La Turquie est-elle plus éloignée de l’Europe que jamais ?

, par Kareem Salem

La Turquie est-elle plus éloignée de l'Europe que jamais ?
Rencontre entre Recep Tayyip Erdogan, Premier ministre turc, et Günter Verheugen, octobre 2003 Source Commission européenne

Lorsque Recep Tayyip Erdogan est arrivé au pouvoir le 14 mars 2003, il était censé libérer le système politique turc de l’emprise du pouvoir militaire pour rapprocher la Turquie de l’Europe. Mais c’est tout le contraire qui s’est produit. Après dix-huit ans de gouvernance, M. Erdogan s’est octroyé les pleins pouvoirs et a rompu avec la doctrine isolationniste promulguée par le père de la République turque, Mustafa Kemal Atatürk.

Les relations entre la Turquie et l’Europe occidentale n’ont jamais été un long fleuve tranquille. Au carrefour de deux continents, la Turquie a rejoint l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord en 1952, sous l’impulsion des Étasuniens. Pour les États-Unis, la Turquie était considérée comme un allié stratégiquement important pour contrer la poussée russo-soviétique en Méditerranée orientale et au Moyen-Orient pendant la Guerre froide. Contrairement aux Américains, les Européens ne partageaient pas entièrement ce symbolisme stratégique - en raison de l’élargissement de la zone du traité de l’Atlantique Nord que cela impliquait.

En dépit de cette opposition, l’ouverture de la Turquie aux valeurs laïques et occidentales avait néanmoins débouché sur l’établissement de relations politiques et économiques bilatérales avec l’Europe. C’est ainsi qu’après la Seconde Guerre mondiale, la Turquie a rejoint des organismes européens tels que le Conseil de l’Europe et l’Organisation européenne de coopération économique. En 1959, les dirigeants turcs avaient même présenté une demande d’association à la Communauté économique européenne.

Malheureusement, cet élan positif a été progressivement atténué par les dynamiques politiques turques. Dans les années qui ont suivi, les relations euro-turques ont été particulièrement compliquées par le déclin des libertés civiles après le coup d’État de 1971 et l’invasion turque de Chypre. Bien que, sous la conduite de Tony Blair, l’Union européenne ait pris la décision en 2005 d’entamer des négociations d’adhésion avec la Turquie - l’escalade du conflit avec les Kurdes depuis le début des années 2010, la répression des manifestants de la place Taksim en 2013 et l’extension des pouvoirs de Recep Tayyip Erdogan en 2018, ont depuis lors considérablement entravé les chances de la Turquie de rejoindre le projet européen. En tournant la page du kémalisme, n’est-il pas temps pour les Européens de suspendre le processus d’adhésion de la Turquie ?

Les Loups Gris

L’alliance conclue avec le Parti d’action nationaliste pour les dernières élections présidentielles et législatives turques de 2018, a confirmé la dérive autoritaire et nationaliste du pouvoir de M. Erdogan. Ce parti politique connu pour ses idées anti-kurdes, anti-occidentales et anti-arméniennes, a fondé en 1968 un mouvement d’extrême droite « les Loups gris », qui s’est ensuite répandu en Turquie et en Europe, perpétrant régulièrement des tentatives d’assassinat politique, notamment contre le pape Jean-Paul II en 1981 sur la place Saint-Pierre au Vatican.

Aujourd’hui, ce mouvement est devenu le vecteur de la ligne nationaliste de M. Erdogan sur le Vieux Continent. Avec l’aide des services de renseignement turcs, le groupe mène des campagnes d’intimidation récurrentes contre les détracteurs du régime. Sur le territoire français, les militants du groupe mènent fréquemment des opérations à l’arme blanche et au marteau contre la population arménienne de France, comme en octobre dernier à Décines. Si ce mouvement nationaliste turc a depuis été dissous par l’Élysée, ses anciens militants sont toujours actifs sur les réseaux sociaux et constituent par conséquent une réelle menace pour la sécurité intérieure en France.

La Méditerranée orientale

Au cours de la dernière décennie, la découverte de gisements de gaz en Méditerranée orientale a intensifié les tensions dans une région particulièrement agitée. La découverte d’un bassin d’hydrocarbures, qui pourrait égaler celui de la mer du Nord, a suscité l’enthousiasme des États riverains en quête d’autonomie énergétique et d’exportations lucratives. Dans le même temps, cette toile de fond a remodelé la carte des alliances locales.

Cela a été particulièrement visible ces dernières années entre les relations de Chypre et de la Grèce avec Israël. La détérioration des relations diplomatiques entre la Turquie et l’État hébreu au cours de la dernière décennie explique en grande partie ce rapprochement inattendu. En effet, depuis l’assaut israélien contre une flottille de navires humanitaires en route vers Gaza en mai 2010, qui avait causé la mort de neuf ressortissants turcs, les relations israélo-turques sont au point mort. Alors qu’Athènes et Nicosie entretiennent des relations conflictuelles avec Ankara, cette dynamique géopolitique a rapidement conduit à une ouverture diplomatique avec Tel-Aviv.

