La Turquie, entre Europe et Asie, un Occident oublié ?

, par Samuel Touron

La Turquie, entre Europe et Asie, un Occident oublié ?
Vue sur le marché d’Eminönü, quartier conservateur d’Istanbul, majoritairement acquis à l’AKP et d’où partent les trains vers la Thrace et l’Europe.

Pendant deux semaines, Le Taurillon vous propose une série exclusive sur les relations entre la Turquie et l’Union européenne. Ce voisin très proche, à la fois fascinant et inquiétant reste méconnu de bien des Européens. Pourtant, au-delà des représentations collectives, Turquie et Europe sont profondément liées : historiquement, culturellement, économiquement, dans la structure même de leurs États-nations respectifs. Héritière de l’Empire Ottoman, la République de Turquie, fondée en 1923, est née de l’Etat-nation « occidental » aujourd’hui remis en cause sur ses fondements par presque deux décennies de gouvernement islamo-nationaliste de l’AKP. En 2023, les élections présidentielle et législatives viendront peut-être confirmer la réussite du projet islamo-nationaliste de Recep Tayyip Erdogan porté par une « génération pieuse ». Sinon, elles conduiront la Turquie sur une nouvelle voie, que les Jeunes Européens, espèrent européenne, démocratique et fédéraliste.

Peuple venu d’Asie centrale, les Turcs, à la suite des conquêtes Seldjoukides, ont progressivement conquis l’Anatolie et l’ont islamisé, poussant jusqu’aux portes de Vienne en 1683. Dans la mémoire européenne, un traumatisme et un symbole : la chute de Constantinople, la Seconde Rome, le 29 mai 1453. Devenus Ottomans, les Turcs, fascinent autant qu’ils inquiètent l’imaginaire européen. Pourtant, l’Empire Ottoman a son cœur en Europe, dans les Balkans. Mustafa Kemal, fondateur de la République de Turquie, est natif de Salonique et le célèbre Barberousse est natif de Crète. Les exemples ne manquent pas pour justifier l’appartenance européenne de l’Empire Ottoman et de sa descendante, la République de Turquie.

Qu’est-ce que la Turquie ?

Comprendre le rapport des Européens à la Turquie, c’est regarder la perception du « turc » dans l’imaginaire européen. Éternelle menace, le « turc » est associé à la foi musulmane, adversaire de la foi chrétienne en Terre-Sainte et est présenté comme un conquérant sanguinaire. Associé aux pillages et aux razzia sur les côtes et villages de Méditerranée occidentale, combien de contes de mon enfance languedocienne présentent le Turc comme l’équivalent du « grand méchant loup » ? En dehors des Balkans, la figure du « turc » a été présentée pendant des siècles comme celle d’un barbare, c’est-à-dire comme celle d’un individu qui se trouve « hors-civilisation ». En témoigne la violence avec laquelle les puissances coloniales européennes tenteront de se partager les débris de l’Empire Ottoman lors du traité de Sèvres. En témoigne, l’inaction européenne et américaine durant le génocide arménien. À quoi bon agir ? La Turquie se situe de toute façon hors de la « civilisation » certainement pas en Occident, dès lors, que peut-on attendre d’eux ? Tout le paradoxe des rapports entre Européens et Turcs se trouve dans cette tension, dans cet imaginaire européen.

Car si les Européens sont loin de considérer les Turcs comme des Européens et encore plus loin de les considérer comme des Occidentaux, les Turcs, eux, se considèrent comme tels. En 1923, la révolution turque se fonde sur la création d’un État-nation turc basé sur le modèle occidental. Mustafa Kemal fait de l’occidentalisation du pays, le dessein à long-terme de son régime autoritaire. Ainsi, la jeune République de Turquie s’inspire du jacobinisme français, du fascisme italien et du modèle législatif suisse dont le Code civil turc de 1926 s’inspire très largement. Si l’Empire Ottoman se moquait des différences ethniques et tolérait différentes religions en son sein, l’État-nation, qui ne peut supporter la diversité et la pluralité, engagea en Turquie comme il avait engagé ailleurs en Occident, notamment en France, une politique d’assimilation forcée menant dans le cas des Arméniens à une politique d’extermination.

Comme la France a contraint les Catalans, les Occitans, les Bretons, les Basques et tant d’autres « nations » à parler et à devenir Français pour être « propre », les Turcs vont forcer les Kurdes, les Grecs, les Juifs, les Alévis, les Arméniens à devenir Turcs. Les Kurdes notamment adoptent en grand nombre le nom de famille « Özturk » signifiant « vrai turc », « turc pur ». L’islam sunnite également devient un vecteur de reconnaissance de turquité. En résulte l’accord d’échange des Grecs orthodoxes de Turquie avec les Grecs musulmans de Grèce. Hier, terre de diversité ethnique et religieuse, la Turquie contemporaine est à 95% musulmane sunnite, ne reconnaissant aucune minorité si ce n’est les Kurdes, qui disposent de droits réels bien minces. “Türkiye” signifie d’ailleurs “Pays des Turcs” autrement dit, pas celui des Grecs, des Arméniens, des Juifs et des Kurdes. Cette épuration ethnique de la Turquie est le résultat direct de l’imitation du modèle occidental de l’État-nation. Dans sa création même, la République de Turquie a donc imité le modèle d’État-nation propre à un Occident qu’elle espérait elle-même devenir. La langue turque écrite à la suite de la révolution avec un alphabet latin, en a gardé des éléments de lexique. Ainsi, le mot alafranga (« à la française ») incarnant la modernité et l’occidentalisation est venu s’opposer au mot alaturka (« à la turque ») incarnant l’ancien monde, celui des traditions.

