont actuellement en cours.

La Station spatiale, si elle était strictement institutionnelle jusqu’à il y a quelques mois, s’est ouverte aujourd’hui, sous l’impulsion américaine, à une part d’exploitation commerciale par des entreprises privées sur des sujets de recherche et développement spécifiques à la microgravité, et d’autre part à destination d’une forme de tourisme spatial.

En début d’année prochaine, la mission Axiom 1 va venir s’amarrer à la station spatiale pour un séjour privé. La mission Inspiration 4 prévue pour la fin d’année avec ses quatre astronautes privés fera un vol orbital de quelques jours à bord de la capsule Dragon sans s’amarrer à L’ISS. Par ailleurs, à l’intérieur de la station, on voit de plus en plus de plateformes expérimentales, sous la responsabilité opérationnelle d’entreprises privées. Il y a des idées de modules indépendants, déployables ou rigides, qui permettraient de faire de la recherche plus appliquée, au service d’entreprises privées. Cette exploitation commerciale de la station spatiale va se développer. C’est important aussi, parce que cela permet d’avoir des financements complémentaires qui permettent aux Agences de prévoir des budgets pour des missions plus lointaines, vers la Lune puis Mars. L’exploitation d’une station spatiale implique une charge financière considérable.

C’est important également pour la planification à venir : une utilisation comme plateforme d’innovation pour les entreprises avec de potentiels développements utiles à nos enjeux terrestres et un financement complémentaire partagé, qui permettra aux agences institutionnelles d’amplifier la préparation des missions futures à destination lointaine (Lune et Mars). La poursuite de l’exploration et la dynamique de l’exploitation nécessiteront des prises de risques partagés et des financements complémentaires entre les agences gouvernementales et les entreprises privées spatiales ou non nativement spatiales.

LT : Son financement est-il remis en question par certains pays ?

CH : Les Russes se posent la question de poursuivre leurs financements à mesure que la structure vieillit. Le module russe Zarya (Aube) est le premier élément de l’ISS, mis en orbite en novembre 1998. Depuis plusieurs mois, on voit dans la station des fuites, des petites fissures difficiles à colmater. La question de jusqu’à quand on répare ou pas des structures vieillissantes se pose. Ne faut-il pas se dire qu’à un moment donné, il faut passer à autre chose ? La décision n’est pas prise mais je trouve normal que la question se pose.

Par ailleurs, le paysage géopolitique se transforme avec de nouveaux acteurs et de nouvelles alliances possibles. La Chine vient de mettre en orbite le premier élément de sa nouvelle station spatiale Tianhe (Harmonie Céleste), un module de 20 tonnes pouvant accueillir 3 taïkonautes pour des durées d’expédition de 6 mois à partir des prochaines années.

Le premier module d’une deuxième station spatiale chinoise a également été lancé en orbite. Pour le moment, c’est un bidon, mais elle va se constituer, se compléter pour être habitée et exploitée. La Chine se pose aussi la question de l’ouverture à d’autres partenaires, il y a des possibilités de coopérations scientifiques voire de coopération opérationnelle avec d’autres nations. L’Europe y travaille par des programmes scientifiques conjoints et des entraînements de nos astronautes européens avec leurs collègues chinois dans des stages de préparation en situation analogue. Nous n’avons pas encore décidé s’il y aura un astronaute européen à bord de la station spatiale chinoise mais en tout cas, il y a des discussions. Pour les entraînements conjoints, nos astronautes européens apprennent tous le chinois.

En orbite basse, c’est donc une situation qui change. La prochaine étape concerne le retour vers la Lune, avec le projet Gateway, analogue en termes de coopération à la station spatiale internationale. Cette infrastructure sera une petite station en orbite cislunaire. L’ESA est impliquée avec d’importantes contributions, comme la conception des module d’habitation I-Hab et celui, fonctionnel, de puissance ESPRIT. Il y a aussi l’agence japonaise JAXA, l’agence canadienne ASC, mais pas les Russes pour le moment car ils demandaient qu’il y ait la possibilité d’avoir un port d’amarrage sur cette station qui accueille un vaisseau russe, et qu’il ne soit pas simplement desservi par le vaisseau spatial Orion (dont on est très fier en Europe d’avoir construit le module de service). La demande des Russes peut paraître logique. Et on voit aujourd’hui se mettre en place un rapprochement entre la Russie et la Chine sur un projet conjoint de base scientifique lunaire, encore peu précisé.

L’étape suivante, c’est la descente du Gateway sur la surface de la Lune. On voit y apparaître des projets de bases lunaires, et pour l’instant, nous n’avons pas encore trouvé le mode commun de convergence et de gouvernance. Sur les sujets sur lesquels je m’étais engagée, il y a ce concept de village lunaire (Moon Village évoqué par le directeur général de l’ESA en 2015), c’est-à-dire une harmonisation des installations sur la Lune. Les entreprises privées, les centres de recherches, les agences institutionnelles, quelle que soit la nationalité, pourraient se développer en synergie au lieu de se mettre chacun sur un coin de Lune sans faire de route pour communiquer, sans partager les données scientifiques ou les sources et stockages d’énergies potentielles. C’était ça l’idée politique du village lunaire. Une aventure de l’Humanité et pas simplement une aventure de nations se faisant concurrence.

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