Le Média vous donne rendez-vous au bar du coin pour parler d’Europe

, par Alexandre Marin

Toutes les versions de cet article : [English] [français]

Le Média vous donne rendez-vous au bar du coin pour parler d'Europe

Contrairement à la médiacratie dominante (ou quelque chose comme ça, je ne suis plus sûr), Le Média dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit. Il ne recule devant aucun sujet, pas même la construction européenne.

Des révélations exclusives sur les fausses victimes de Bachar El-Assad à celles sur le véritable étudiant de Tolbiac dans le coma, aucune information embarrassante ne nous est dissimulée. Le numéro de Jacques Cotta consacré au futur de l’Union européenne ne nous a épargné aucun lieu commun. Entre les commentaires douteux de l’intéressé et la qualité des experts, il ne manque plus que les chopes de bière pour compléter le tableau : en effet, une gueule de bois en plomb vous attend à l’issue de l’émission. Accrochez vos ceintures, nous allons voir l’étendue des dégâts.

Avertissement : si vous comptez poursuivre la lecture de cet article, nous vous conseillons d’éloigner tout objet coupant ou toute arme à feu, et de prévoir des antidépresseurs à proximité parce qu’on ne sait jamais. Je décline toute responsabilité en cas d’accident.

Le cinquième numéro de l’émission Dans la Gueule du Loup, intitulé sobrement l’Union européenne, vers le chaos ? nous montre un présentateur nous promettant un vrai débat où règne l’écoute, sans langue de bois et avec des questions non complaisantes. Il se poursuit avec les « experts », Daniel Shapira, rédacteur d’« informations ouvrières », et Coralie Delaume, journaliste. Ces deux europhobes notoires affichent tous deux leur volonté de détruire l’Union européenne. Ajouté aux commentaires nationalistes de Jacques Cotta, ce n’est guère reluisant. On ne saurait pas, cependant, se fonder sur cette seule raison de forme pour accuser ce programme de mauvaise foi.

D’une part, un journaliste n’est pas tenu à la neutralité, à supposer qu’une telle obligation soit possible à respecter ; l’essentiel, c’est la transparence, le fait de savoir d’où l’on parle, et l’absence de conflit d’intérêts. D’autre part, cet entretien est suivi par une véritable discussion un peu plus contradictoire réunissant le complotiste François Asselineau, la candidate aux élections européennes pour la France Insoumise Charlotte Girard, le pseudo-économiste Jacques Nikonoff, et le député UDI (Union des Démocrates et Indépendants) Pierre-Yves Bournazel. Ce dernier, le seul véritablement favorable à la construction européenne s’exprime à sa guise et l’échange de vues se déroule plutôt bien. On peut même regretter la relative « complaisance des questions », malgré les promesses formulées au début : en réalité, seule la représentante de La France Insoumise est véritablement mise en difficulté par l’animateur qui semble essayer de la contraindre à se prononcer pour ou contre l’Europe (au moins ici, on ne répétera plus que Le Média roule pour Jean-Luc Mélenchon).

Un débat qu’on n’oserait pas tenir en dehors d’un bistrot

En effet, toute la tragédie de la controverse est là : ça se résume à la question « pour » ou « contre » l’Union européenne, le tout, dans un mélange explosif de mauvaise foi et de réflexions de comptoir. L’interview avec les « experts » tout d’abord : Jacques Cotta a le droit de faire venir des personnes opposées à l’existence de l’Union, et d’éviter les analystes issus de think tanks, ou les journalistes travaillant à Bruxelles. Mais il aurait pu éviter de tendre le micro à des gens venus de nulle part, qui n’ont pas travaillé le sujet, et qui enfilent les contre-vérités les unes après les autres. Accordons à Daniel Shapira d’avoir formulé la seule phrase juste en quarante minutes d’entretien : « l’Europe est gouvernée par les Etats. » Il était important de le rappeler, au cas où l’on en vienne à penser que l’Union serait un Etat ultralibéral centralisé où un gouvernement impérial appelé Commission européenne imposerait ses directives aux peuples opprimés au profit des banques. A côté, le débat opposant les hommes politiques invités à s’exprimer dans la deuxième partie de l’émission était de moins piètre qualité, notamment grâce à Pierre-Yves Bournazel (il faut dire qu’avec François Asselineau et Jacques Nikonoff, une conversation de bonne tenue relève de l’exploit, voire du vœu pieux).