N’ayant jamais connu la démocratie, la République de Turquie ne connaît l’alternance politique qu’au travers des coups d’États (1960, 1971, 1990, 1997 et 2016). Le dernier d’entre eux, dirigé contre le régime de Recep Tayyip Erdogan a été le seul à échouer, témoignant peut-être d’un changement d’ère, d’un basculement du kémalisme vers l’erdoganisme. Car le régime de Mustafa Kemal, dont le fonctionnement a été théorisé et prolongé par les présidents successifs, associés à l’armée, gardienne du kémalisme, est loin d’être une panacée démocratique. De 1923 à 1946, les Turcs n’ont jamais été appelés aux urnes et ces premières élections sont loin d’être libres : le vote est public sans isoloir, le dépouillement privé. Détenant l’ensemble des champs du pouvoir, les élites kémalistes ont vécu avec une immense consternation la montée en puissance des islamo-nationalistes de l’AKP à partir de 2002.

Une Turquie européenne ?

Recep Tayyip Erdogan, premier président élu au suffrage universel direct, a changé la donne en redistribuant les cartes des champs du pouvoir. L’arrivée au pouvoir de son parti a coïncidé avec la « décennie glorieuse » qui a vu la Turquie intégrer le club très sélectif du G20 avec des taux de croissance à deux chiffres. Placée stratégiquement entre Europe et Asie ainsi que dans une mesure moindre, l’Afrique, la Turquie est au cœur des flux de la mondialisation. En donnant naissance à la classe moyenne turque, en laissant une place aux femmes musulmanes dans une société où la laïcité les empêchait d’exister socialement en dehors du foyer, Recep Tayyip Erdogan est parvenu à garder le pouvoir. C’est aussi sous son gouvernement que la Turquie a touché du doigt son rêve d’intégration européenne. En 2008, presque rien ne s’opposait à l’entrée de la Turquie dans l’Union, l’AKP en européanisant la société turque avait su démanteler la puissance de l’armée afin d’en récupérer des positions de pouvoir à grand renfort de crédits européens. Le refus de l’UE de faire entrer la Turquie en son sein a radicalisé les positions et les opinions. En 2015, l’accord sur les migrants passé avec la Turquie a, là aussi, renforcé le pouvoir de l’AKP.

La grave crise économique que traverse aujourd’hui la Turquie, les errances géopolitiques de ses dirigeants, les frustrations du passé, l’absence de travail de mémoire sur la réalité de l’histoire turque, les atteintes aux libertés individuelles, la question kurde mettent plus que jamais à mal le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan. Les élections de 2023, cent ans après la fondation de la République de Turquie, viendront consacrer l’entrée de la Turquie dans l’ère de l’erdoganisme ou signifier un nouveau tournant pour le pays. La Turquie est à la croisée des chemins : entre une puissance régionale qui s’affirme définitivement seule ou un État membre de premier plan au sein de l’Union européenne. Reste une question simple : les Européens accepteront-ils de faire entrer un pays musulman de 85 millions d’habitants en son sein ? La réponse est non. Mais alors, comment le justifieront-ils ? Si la Turquie prend un tournant démocratique et revient à la situation de 2008, les Turcs auront-ils à subir une nouvelle non-réponse ? Les Européens devront justifier de nouveaux critères justifiant de leur refus et se poser la question d’une définition claire de leur identité, question à laquelle il risque d’être très difficile de répondre.

Où va la Turquie ?

Reste que la Turquie est aujourd’hui une puissance eurasiatique incontournable, jeune, dynamique économiquement, riche d’une culture millénaire et d’une histoire prestigieuse. Gouvernée par un homme réformateur qui n’hésite pas à projeter son armée en Syrie, en Libye, dans le Caucase, en Méditerranée, jusqu’à risquer de fâcher l’allié historique : les États-Unis. Souhaitant faire naître une « génération pieuse » proposant un modèle d’islam politique séduisant malgré ses dérives autoritaires, la Turquie inquiète l’Europe. Aujourd’hui, deux mondes s’affrontent : celui de l’erdoganisme et celui de ses opposants, de plus en plus nombreux, mais aux intérêts inconciliables : islamistes, kémalistes, nationalistes, indépendantistes et autonomistes kurdes. Nul ne sait où va la Turquie mais une chose reste certaine, Turquie et Union européenne sont liées. Depuis 1987, la Turquie est candidate à l’adhésion et son premier partenaire économique et commercial, de loin, est l’Union européenne. La clé reste l’entente, la coopération, la compréhension mutuelle, à terme, sans doute, l’adhésion. De l’affrontement souhaité par les nationalistes et les conservateurs ne sortira rien, car Turquie et Union européenne, si différents soient-ils, sont interdépendants, unis dans leur diversité.

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