Depuis lors, Ankara observe avec inquiétude l’étroite coopération énergétique entre ces trois puissances régionales. Après la découverte des gisements de Tamar et de Léviathen au large des côtes israéliennes et d’environ 200 milliards de m3 de gaz naturel au large des côtes chypriotes, Chypre et Israël se sont associés pour trouver de nouvelles ressources transfrontalières. Dans la foulée, la Grèce s’est positionnée pour être la porte d’entrée du gaz israélien et chypriote sur le marché européen. Les trois partenaires ont ainsi signé un protocole d’accord le 2 janvier 2020, prévoyant la construction d’un gazoduc d’environ 2 000 km reliant le champ offshore israélien de Leviathan et le champ chypriote d’Aphrodite à la Crète puis à la Grèce continentale.

Alors que l’économie turque est à l’agonie, M. Erdogan ne compte pas rester à l’écart de ces richesses abondantes. Pour affirmer sa domination gazière, le président turc multiplie les forages illégaux dans les eaux souveraines grecques et chypriotes, allant jusqu’à conclure un accord de délimitation maritime avec le gouvernement d’entente nationale de Tripoli en 2019, qui supprime le droit maritime grec au large des îles de Crète et de Rhodes. En retour, la Turquie a envoyé des mercenaires syriens et du matériel militaire pour soutenir Fayez al-Sarraj contre les troupes du maréchal Khalifa Haftar.

Bien que depuis, un nouveau gouvernement libyen ait été investi, rien ne présage que le nouveau Premier ministre, Abdel Hamid Dbeibah, remettra en cause les intérêts stratégiques turcs en Libye. Originaire de Misrata, ce dernier a la réputation d’être proche d’Ankara, de ses cercles politiques et de ses activités économiques. Il n’est donc pas surprenant que M. Dbeibah ait choisi la capitale turque pour son premier déplacement extérieur - au cours duquel il a affirmé son soutien au pacte maritime turco-libyen. Fort de ce soutien, il est envisageable que M. Erdogan poursuive son bras de fer avec la Grèce et Chypre.

Le Haut-Karabakh

Le soutien sans précédent de M. Erdogan à son homologue turcophone azerbaïdjanais, Ilham Aliyev, dans le dernière guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan sur la question épineuse de la république d’Artsakh - une enclave montagneuse du Caucase - a suscité la colère et l’indignation des chancelleries européennes. Loin de bénéficier du soutien politique dont jouit l’Arménie en Europe, le soutien militaire turc - notamment le transfert de plusieurs centaines de combattants extrémistes de Libye et de Syrie - a été déterminant dans la reconquête par l’Azerbaïdjan des sept districts adjacents de l’enclave, dont la ville stratégique de Choucha, située sur la route principale reliant la république autoproclamée à l’Arménie.

Derrière ce soutien, M. Erdogan cherche non seulement à régler ses comptes avec l’ennemi historique arménien, mais aussi à étendre l’influence stratégique turque dans les terres turcophones de l’ancienne Union soviétique en Asie centrale. Galvanisé par la récupération des deux tiers du territoire du Karabagh par son allié azerbaïdjanais, M. Erdogan entend y parvenir par le biais du Conseil turc. Cette organisation turque regroupe la quasi-totalité des États turcophones d’Asie centrale - à l’exception du Turkménistan - et a récemment tenu un sommet le 31 mars dernier afin d’établir une feuille de route pour la future coopération stratégique et économique avec la Turquie pour les années à venir. Avec la possibilité d’assurer la continuité territoriale entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, ainsi que les pays d’Asie centrale, par la construction d’un corridor terrestre - grâce à la province exclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan - cette dynamique géopolitique pourrait de fait permettre à la Turquie de renforcer les échanges économiques et stratégiques avec les républiques turcophones de la région.

Cet ancrage devrait naturellement inquiéter les Européens, compte tenu de l’abandon du modèle de république laïque kémaliste par le régime turc actuel. Une plus grande intégration de la Turquie dans cet espace régional pourrait renforcer les positions nationalistes, patriarcales et anti-occidentales au sein des populations locales. Une telle situation pourrait ainsi constituer une menace sécuritaire pour le Vieux Continent, qui doit parallèlement jongler avec le retrait des États-Unis d’Afghanistan, qui risque de générer de nouvelles instabilités au sein du territoire afghan et de générer de nouveaux flux migratoires vers l’Europe.

L’adhésion n’est plus à l’ordre du jour

Avec un M. Erdogan plus autoritaire que jamais à l’intérieur et engagé sur plusieurs fronts à l’extérieur, l’heure n’est pas au réchauffement entre l’Europe et la Turquie. En affirmant un nationalisme agressif tout en sapant la conception laïque de la société - le plus récent étant le retrait de la Turquie de la convention d’Istanbul, un traité européen protégeant les femmes contre les violences - M. Erdogan confirme non seulement avoir tourné la page du kémalisme mais aussi des valeurs universelles défendues par l’Europe.

Le moment est venu pour les Européens de suspendre le processus d’adhésion de la Turquie et de conditionner une reprise du dialogue politique avec elle au respect de l’État de droit et des droits des femmes. En adoptant cette approche, l’Europe fera valoir qu’elle est capable de défendre ses intérêts sur la scène internationale.

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