La science comme facteur d’émergence de la cause climatique
Les ONG de défense de l’environnement émergent progressivement à partir des années 1960 avec pour objectif, comme WWF créé en 1961, de sensibiliser et convaincre l’opinion publique. Si les ONG sont à partir des années 1970 davantage animées par des militants partageant une sociologie commune que par des scientifiques aguerris, la place de l’argument scientifique demeure centrale. Une période où la conviction de l’opinion publique prime, et où le répertoire d’actions s’élargit. Prises dans un mouvement d’institutionnalisation, les ONG environnementales vont rapidement être en mesure de mobiliser des arguments scientifiques sans pour autant représenter un groupe de scientifiques. Aujourd’hui, elles vivent au rythme de la production des rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et nous abreuvent des arguments scientifiques qu’ils recèlent.
Malgré un important consensus scientifique, les arguments prônant la protection de l’environnement ont peiné à s’imposer dans l’opinion publique. Or, celle-ci étant le principal baromètre des décideurs politiques, le lobbying environnemental a connu d’importantes difficultés. Plus que par la véracité scientifique, l’opinion publique est convaincue par une impression de réalité, à la manière d’une image d’Epinal. Les arguments des ONG environnementales ont fait, et font toujours, l’objet de moqueries tant ils interrogent un certain nombre de nos idées reçues. La vérité scientifique a finalement été un facteur de crédibilité pour ces organisations, dont les arguments ont fini par se pérenniser dans le débat public. Néanmoins, le niveau de crédibilité, presque religieux, accordé aux travaux scientifiques occulte les importants moyens mis en œuvre afin de biaiser, transformer ou fabriquer ces arguments scientifiques.
La science comme arme de communication
Du fait de l’importance de la rationalité scientifique dans les sociétés modernes occidentales, l’utilisation d’un ou plusieurs arguments scientifiques est devenu un point essentiel d’une campagne de lobbying efficace. Fondateur des “Relations publiques”, Edward Bernays fut l’un des premiers à mobiliser des arguments scientifiques dans le cadre de ses campagnes. Engagé par un vendeur de charcuterie pour dynamiser ses ventes, Edward Bernays a commandé des études scientifiques à un médecin afin de vanter les bienfaits d’un petit-déjeuner riche en protéines. Après une telle déclaration, il apparaissait évident qu’aucun foyer américain ne pouvait se passer d’œufs et de bacon pour le petit-déjeuner. Au-delà de son intérêt commercial, le raisonnement scientifique s’est imposé, pour les décideurs politiques, comme un gage d’objectivité.
Au sein du microcosme européen, les arguments scientifiques sont fortement appréciés et utilisés. Ces arguments s’inscrivent parfaitement dans la logique du processus décisionnel de l’Union européenne, qui se veut autant pluraliste que raisonnable. Ne nous y trompons pas, la difficulté ne réside pas dans l’attention que les fonctionnaires de la Commission accordent aux arguments scientifiques mais bien dans ceux qui les présentent. Car si les fonctionnaires européens œuvrent pour l’intérêt général, ils ne disposent pas nécessairement des connaissances scientifiques suffisantes afin de discuter les arguments présentés. Les Directions générales (DG) de la Commission européenne connaissent aussi des biais cognitifs et idéologiques les incitant à favoriser un argument scientifique plutôt qu’un autre. Les faibles effectifs de certaines DG favorisent également la réceptivité aux travaux des lobbyistes. L’affaire des Monsanto Papers a permis de mettre en lumière ces biais. Le rapport présenté par la Commission européenne sur la prolongation de l’autorisation du glyphosate reprenait essentiellement les éléments présentés par Monsanto.