Il est rigoureusement impossible de relever les innombrables énormités proférées, mais on a clairement l’impression d’entendre un compte-rendu de trois mois de propos de café du commerce. La conclusion du présentateur résume assez bien la teneur de ce qui fut dit : « l’Union européenne, ce n’est pas l’Europe, l’Europe, ce sont des nations, des peuples, des aspirations, des Histoires, l’Union européenne, c’est une construction politique, économique, une construction pour faire peser des intérêts, notamment de la finance, contre l’intérêt des peuples, notamment sociaux et démocratiques ». Plus d’une heure et demie de débats pour en arriver là, il fallait le faire, Le Média l’a accompli.

Quelques remarques sont nécessaires pour des raisons de salubrité publique face à certaines inepties éructées par Jacques Cotta (montrant au passage son ignorance crasse de l’Union des 28 et de son Histoire) : ce dernier prétend que ce qui a été réussi par l’Union européenne aurait pu être atteint grâce à une simple coopération internationale, et qu’avant l’Union, les Etats coopéraient librement et souverainement. On ne pouvait pas énoncer de remarque plus bête, et pourtant Dieu seul sait combien de perles ont été enfilées au cours de cette soirée. Non, avant l’unification européenne, les Etats ne coopéraient pas, ils se faisaient la guerre. Notre continent a connu la guerre de manière quasi exclusive jusqu’en 1945. Il n’est pas jusqu’aux nations qui ne se soient créées par les armes. L’unité italienne s’est effectuée par la voie militaire, tout comme l’unité allemande, pour ne prendre que les exemples les plus récents. Hors d’Europe, même constat : les Etats-Unis d’Amérique, l’une des plus grandes démocraties au monde, se sont forgés sur deux conflits contre l’Angleterre, une quasi-guerre contre la France de Bonaparte, une guerre de Sécession, une guerre contre l’Espagne, des massacres d’Indiens, et la ségrégation raciale.

Aussi, l’Union européenne est-elle la seule réalisation humaine à avoir été bâtie sans verser une seule goutte de sang. Sans être dévot ni béat, il est légitime de parler de miracle. Ainsi donc, faire de la nation un horizon indépassable pour l’Europe revient à condamner cette dernière à la guerre perpétuelle ; je ne suis pas sûr que ce soit dans l’intérêt des peuples, mais je dois sûrement faire partie d’une élite multiculturelle et déconnectée. D’ailleurs, si les acquis de l’Union peuvent s’obtenir par de simples alliances diplomatiques, il convient de s’interroger : où sont l’équivalent d’Ariane en Asie du Sud-Est, l’Airbus sud-américain ou encore l’Erasmus d’Afrique australe ?

L’Europe et la vacuité médiatique générale

Il est intéressant de noter toutefois que depuis la fin de l’année dernière, les sujets consacrés à l’Europe ou aux élections européennes apparaissent régulièrement sur les chaînes de télévision, là où, d’habitude, ils manquent cruellement. Hélas, non seulement, ils évitent rarement les raccourcis stéréotypés (au hasard : la Commission européenne a imposé le glyphosate), mais en plus, ils se contentent de décortiquer les stratégies nationales des partis politiques, sans rien dévoiler, ni des pouvoirs du Parlement européen, ni de l’importance d’aller voter.

La presse écrite connaît elle aussi ses chefs-d’œuvre d’imbécilité profonde : la palme revient à Michel Onfray pour l’entretien qu’il a accordé à l’Express, en mai, à propos de son dernier ouvrage, Zéro de conduite. Il y raconte que la France est morte depuis le traité de Maastricht où elle aurait renoncé à sa souveraineté au profit d’une « supranationalité libérale gérée par un dispositif très autocratique qui dispose de l’argent, donc des médias, donc de l’opinion » qu’il nomme Etat maastrichtien, et qui imposerait par la force la paupérisation, l’inculture, la déréglementation, et le terrorisme, au profit du marché, de l’argent, et des guerres néocoloniales. On est en droit de se demander pourquoi personne ne lui a fait remarquer qu’il s’exprime somme toute fréquemment dans ces médias détenus par l’Etat maastrichtien et les puissances financières. Mais hors de question pour moi de commenter l’interview ou de lire le livre. Je ne saurai éprouver l’audace de me mesurer au plus célèbre des piliers de bistrots, renommé pour avoir en une soirée (alcoolisée, sinon ça ne compte pas) les œuvres complètes de Jean Giono et pour réciter par cœur dans son sommeil des passages entiers d’Orwell ; j’ai déjà assez donné.

Bref, les diffusions du Média comme les articles de Michel Onfray ne sont guère autre chose que la caricature du « système médiatique » dont ils dénoncent la médiocrité à longueur de temps.

