Le centre Szabolcs, remède à la précarité pour les personnes âgées sans-abri

, par Sophia Berrada

Le centre Szabolcs, remède à la précarité pour les personnes âgées sans-abri
Le centre Szabolcs de Budapest accueille les personnes âgées sans-abris (/SB)

REPORTAGE. Maigres retraites, conflits familiaux, chômage : l’augmentation du nombre de personnes âgées sans-abris se ressent chaque jour au centre Szabolcs de Budapest qui les accueille.

Ferenc promène une main tranquille et tâchée de vieillesse sur les dos des livres de la bibliothèque, avant de l’arrêter sur une reliure fatiguée. Un roman policier : de ceux qu’il préfère. Il l’embarque pour rejoindre le dortoir qu’il partage avec un autre résident de l’institut Szabolcs de Budapest pour personnes âgées sans-abris. Dans le couloir, une poignée d’autres vieux monsieurs déambulent.

200 euros de retraite

En Hongrie, 40% des personnes sans domicile fixe ont plus de 60 ans, selon une étude de la fondation Abbé-Pierre parue en 2021. Vingt ans plus tôt, ils n’étaient que 11%. Un phénomène propre à ce pays d’Europe centrale, où les retraités reçoivent souvent des pensions très faibles. D’après les données du Trésor Public hongrois, ils sont 1,4 million à vivre avec moins de 400 euros par mois en 2021.

« Je vis ici depuis deux ans, murmure le timide septuagénaire, en posant le polar sur sa table de chevet, mais ça fait vingt ans que je suis sans-abri. » Autrefois, Ferenc Süd était ouvrier dans une aciérie. Un emploi occupé pendant plus de trente ans, payé au noir, qui ne lui donne droit qu’à une maigre retraite. « Chaque mois, l’État me verse 80 000 forints », poursuit-il. L’équivalent de 200 euros. Pas de quoi trouver un logement dans la capitale magyare.

Depuis son arrivée dans la rue au début des années 2000, Ferenc a tout essayé : il a épluché les établissements recevant seulement pour la nuit et qu’il faut quitter au petit matin, et ceux où l’on peut rester un à deux ans avant de trouver une place ailleurs. « De tous les endroits que j’ai fréquentés, c’est ici que je me sens le mieux. On me laisse être solitaire et le directeur est gentil », adresse-t-il avec malice au jeune homme à sa droite.

Péter Soós n’a que 31 ans, mais il est arrivé à la tête de l’institut Szabolcs en 2015, après avoir étudié la psychologie, la sociologie et l’économie. « Ma mère était assistante sociale, et j’ai tout essayé pour ne pas l’imiter mais rien à faire, s’amuse le jeune homme, travailler dans le social c’est ce qu’il y a de plus gratifiant ! » Lunettes de soleil vissées sur le haut du crâne, il appelle par le prénom, salue d’une poignée de main et adresse une plaisanterie à tous les "vieux fourneaux" qu’il croise. « Au premier et au deuxième étage, nous avons un hôpital. Ici au troisième, ce sont les chambres des pensionnaires. Pour 30 euros par mois, ils ont accès à une pension complète. »

D’un conflit de famille à une crise du logement

Un rire débonnaire retentit dans un couloir voisin. Chemise à carreaux rentrée dans le pantalon à pinces, l’œil rieur, le dentier éclatant dans un large sourire. Hugo Hevesi semble sur le point d’entrer sur scène à chaque instant. « Je suis peintre, et les revenus que j’ai retirés de la vente de mes tableaux n’étaient pas déclarés. Je n’ai donc pas droit à une pension de retraite, raconte le "jeune homme" de 75 ans, mon rêve était de devenir réalisateur de films ici, à Budapest, mais je n’ai jamais percé. » Il dégaine fièrement d’une chemise en carton les scripts des films qu’il écrit depuis des années. Des comédies, des drames, des films d’action, « comme Le Transporteur, mais en mieux ! ». Pourquoi s’est-il retrouvé à la rue un an et demi plus tôt ? Hugo reste évasif. Une famille qui se déchire. La vente de sa maison. Il n’aime pas s’étendre sur son expérience du pavé, et préfère reprendre le récit de son rêve : un jour il descendra les marches du Festival de Cannes.

"J’ai vécu pendant 20 ans dans la forêt"

Plus loin, deux aide-soignantes s’affairent dans un bureau. Une vieille dame - l’une des douze sur les 155 habitants que compte cet endroit - est assise, les yeux dans le vague, l’air pensive. Elle est nez-à-nez avec un mur, dont la peinture s’écaille à bien des endroits, mais qui est tout de même bien habillé de tableaux.