Partant de ce constat, une foule d’industries (agroalimentaire, chimie, tabac, énergies fossiles…) a systématisé le recours aux démonstrations scientifiques. L’industrie agroalimentaire, pionnière en la matière, a largement influencé les pratiques des cigarettiers. Les soi-disant vertus thérapeutiques du tabac ont souvent été présentées comme un argument contre une plus forte régulation du marché du tabac. Si aujourd’hui la nocivité du tabac fait consensus, les cigarettiers varient désormais leurs arguments. Le développement de nouveaux produits présente l’opportunité de mobiliser une nouvelle rhétorique scientifique, s’appuyant désormais sur les prétendus bénéfices de la nicotine.
Les perturbateurs endocriniens, limités trop tardivement ?
Le cas des perturbateurs endocriniens illustre idéalement l’usage de la science par certains lobbies afin de servir des intérêts commerciaux. Comme l’expliquait Stéphane Horel (journaliste au Monde spécialisée sur les lobbies), “[Le] rapport sur les perturbateurs endocriniens, publié en 2013 par l’Organisation mondiale de la santé et les Nations unies, avait mobilisé pendant deux ans une vingtaine de scientifiques de haut niveau, spécialistes de ces questions. Il faisait état de problèmes majeurs de santé publique. Il n’hésitait pas à parler de menace mondiale”.
Suite à la publication de ce rapport et à l’ouverture d’une réflexion des institutions européennes sur la régulation des perturbateurs endocriniens, des organisations comme le European chemical industry council (l’une des plus importantes organisations de lobbying auprès des institutions européennes) ont mis en oeuvre une stratégie visant à atténuer l’étendue de la réforme à venir. Une approche matérialisée par un recours important aux cabinets de défense de produits, acteurs peu connus mais influents des campagnes de lobbying. En produisant du doute sur la nocivité des perturbateurs endocriniens, les groupes de pression ont retardé l’adoption de leur définition légale, en limitant l’ampleur de cette dernière.
Les cabinets de défense de produit, l’industrialisation de la recherche scientifique
Si les campagnes de lobbying représentent un intérêt vital pour la plupart des secteurs d’activités économiques, toutes ne disposent pas des moyens de faire valoir par elles-mêmes leurs prétentions, et encore moins des arguments scientifiques. Pour pallier cet inconvénient, des cabinets de lobbying se sont spécialisés dans la production d’études scientifiques : les cabinets de défense de produits. Les plus importants “The Weinberg Group”, “Exponent” ou “Gradient” sont devenus quasiment indispensables à une campagne de lobbying fructueuse. Ils proposent leurs services pour défendre un produit en fournissant un argumentaire scientifique. Si les employés sont des universitaires, statisticiens ou scientifiques compétents, le résultat de l’étude dépend principalement des exigences du client.
Les cabinets privilégient d’ailleurs un recrutement externe afin de renforcer le sentiment de légitimité. En 1998, dans le cadre d’une campagne pour Philip Morris visant à minimiser les effets du tabagisme passif, The Weinberg Group publie une note d’instruction (divulguée par Le Monde) pour le recrutement de scientifiques : “Un lot de littérature comprenant approximativement dix heures de matière de lecture et incluant des articles “antitabagisme passif” est envoyé aux scientifiques restants. Il leur est demandé leur opinion sincère en tant que consultants indépendants, et s’ils manifestent un intérêt pour aller plus loin, un scientifique de Philip Morris les contacte.” Une approche pernicieuse cherchant à recruter des individus présentant une proximité idéologique et politique, alors même que l’objectif est de donner l’impression d’une étude dépolitisée. Les cabinets de défense de produits ne proposent pas de faire avancer l’état de l’art mais davantage d’entretenir le doute sur l’état de la recherche scientifique sur un sujet.
Stéphane Horel identifie quatre principes clefs de cette stratégie du doute : 1) la multicausalité ; 2) la controverse ; 3) le niveau d’exigence scientifique de la preuve ; 4) la corrélation. En jouant sur ces paramètres, les études fournies sont susceptibles de créer un doute dans l’esprit des décideurs politiques.
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