Vos commentaires
  • Le 17 septembre 2018 à 15:39, par LAURENT En réponse à : Le Média vous donne rendez-vous au bar du coin pour parler d’Europe

    Bonjour, je suis effaré par la lecture de votre analyse politique. Si votre but est de contribuer à repousser les lecteurs en proie en doute sur la question européenne à plus d’euroscepticisme, continuez, vous êtes dans la bonne voie. Dans le cas contraire, je vous conseille d’arrêter le mépris, ça donne rarement de bons résultats en politique.

    Vous comparez le débat du média à un café du commerce, en dénonçant les contres-vérités. Pourquoi pas, mais il serait bon de les nommer, plutôt que de les évacuer sur le mode « ce serait trop long d’en faire la liste tant elles sont nombreuses »

    Pour ma part, je peux vous énoncer certains agissements des états membres ou de l’UE qui m’ont fait glisser petit à petit vers un euroscepticisme modéré :
     contournement du référendum de 2005
     fermeture des vannes de la BCE en plein référendum grec.
     attitude antidémocratique de l’eurogroupe dans les négociations avec le gouvernement grec (exclusion de varoufakis de réunion de l’eurogroupe en dehors de toute règle, volonté de faire trainer les négociations, réception des opposants politiques par des mebres de la commission...)
     passage en force du CETA
     énonciation d’une nouvelle règle pour la négociation des futurs traités commerciaux permettant de contourner les parlements nationaux
     2-packs, 6-packs, semestre européens, permettant de forcer la main des états sur leur budget nationaux
     reculade sur la liste des paradis fiscaux, y compris au sein de l’UE (Irlande, Luxembourg, Jersey, Monaco...)
     admission de l’Ukraine dans une zone de libre échange, malgré le non néerlandais et en dépit des déséquilibres économique entre l’Ukraine et l’UE
     tropisme libre échangiste, poussant la commission à considérer les politiques de dérégulation comme seules à même de résoudre la crise économique
     incapacité à s’interroger sur le rôle potentiellement néfaste de l’euro sur les différentes économies de la zone

    Je vous rejoins sur le fait que tout ne se joue pas au niveau de l’UE, et que nos dirigeants sont également responsables de la situation. Mais ça se joue aussi à Bruxelles qui connait un grave déficit démocratique. Il serait bon de débattre posément en respectant vos adversaires politiques, plutôt que de bondir comme un cabri en criant UE ! UE ! comme solution à tous les problèmes, et en considérant les Etats comme source de tous les maux

  • Le 3 novembre 2018 à 12:27, par Valentin Louis ROCHE En réponse à : Le Média vous donne rendez-vous au bar du coin pour parler d’Europe

    Bravo à Laurent pour son excellent commentaire qui m’évite d’avoir à le faire ! ^^

  • Le 3 janvier 2019 à 00:46, par Alexandre Marin En réponse à : Le Média vous donne rendez-vous au bar du coin pour parler d’Europe

    @LAURENT Mon mépris pour ce numéro de l’émission est assumé. Car, soit le présentateur et la plupart des invités sont des ignorants (ce qui n’a rien de méprisable, sauf quand on fait semblant de connaître ce qu’on ne connaît pas comme c’est le cas), soit ce sont des manipulateurs, ce qui est bien pire. Et en faisant de la caricature comme le fait cette émission, on passe sous silence les critiques pertinentes.

    Pour nommer toutes les contre-vérités énoncées lors de ses trois heures d’émission, c’est un essai, pas un article qu’il faut. Je n’ai pris que les inepties les plus criantes (style, on coopérait pacifiquement avant l’unité européenne).

    Quant aux griefs que vous énoncez, certains sont infondés, d’autres sont très pertinents.

    Les infondés :

    le référendum de 2005 (Sarkozy a été élu, et il promettait de revenir sur le résultat du référendum, c’était dans son programme. Si on voulait garder un tel résultat intact, il ne fallait pas l’élire).

    Le CETA n’est absolument pas passé en force, il lui faut pour entrer pleinement en vigueur, le vote à l’unanimité de 38 parlements nationaux et régionaux, plus le Parlement européen. Idem pour les autres accords.

    La BCE n’a pas fermé les vannes : au contraire, dépassant son mandat, elle a fait tourné la planche à billets pour soutenir les pays en difficulté.

    Le tropisme libre-échangiste était une réalité entre 2000 et 2008, il l’est beaucoup moins, et on peine à voir des exemples concrets de dérégulation. Ensuite, les majorités en Europe sont de droite. Il est donc logique, que la politique prenne un tournant plutôt conservateur.

    S’interroger sur le rôle potentiellement néfaste de la zone euro : je ne vois pas le rôle néfaste. Quand on voit les différentes chutes du franc, la monnaie de singe qu’était la Lire, et dont les principales victimes étaient les personnes le plus modestes, je vois mal l’aspect néfaste à part pour ceux qui font de la spéculation monétaire.

