Les images de la nuit stambouliote et ankariote du 15 au 16 juillet 2016 sont encore fortement présentes dans la mémoire des habitants de la « Deuxième Rome » et de la capitale, Ankara. Les chars et les avions de chasse F-16 tentant de s’emparer des lieux de pouvoir. Par un appel FaceTime, le président Erdogan demande au peuple de descendre dans la rue pour empêcher les putschistes de prendre le pouvoir. Les manifestations en soutien au président, l’incapacité des forces putschistes à faire feu sur la foule, signent finalement l’échec du coup d’Etat, le premier à avorter dans l’histoire du pays. Cet échec a permis à l’AKP et à Recep Tayyip Erdogan de renforcer durablement le caractère autoritaire du pouvoir transformant la Turquie en un régime hybride.
La démocratie en Turquie, une inconnue ?
Dire que la République instaurée en Turquie par Mustafa Kemal était un régime démocratique serait une erreur fondamentale. Si la forme d’organisation du pouvoir qui succède à l’Empire est bien la République, celle-ci n’est pas pour autant un régime démocratique. La transition démocratique de la Turquie, des lendemains de la fondation de la République en 1923 à l’aube du coup d’État de 2016, s’est faite progressivement et par intérêt politique.
Durant la Guerre froide, afin de bénéficier du soutien américain face à l’ennemi juré soviétique - nouvelle incarnation de la Russie - puis, de rentrer dans l’UE et de bénéficier des subsides de préadhésion. Ainsi, les évolutions démocratiques en Turquie ont souvent été des gages donnés à l’Occident pour garantir la protection des frontières turques (dans le cas de la Guerre froide) ou pour assurer le développement économique et l’inscription dans la mondialisation du pays (dans le cas de l’européanisation des années 2000).
En interne, la Turquie n’a jamais connu de consensus sur les règles du jeu politique. Si on passe, entre 1945 et 1950, d’un régime à parti unique à un régime multi-parti formé d’élections libres, le vote est public et le dépouillement privé, ce qui constitue une étrange conception du vote démocratique. Rapidement, les Turcs comprennent que l’accumulation des postes de pouvoir occupés par les élites kémalistes et leur accaparement du capital social rend impossible tout changement de pouvoir. Certains secteurs de la société civile, comme le journalisme, se professionnalisent, se démocratisent et réclament une société plus démocratique et libre. Après l’armée, c’est eux que les purges post-2016 ciblent. En outre, l’armée est hyper-politisée en Turquie. Qui contrôle l’armée, contrôle et garde le pouvoir. L’armée est aussi la principale force d’alternance, car seuls les coups d’État la permettent. Pour rester au pouvoir, le parti qui fonctionne seul - c’est à dire sans avoir à monter de coalition - cherche donc à monopoliser des positions et des ressources publiques. C’est le cas de l’AKP. Le coup d’État de 2016 a été l’occasion de mettre au pas l’armée et de monopoliser cette ressource, en plaçant des membres du parti ou des militaires acquis à sa cause aux postes importants.
Entre 2002 et 2008, les premières années de l’AKP sont marquées par l’ouverture du régime politique à la démocratie et à l’état de droit. On sort enfin d’un régime sécuritaire dirigé par l’armée. La volonté affichée de l’AKP d’entrer dans l’UE contraint aussi le pays à s’européaniser, entraînant des avancées démocratiques. Si l’hyperpolitisation des institutions demeure, l’armée est mise au pas, dès 2008, à la suite de son échec à faire interdire le parti de Recep Tayyip Erdogan. La Constitution turque est réformée en 2010, après quoi l’ouverture à la démocratie s’arrête. Afin de conserver le pouvoir, l’AKP prend un tournant politique autoritaire.