Dans une allée adjacente, une silhouette marche à petits pas, la main gercée appuyée sur une béquille. Imre Cseh a 54 ans, et les vingt années passées dans la rue ont laissé bien des marques sur sa peau. Il a travaillé quelques années dans la sidérurgie pour un salaire de 50 000 forints (environ 130 euros) mais son divorce et un licenciement l’ont précipité dans la rue. « J’ai essayé de toucher des aides mais pour y avoir droit, il faut avoir travaillé trois ans dans les cinq dernières années, explique celui dont la barbe est nouée par un gros élastique, je ne remplissais pas ce critère, alors pendant vingt ans, j’ai vécu seul, sous une tente dans la forêt. »

La difficulté à retrouver du travail explique en bonne partie l’augmentation des sans-abris âgés. Le nombre de Hongrois déclarant n’avoir pas de logement depuis plus de 10 ans a augmenté de 17% en 2000 à 40% en 2020. Pour gagner quelques sous, Imre parcourait la ville afin d’y effectuer quelques menus travaux. « On m’a confié des missions de jardinage. Le plus souvent, je récupérais des bouteilles en plastique et des bouts de métaux pour les revendre le soir, se rappelle-t-il, mais je n’ai pas retrouvé de vrai contrat de travail. »

Des pensions d’invalidité qui mènent au sans-abrisme

Les chômages de longue durée comme celui que connaît Imre sont aussi dûs à l’instauration d’un nouveau système social à la chute de l’URSS. Entre 1990 et 1995, années de crise qui ont suivi le changement de régime, beaucoup de Hongrois ont perdu leur emploi. Nombre d’entre eux sont devenus des "pensionnés handicapés", adjectif leur donnant le droit à une pension d’invalidité. Mais au début des années 2000, le système régentant leur distribution a été réformé : beaucoup ont perdu leur pension sans pour autant retrouver un emploi. Et se sont retrouvés à la rue.

« Pour faire les choses bien, il faudrait réformer l’hôpital, développer la psychiatrie, repenser le système de distribution des aides sociales » énumère Péter Soós. En attendant, le centre Szabolcs fait du mieux qu’il peut. « Les pensionnaires restent ici un à quatre ans. On les aide à toucher des aides, puis à trouver une place dans une maison de retraite, explique-t-il, mais à cause de leur santé, on ne peut pas vraiment les aider à trouver du travail. »

Des besoins en soins décuplés

Cancers, diabètes, addictions ou autres pathologies psychiatriques : la précarité dans laquelle vivent les sans-abris les expose à beaucoup de maladies. Péter Soós en a conscience, « Les gens deviennent vieux plus vite. Certains quadragénaires ont le corps d’un homme de 80 ans ». Il y a deux ans, les infirmières ne s’en sortaient plus. « En plus de soigner les pensionnaires, de changer leurs pansements, elles devaient les laver, les aider à se déplacer ou à manger, se souvient-il. Il y a deux ans j’ai décidé de recruter des aides-soignantes ». Les personnes âgées sans-abri affluent via des associations de toute la Hongrie pour se faire soigner aux premier et deuxième étages de l’institut Szabolcs. Il y a quelques semaines, Imre a dû être amputé des orteils, amochés par le diabète. Ferenc est en attente d’une opération de la cataracte, mais il n’occupe que la 2000ème place sur la liste d’attente.

Le centre Szabolcs est unique parmi les structures qui aident les sans-abris. La fondation Menhely, l’association Oltalom du pasteur Gábor Iványi, ou les différents refuges qui émaillent Budapest, ne disposent pas d’établissements de santé adaptés. Le Dr Péter Győri est sociologue, il a présidé la commission de la politique sociale et du logement de la ville de Budapest de 1990 à 2002. Il salue les « très nombreuses initiatives locales positives » mais est conscient de leurs limites. « Elles tentent d’aider tant bien que mal contre le système, résume l’universitaire aux bacchantes blanches, mais elles ne disposent pas des professionnels, des infirmières, des médecins, des psychologues. Surtout, elles ne disposent pas des financements nécessaires. »

Le gouvernement d’Orban n’a pas de politique ciblée

L’établissement de Péter Soós est majoritairement financé par des subventions publiques de la municipalité de centre-gauche, au pouvoir depuis 2019. Bálint Misetics est un ancien activiste de la cause des sans-abris, il est aujourd’hui le conseiller du maire de Budapest en charge des politiques sociales et de logement de la capitale. L’ancien étudiant d’Oxford est conscient du défi à relever et se bat pour faire bouger les lignes : « La municipalité a beaucoup augmenté les subventions des structures qui aident les sans-abris ces dernières années, défend-il. Si on ne le fait pas, ce n’est pas le gouvernement central qui le fera ». L’exécutif national-conservateur dirigé par Viktor Orbán ne semble pas avoir de politique ciblée pour les personnes âgées en crise.

L’inaction du Fidesz ne révolte pas tant les pensionnaires de l’institut Szabolcs. Lassitude, habitude de la sobriété, dignité : ils n’aspirent pas forcément à une autre vie que celle-ci. « Je n’ai besoin de rien d’autre que d’un œil qui fonctionne », sourit Ferenc, les mains cramponnées au livre qu’il bouquine, comme à une béquille. Hugo se réjouit d’avoir « des personnes à qui raconter [ses] histoires ». Si Imre rêve d’habiter dans une ferme à la campagne, il ne demande rien d’autre « qu’un poste de radio, une grille de mots croisés, et d’être en sécurité ». « Ils ne sont pas très revendicateurs, convient Péter Soós, mais nous, les travailleurs sociaux, on l’est à leur place. »

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