Le nouveau triangle d’incompatibilité de la relance européenne

, par Théo Boucart

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Le nouveau triangle d'incompatibilité de la relance européenne
Emmanuel Macron va-t-il réussir à convaincre Angela Merkel et les autres gouvernements de l’UE à entamer des réformes nécessaires dans l’intégration économique et politique ? Emmanuel Macron, Angela Merkel et Federica Mogherini en juillet 2017 à Paris - CC European External Action Service via Flickr

Un an après son élection à la présidence française, Emmanuel Macron a délivré un grand discours dans l’enceinte du Parlement européen à Strasbourg le 17 avril. Ce discours se voulait la réaffirmation de l’engagement européen retrouvé de la France. Un discours pour mieux cacher le manque d’ambition de ses principaux partenaires ?

Emmanuel Macron est dans le dur. En France, la grogne sociale, légitime ou non, se fait de plus en plus audible. Les réformes du président ne font pas l’unanimité et c’est bien normal en démocratie. Au niveau européen cependant, il semblerait que la fenêtre d’opportunité pour réformer l’UE soit de plus en plus petite au fil des mois. L’état de grâce dont a bénéficié Emmanuel Macron pendant ces onze mois est révolu, surtout en Allemagne. Si la relance de l’intégration européenne ne peut pas se faire au niveau national, il sera très difficile pour l’UE de survivre, même si des alternatives pourraient exister.

Comment Emmanuel Macron compte réformer le brontosaure « UE »

Emmanuel Macron est l’un des seuls avec Benoît Hamon à avoir proposé de relancer l’intégration européenne pendant la campagne présidentielle. Une fois président, Emmanuel Macron s’est attelé à défendre son credo de « l’Europe qui protège », notamment en exigeant une révision de la directive des travailleurs détachés et en proposant de protéger davantage les secteurs stratégiques de la concurrence extérieure. Dans le même temps, le président français a prononcé des discours sur sa vision de l’Union à Athènes, à la Sorbonne et à Strasbourg, des discours aux accents parfois lyriques, ce qui n’empêche pas d’entendre les mêmes sujets revenir dans la bouche du président orateur.

L’Union économique et monétaire est assurément un de ses sujets. La crise de la zone euro a à la fois fragilisé et renforcé la monnaie unique, en accentuant les divergences économiques entre les pays, mais aussi en permettant la création d’organismes ad hoc comme le mécanisme européen de stabilité ou l’union bancaire européenne. L’édifice reste néanmoins fragile et des réformes de fond sont plus que nécessaires. La souveraineté européenne est un autre pilier de la stratégie de relance européenne d’Emmanuel Macron. Avec les dynamiques liées à la mondialisation et l’aggravation des problèmes transnationaux comme le changement climatique ou l’évasion fiscale, les solutions nationales ne suffisent plus, seul le niveau européen est pertinent pour protéger les citoyens. Or la souveraineté européenne est moribonde à cause d’une Union européenne totalement inadaptée dans son mode de fonctionnement encore trop intergouvernemental.

« Achtung, it’s Angela ! ». Comment convaincre l’Allemagne d’engager ces réformes ?

Quand la France veut réformer l’UE, elle doit regarder outre-Rhin. Après six mois de crise politique sans précédent en Allemagne, la réponse aux appels de Macron semble être « Ja, aber » (« Oui, mais »). Oui pour l’idée même de réforme, mais il faut voir les détails. Qu’on le dise une bonne fois pour toutes : si l’Allemagne avait réussi à imposer l’ensemble de ses idées ordolibérales lors de la crise des dettes souveraines, l’euro et le projet européen n’existeraient plus. La rigueur mortifère de l’ancien ministre des Finances Wolfgang Schäuble a finalement courbé l’échine face au réalisme de la Chancelière, pour qui l’absence totale de solidarité aurait signé l’arrêt de mort de la monnaie unique.

Cependant, il faut aussi comprendre les réticences de l’Allemagne face au plan macronien d’une solidarité renforcée au sein de la zone euro. La base électorale de la CDU-CSU est en grande partie composée de personnes âgées qui épargnent et qui de ce fait abhorrent le risque d’inflation qui ferait suite à une relance économique européenne. Le contribuable allemand, dans sa grande majorité, ne veut pas payer pour les inconséquences des gouvernements grecs successifs. Les Allemands ont raison de souligner le risque de « passager clandestin » que représenterait un pays qui ne ferait pas d’effort d’assainissement budgétaire, mais qui serait assuré de la solidarité de ses partenaires européens en cas de nouvelle crise. Néanmoins, l’opinion publique outre-Rhin ne doit pas oublier que l’Allemagne a largement profité de l’euro depuis 2002, bénéficiant d’une monnaie sous-évaluée pour la structure de son économie. Les excédents commerciaux record trouvent en partie leur explication dans un euro structurellement faible. Il serait donc bon que la classe politique allemande (surtout les conservateurs) ait ceci en tête lors des discussions avec le partenaire français.

Dès lors, Emmanuel Macron doit-il proposer un « package » à Angela Merkel, sous la forme d’une réforme de la zone euro et d’une réforme politique en parallèle ? On retrouve là le concept « d’engrenage » de la méthode d’intégration fonctionnaliste qui veut que l’intégration dans un domaine entraîne l’intégration dans un domaine lié. Les fédéralistes européens comme moi croient toujours en la finalité politique de l’UE et au fait que celle-ci ne peut, à terme, laisser une trop grande différence d’intégration entre le domaine économique et le domaine politique. L’Allemagne a longtemps préconisé l’union politique, surtout quand celle-ci s’appelait encore « Allemagne de l’Ouest ». La pleine souveraineté retrouvée du pays en 1990, la même année que la réunification, a peut-être mis la finalité politique de l’UE au second plan. L’Allemagne de 2018 peut-elle retrouver son esprit fédéraliste politique ? Ce serait probablement plus facile qu’avec l’intégration économique.

