C’est à l’issue d’un vif bras de fer sur le budget de l’année 1980, que le Parlement européen perd face aux représentants des Etats membres, qu’Altiero Spinelli lance un appel à ses collègues parlementaires européens. « S’il y a des députés qui soient parvenus, comme moi, à la conviction que la réforme des institutions communautaires est devenue chose trop sérieuse pour être laissée dans les mains des hommes d’Etat et des diplomates, je les prie de répondre à cette lettre et d’accepter de participer à des rencontres où nous pourrions étudier ensemble les voies nécessaires pour engager le Parlement européen dans cette action », écrit-il dans une lettre datée du 25 juin 1980.
Du Crocodile à la commission institutionnelle
A cette invitation répondent plusieurs députés d’obédiences politiques bien différentes. Le 9 juillet 1980, à la table du fameux restaurant strasbourgeois Au Crocodile, le fédéraliste Altiero Spinelli réunit autour de lui le conservateur britannique Stanley Johnson, les travaillistes britanniques Brian Key et Richard Balfe, la chrétienne-démocrate italienne Paola Gaiotti De Biase, les chrétiens-démocrates allemands Karl von Wogau et Hans August Lücker, le communiste italien Silvio Leonardi et Bruno Visentini, un républicain italien. Le Club du Crocodile est né.
Dès septembre 1980, plusieurs députés européens rejoignent le groupe qui finit par rassembler près de 180 parlementaires au printemps 1981. Altiero Spinelli porte alors, avec ce qui s’apparente à l’un des premiers intergroupes de l’histoire de l’institution, une proposition de résolution. Cette « résolution Crocodile » affirme la volonté du Parlement européen de porter un projet de réforme des institutions de la Communauté. Pour ce faire, la résolution entérine la création d’une commission institutionnelle dont la mission principale est la rédaction de ce projet.
Un moment constituant provoqué par le Parlement européen
Au début de l’année 1982, la commission institutionnelle est mise en place et compte nombre de signataires de la « résolution Crocodile ». Mauro Ferri, député socialiste italien, prend la présidence de cette nouvelle commission permanente. Altiero Spinelli y occupe quant à lui un poste taillé sur mesure, celui de rapporteur-coordinateur. Il a la charge de coordonner la rédaction d’un « projet de traité instituant l’Union européenne ».
C’est le 14 février 1984, à quelques mois des élections européennes, que les parlementaires européens adoptent à une large majorité (238 pour, 31 contre et 43 abstentions) le « projet de traité instituant l’Union européenne ». Si le projet est inédit, la méthode l’est aussi. Altiero Spinelli souhaite en effet porter la proposition de traité directement devant les organes constitutionnels des Etats membres pour esquiver toute conférence intergouvernementale qui réduirait le projet à néant. Il témoigne de ce moment historique dans son discours et rappelle la légitimité nouvelle du Parlement européen élu au suffrage universel direct pour la première fois en 1979 :
« Une fois approuvé, notre projet ne devra pas aller au Conseil, qui le remettrait aux représentants diplomatiques, lesquels le dissèqueraient et l’enseveliraient. Nous le remettrons aux gouvernements et aux parlements nationaux en leur demandant d’entamer les procédures de ratification.
La commission institutionnelle vous propose de suivre cette voie […]. Ce Parlement élu doit avoir la conscience claire, précise et fière d’être la seule instance européenne où sont légitimement représentés les citoyens d’Europe […]. Il est, par conséquent la seule instance européenne capable d’élaborer un projet constitutionnel sans perdre de vue la perspective européenne et avec la participation des forces politiques de tous les pays membres. »
A la suite des élections européennes de 1984, Altiero Spinelli et le nouveau président du Parlement européen, l’Alsacien Pierre Pflimlin, s’engagent dans une importante campagne pour promouvoir le projet de traité. Le projet est cependant avorté dès 1985, noyé dans une Conférence intergouvernementale convoquée par les chefs d’Etat et de gouvernement de la Communauté. De cette conférence naît l’Acte unique européen, signé en 1986, qui enterre définitivement l’initiative du Parlement européen et déçoit nombre de parlementaires en tête desquels Altiero Spinelli. Il le clame dans un discours du 16 janvier 1986 :
« L’Acte unique […] n’introduit aucun élément nouveau. […] le Parlement affirmera que le thème de l’Union reste ouvert parce qu’il n’est pas résolu et il s’engagera à élaborer une stratégie afin de la proposer à l’ordre du jour de nos peuples. La commission institutionnelle demande par conséquent à être mandatée pour préparer cette stratégie […].