La mise au pas des forces contestataires
Au printemps 2013, d’importantes manifestations éclatent au parc Gezi, à Istanbul, dont les motivations sont diverses. À l’origine, elles dénoncent la destruction programmée du parc pour le remplacer par un centre commercial. Des centaines de milliers de manifestants à travers la Turquie contestent de plus en plus farouchement le pouvoir. La répression est sans appel : on compte 7 morts, près de 8.000 blessés et plus de 3.000 arrestations. En parallèle, la justice mène des actions contre des proches d’Erdogan et des cadres de l’AKP pour corruption. En réponse, le pouvoir se radicalise. Recep Tayyip Erdogan commence une véritable chasse aux sorcières. Les arrestations se multiplient parmi les professeurs d’université, les artistes et les figures d’opposition. lLes attaques contre la presse indépendante aussi. En 2015, le processus de paix avec le PKK, force indépendantiste kurde, est rompu. La répression s’accentue contre le HDP - parti pro-kurde - et ses élites sociales.
Le point de non-retour est atteint à la suite du coup d’État manqué de 2016. Celui-ci permet à Recep Tayyip Erdogan de soumettre durablement et violemment tout contre-pouvoir au premier rang desquels figurent l’armée, la justice et la presse.
Concernant l’armée, la purge est massive : 43% des généraux de l’armée de terre et de l’air sont emprisonnés, démis de leur fonction ou déclassés. En tout, 40.000 militaires sont sommés de quitter l’armée. La chaîne de commandement est réformée, et désormais, le ministère de la Défense nationale joue un rôle plus important que celui de l’État-major. Le civil a pris le pas sur le militaire. Plus qu’un affaiblissement durable de l’armée, ce que veut le régime en place c’est bâtir une nouvelle armée, non pas acquise à l’idéologie kémaliste ou pire, güleniste, mais soucieuse de défendre une idéologie nouvelle : l’islamo-nationalisme. En illustre, la fermeture immédiate des écoles militaires héritées de l’époque ottomane et remplacées par des cursus de défense universitaires.
La justice, ensuite. 30% des juges ont été contraints de démissionner à la suite du coup d’État, entraînant en effet-miroir, une autocensure des juges restés en place. Le référendum d’amendements constitutionnels du 16 avril 2017, approuvé à une courte majorité de 51,41% des voix a profondément changé l’organisation de la justice. Le président dispose désormais de pouvoirs importants sur le système judiciaire, nommant douze des quinze juges de la Cour constitutionnelle, le président du Conseil de la magistrature et quatre de ses douze autres membres, ainsi qu’un tiers des membres de la Cour de cassation. La justice obéit donc désormais presque exclusivement au doigt et à l’œil au pouvoir AKP en place.
La menace que représente une presse libre, véritable contre-pouvoir en Turquie et secteur pleinement professionnalisé, a été un autre des chevaux de bataille de l’AKP. À la suite du coup d’État, la Turquie, en vertu de l’état d’urgence, a suspendu son engagement à respecter la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du Conseil de l’Europe (CESDH) dont elle était signataire. Les décrets-lois et les rachats des principaux groupes de presse indépendants limitent fortement la liberté de la presse en Turquie. Les peines prononcées à l’égard de Mehmet Altan et de Can Dündar se sont révélées emblématiques de la dégradation de la situation. Le classement 2021 de l’ONG Reporters Sans Frontières sur la liberté de la presse classe la Turquie à la 155ème place sur 180.
Vers un régime autoritaire ?
L’hyperprésidentialisation du régime turc, rendu possible par les amendements constitutionnels adoptés par référendum à la suite du tournant du coup d’État de 2016, font de la Turquie un régime hybride tendant vers l’autoritarisme. Les contre-pouvoirs traditionnels de l’exécutif ont été mis au pas. La presse et l’université, traditionnels garants de la démocratie et aspirants naturels à son plein accomplissement, ont été fortement limités dans leur liberté. L’AKP a ainsi réalisé un véritable coup d’Etat afin de conserver les champs du pouvoir turc et de s’accaparer ou d’éliminer ceux qui lui résistent.
Aujourd’hui, seule la société civile turque pourrait s’organiser en contre-pouvoir suffisamment puissant pour renverser le pouvoir de l’AKP. Si la crise économique que traverse Ankara depuis plusieurs mois pourrait en être l’élément déclencheur, force est de constater que peu de mouvements citoyens contestataires ont émergé et que la côte de popularité du président turc reste élevée. Les élections législatives de 2023 seront décisives : elles viendront confirmer si oui ou non, le peuple turc soutient le régime en place et le tournant autoritaire que l’AKP souhaite imposer.
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