  • Le 3 janvier 2019 à 00:52, par Alexandre Marin En réponse à : Le Média vous donne rendez-vous au bar du coin pour parler d’Europe

    Pour vos critiques pertinentes :

    le 2 packs, le six packs, l’attitude anti-démocratique de l’eurogroupe, vous avez raison. L’eurogroupe est une boite noire contrôlée par aucun parlement, dont les décisions se prennent à l’unanimité. La démocratie y est absente. Mais qui l’a voulu ? Les Etats ! Qui dirige l’eurogroupe ? Les Etats ! L’eurogroupe, et l’UE en général, n’existent pas sans les Etats. Bruxelles n’existe pas, ce sont les Etats qui dirigent la machine du début à la fin.

    La solution, c’est la fédération, telle que proposée par les fédéralistes européens :https://www.uef.fr/budget-zone-euro-conseil-europeen-decembre-2018?fbclid=IwAR0mwB3LXxrbFK52PwmGZ1kjz1mdJMo_Lbus5LAgHNMOt1MDmAUtX3bq7K0

    En clair, il faut une république fédérale européenne, qui ne repose pas sur les Etats, mais sur les citoyens.

  • Le 4 janvier 2019 à 16:20, par Laurent En réponse à : Le Média vous donne rendez-vous au bar du coin pour parler d’Europe

    Bonjour, merci pour votre réponse. Voici à mon tour mes réactions :

    le référendum de 2005 (Sarkozy a été élu, et il promettait de revenir sur le résultat du référendum, c’était dans son programme. Si on voulait garder un tel résultat intact, il ne fallait pas l’élire).

    exact, avec un certain nombre d’autres mesures. Il a été élu, ca ne signifie pas nécessairement que cette décision était souhaité par la majorité des français. Vous pouvez estimer malgré tout que c’est légitime, mais attention à la montée de l’euroscepticisme.

    Le CETA n’est absolument pas passé en force : , il lui faut pour entrer pleinement en vigueur, le vote à l’unanimité de 38 parlements nationaux et régionaux, plus le Parlement européen

    oui mais étant donné la crise de la représentativité, la montée de l’abstentionnisme, et dans le cas français la perte totale d’autonomie du parlement par rapport à la présidence, je considère la légitimité de ces décisions comme nulle. Du reste la commission ne s’y est pas trompée, qui a décidé, pour les futurs accords de libres échanges, de ne soumettre à l’approbation des états qu’une partie des traité

    La BCE n’a pas fermé les vannes : au contraire, dépassant son mandat, elle a fait tourné la planche à billets pour soutenir les pays en difficulté

    Si : en pleine campagne référendaire en juillet, elle annonce qu’elle limite le plafond des ELA, mettant ainsi les banques grecques sous pression (https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/grece-la-bce-et-la-commission-changent-la-nature-du-referendum-488124.html). Et je ne parle pas des réceptions de membres de l’opposition par la commission européenne

    Le tropisme libre-échangiste était une réalité entre 2000 et 2008, il l’est beaucoup moins, et on peine à voir des exemples concrets de dérégulation

    simple exemple le traité de libre échange avec l’Ukraine du 11 juillet 2017, avec un pays dont le salaire minimum est de 46€ et le salaire moyen de 237€. A votre avis, l’influence de ce traité sur l’emploi ouvrier français sera-t-il positif ou négatif ?

    S’interroger sur le rôle potentiellement néfaste de la zone euro : je ne vois pas le rôle néfaste

    un seul exemple qui pourrait vous amener à pourquoi pas vous poser des questions : selon le FMI (a priori pas des rouges) l’euro est surévalué de 7% pour la France et de 1/8% pour l’Allemagne (http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2017/07/28/20002-20170728ARTFIG00249-l-euro-est-trop-fort-de-68-pour-la-france-et-trop-faible-de-18-pour-l-allemagne-selon-le-fmi.php). Soit un écart de 25%. Je pense que on peut considérer cela comme un point négatif.

    Sur le fédéralisme : il y a quelques années, je pensais comme vous. Aujourd’hui je ne vois aucune raison pour que l’éloignement des centres de décisions amènent à plus de démocratie dans l’UE

    Cordialement,

    étienne Laurent

Vos commentaires
modération a priori

Attention, votre message n’apparaîtra qu’après avoir été relu et approuvé.

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Ajoutez votre commentaire ici

Ce champ accepte les raccourcis SPIP {{gras}} {italique} -*liste [texte->url] <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Suivre les commentaires : RSS 2.0 | Atom