Le couple franco-allemand ne suffit plus, surtout quand celui-ci est isolé

Les problèmes au sein du couple franco-allemand sont une chose, mais cela se corse quand il faut engager la discussion avec les autres partenaires européens. Le Royaume-Uni est censé partir en mars 2019, mais veut jouer les prolongations jusqu’en janvier 2021, les négociations avancent difficilement à cause de la mauvaise volonté du gouvernement de Theresa May. Tant que le Brexit ne sera pas totalement réglé, les réformes concrètes de l’UE semblent relever de l’utopie.

Un autre spectre hante l’Europe : celui du populisme. Emmanuel Macron est certainement l’exception qui confirme la triste règle. Après son élection en mai 2017, l’extrême droite est entrée au gouvernement en Autriche, les partis populistes ont triomphé en Italie et Viktor Orbán a été confortablement réélu en Hongrie. Des pays traditionnellement europhiles comme les Pays-Bas sont maintenant beaucoup plus réservés face aux progrès de l’intégration. En bref, la fenêtre d’opportunité pour les réformes nécessaires est bien petite, aussi petite que la célèbre minuscule fenêtre dans le centre de Bruges. Ce ne sont pas les deux pays les plus puissants de l’UE qui pourront ad vitam aeternam relancer le processus d’intégration dans une Europe à 28, voire plus (ou voire moins).

Il y a comme une sorte de triangle d’incompatibilité de l’intégration européenne : on ne peut plus avoir simultanément le soutien de la France, de l’Allemagne et des autres pays européens pour des réformes ambitieuses dans les domaines économique et politique. C’est ce même triangle d’incompatibilité, mais dans le domaine de l’économie monétaire, qui est à l’origine de la fin de l’eurosclérose des années 1975 à 1984. Jacques Delors, François Mitterrand, Helmut Kohl et l’ensemble des pays de la CEE avaient réussi à achever le marché unique, entraînant obligatoirement (d’un point de vue économique) la création de l’union économique et monétaire. En 2018 pourtant, on a du mal à voir un facteur de déclenchement des réformes qui fasse l’unanimité parmi les gouvernements.

L’Europe des citoyens ne doit plus dépendre exclusivement de la volonté des États nations

Lors de son discours dans l’hémicycle de Strasbourg, Emmanuel Macron n’a pas prononcé le mot « fédéralisme ». Cette notion est devenue extrêmement clivante au sein des classes politiques européennes, Guy Verhofstadt aurait exulté en entendant ce mot, tandis que Florian Philippot aurait hurlé au scandale. La connotation du fédéralisme européen est-elle cependant aussi forte chez les citoyens européens ? Il ressort de nombreuses enquêtes d’opinion que la majorité des citoyens de l’UE veulent plus d’Europe dans beaucoup de domaines. Le fédéralisme européen n’est pas une doctrine unique, il existe de nombreux courants, parfois incompatibles, qui ont influencé avec plus ou moins de succès les dynamiques d’intégration européenne.

Et si Altiero Spinelli et Mario Albertini avaient raison ? Et si l’Europe des citoyens devait se faire avant tout par les citoyens, sans attendre une quelconque volonté politique aléatoire des gouvernements nationaux ? Les citoyens français et allemands ont beaucoup à gagner en se connaissant mieux, au-delà des clichés de la cigale et de la fourmi. Cela vaut pour tous les citoyens de l’ensemble des pays de l’UE. Apprendre la langue et la culture d’un pays réduit sensiblement les clichés qu’on peut avoir sur ce pays. Je dois avouer que ce fut le cas quand j’ai appris le portugais et le finnois, pourquoi cela ne pourrait-il pas être le cas pour tous ceux qui veulent mieux connaître les pays de notre si belle Union ? Il ne s’agit pas là de créer un « démos » européen en écrasant tous les particularismes nationaux, mais bien au contraire, démontrer que 500 millions de citoyens ont beaucoup de points communs. Les Français ont selon moi plus de similitudes culturelles avec les Italiens ou les Allemands qu’avec les Québécois. Il est grand temps de sensibiliser tout le monde à la cause européenne, redonner le goût de se battre pour elle, c’est comme ça que l’UE surmontera les vicissitudes du XXIe siècle.

Vos commentaires
  • Le 7 mai 2018 à 16:56, par Yves Gernigon En réponse à : Le nouveau triangle d’incompatibilité de la relance européenne

    Tout à fait d’accord avec cette théorie du « triangle d’incompatibilité de l’intégration européenne ». Deux pierres d’achoppement existent : 1° La question de la légitimité institutionnelle. Les chefs d’Etats et de gouvernement (le très européiste Macron ne fait pas exception) sont élus pour défendre les intérêts nationaux et ne feront rien pour l’intérêt général des Européens. 2° Question de timing. Quand la France est européiste (propositions Macron de 2018), l’Allemagne ne l’est pas et vice-versa (propositions très fédéralistes de Joschka Fischer en 2000). Cela dure depuis longtemps. En conclusion rien ne se fera en Europe sans l’émergence de partis transnationaux qui porteront les intérêts des citoyens européens. Rendez-vous en 2019 pour un vote fédéraliste partout en Europe avec le Parti Fédéraliste Européen.

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