Chers collègues, lorsque nous avons voté le projet de traité concernant l’Union, je vous ai rappelé l’apologue hemingwaynien du vieux pêcheur qui capture le plus gros poisson de sa vie, le voit dévorer par des requins et rentre au port avec la seule arête du poisson. Nous aussi, nous sommes désormais arrivés au port et à nous aussi il ne reste que l’arête du gros poisson. Le Parlement ne doit pas pour cette raison se résigner ni renoncer. Nous devons nous préparer à sortir une fois encore et très vite en haute mer, après avoir mis tout en oeuvre pour capturer le poisson et le protéger des requins. »
Ce projet n’en reste pas moins dans l’historiographie fédéraliste un acte majeur du Parlement européen, qui apparaît comme un second moment constituant dans l’histoire de l’intégration européenne (après le projet avorté de l’Assemblée ad hoc de 1952-1953 pour la création de la Communauté politique européenne).
Le Parlement européen, une assemblée constituante permanente ?
Altiero Spinelli s’éteint le 23 mai 1986. Le Club du Crocodile connaît alors des évolutions, changeant de nom et de composition, mais prenant la forme d’un intergroupe des fédéralistes européens à chaque nouvelle mandature.
Si la création inédite d’un intergroupe parlementaire pour renforcer les prérogatives du Parlement et mener le projet de réforme des institutions européennes est une innovation majeure, véritable groupe d’intérêt réunissant les fédéralistes, la commission institutionnelle n’en est pas en reste. Cette commission permanente obtenue de longue lutte par les membres du Club du Crocodile dans leur résolution de 1981 perdure jusqu’à aujourd’hui sous la forme de la commission des affaires constitutionnelles. Alors même que l’Union européenne n’accorde pas à son Parlement de prérogatives à proprement parler constitutionnelles, cette commission apparaît comme la revendication même d’un pouvoir constituant par le Parlement européen.
Une prérogative constitutionnelle qui découle tout naturellement de la légitimité acquise par le Parlement européen depuis son élection au suffrage universel direct selon plusieurs membres du Club du Crocodile, parmi lesquels Willy Brandt qui s’exprime déjà en ces termes en janvier 1976 à l’occasion du Congrès de l’Europe organisé par le Mouvement Européen :
« La volonté politique doit trouver dans le Parlement européen élu au suffrage universel direct un centre puissant. Il n’existe pas de meilleur lien entre la volonté souveraine de nos peuples et les institutions exécutives. Or, la volonté des peuples est européenne. […]
Le Parlement doit être « la voix de l’Europe ». Il a la chance et le devoir de définir plus clairement l’identité européenne et de créer les compétences nécessaires à un gouvernement européen pour les domaines relevant de la responsabilité commune. Il devra donc se considérer comme une assemblée constituante permanente de l’Europe. Nous devons obtenir pour lui plus qu’un simple droit d’initiative. »
L’action même du Club du Crocodile apparaît comme la réalisation de cette volonté : ériger le Parlement européen au rang d’assemblée constituante permanente, notamment par la création et la perpétuation de sa commission institutionnelle, et ce, malgré l’échec de son projet de traité.
Si aujourd’hui le Parlement européen dispose de prérogatives bien plus larges que dans les années 1980, il demeure pourtant marginalisé sur les sujets institutionnels, souvent réservés aux discussions du Conseil européen. En témoigne l’actualité qui répète presque l’histoire que nous venons de narrer. En effet, les âpres discussions sur le budget pluriannuel 2021-2027 de l’Union européenne ainsi que sur le plan de relance ouvrant la voie à l’émission d’une dette commune et à l’instauration de ressources propres trouvent une résonance dans les questionnements passés sur l’insuffisance budgétaire de la Communauté. Ces débats relancent aussi la question institutionnelle au sein de l’Union.
Dans ce contexte, et à la veille du lancement de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, le Parlement doit choisir son rôle : observateur associé à une simple consultation des citoyens européens ou assemblée au mandat constituant à l’initiative d’un nouveau projet constitutionnel.
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